dimanche 27 décembre 2020

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Depth on the surface — Lynne Cohen

Troisième partie

, Lynne Cohen †

Ces images de Lynne Cohen sont accompagnées de ses propres réflexions, ce qui nous permet de découvrir à la fois qu’une image, pour elle, est un mélange d’attention et de réflexion. Si jamais certains doutaient qu’une image peut penser, Lynne Cohen nous démontre ici allègrement le contraire. Dans ce dernier moment qui lui est consacré, Lynne Cohen se révèle être une brillante analyste de la situation de l’art au XXe siècle, analyse qui lui sert de socle pour développer son œuvre et qui nous est rendue accessible ici par des cartes postales qu’elle a collectionnées.

a. Cartes postales

Lynne Cohen a collectionné des cartes postales toute sa vie. Certaines de celles qu’elles envoient lui reviennent. Quelques-unes des cartes de cette sélection proviennent de sa correspondance personnelle avec Karin Hanssen et Bert Danckaert. Sa collection révèle qu’elle ne s’intéresse pas tant à l’aspect touristique d’une carte postale qu’à la valeur architecturale et aux aspects formels des lieux représentés.

« Lorsqu’on discute de mon œuvre, on tend à se focaliser sur son contenu et à en ignorer les qualités formelles, tout aussi fondamentales à mes yeux. Venant de l’art conceptuel, j’avais l’impression que plus impassible était le cliché, plus d’idées il laisserait transparaître. J’ai d’emblée compris que je pouvais accroître l’illusion de neutralité par un éclairage plat, la symétrie et la profondeur de champ, le type d’appareils utilisés dans la production de cartes postales et de rapports annuels. Ceci confère à mes photos un côté distant et impartial. Elles ont ainsi l’air impeccablement conçues tout en dissimulant les histoires presque incompréhensibles qu’elles semblent véhiculer. Ma stratégie consiste à traiter de thèmes compliqués en surprenant le spectateur. »

b. Relocation Proposal

Cette œuvre précoce date de la période où Lynne Cohen n’a pas encore tout à fait choisi la photographie. Au début des années 1970, elle réalise à la fois des œuvres graphiques et des sculptures. Cette œuvre – Relocation Proposal – se compose d’un Polaroid et d’instructions. La photo encadre un pan de réalité, qu’elle souhaite ensuite reproduire à l’identique à un autre endroit à l’aide des instructions. L’œuvre n’a jamais vu le jour.

« Au début des années ’70, je pensais même devoir délimiter physiquement la photo dans la réalité pour en indiquer précisément les contours ou devoir « sauver » une petite partie du monde pour la déplacer tout entier dans une galerie d’art. »

c. Marcel Duchamp – Fietswiel – 1913

L’œuvre de 1913, Roue de bicyclette, fait figure de pionnière du dadaïsme. Marcel Duchamp (FR, 1887-1968) la crée initialement pour lui-même sans l’exposer. C’est un prélude à son oeuvre la plus célèbre, Fountain, l’exemple le plus connu de ready-made. Un ready-made est un objet manufacturé sorti de son contexte quotidien auquel on confère le statut d’oeuvre d’art en l’exposant dans un musée. Avec Lynne Cohen, on pousse la réflexion encore plus loin : faut-il vraiment déplacer l’objet ou suffit-il de le photographier pour l’élever au rang de ready-made ?

« J’ai abordé la photographie à la lumière de mon intérêt pour l’histoire de l’art et en tant qu’artiste en exercice. Mes prédispositions éventuelles s’approchaient davantage de la conception du médium de Duchamp que de celle de Cartier-Bresson. Bizarrement, l’idée de tout concevoir comme un « ready-made » m’a séduite et j’espérais naturellement approfondir ce parti pris. (…) Mais si j’ai appliqué une neutralité duchampienne à mes stratégies formelles, je n’ai jamais été indifférente à mes sujets, uniquement ambivalente. »

d. Guillaume Bijl – Gold Ankauf – 1989

L’artiste anversois Guillaume Bijl (BE, 1946) est connu pour ses imitations d’intérieurs quotidiens, d’espaces commerciaux et de stands. Bijl réalise ce petit guichet de négociant d’or en 1989 pour une des plus anciennes et plus grandes foires d’art : Art Cologne.

« Je pense que dès le départ j’ai voulu appréhender le monde comme Guillaume Bijl (tout peut être vu comme un ready-made). J’envisageais de toute façon le ready-made comme un vaste point de départ. Et j’ai toujours été convaincue que la photographie contemporaine était inconcevable sans cette idée de ready-made. »

e. Jacques Tati – Playtime – 1967

Playtime est un film français réalisé par Jacques Tati (FR, 1907 – 1982) en 1967. Tout le film se déroule dans une ville fictive, où les immeubles de bureaux, les autoroutes et les gratte-ciels occupent une place centrale. Tati voit dans Playtime sa vision d’un monde futuriste dans lequel les libertés individuelles semblent disparaître tandis que l’architecture et la technique stérile jouent le rôle principal. Quarante mille figurants et une ville entièrement reconstituée de 16 kilomètres carrés font de Playtime un des films culte les plus exceptionnels de tous les temps.

« Je trouve Tati profondément engagé socialement. C’est son ressenti de la folie du monde que nous nous sommes créé et le calme avec lequel il le dépeint qui me fascinent. J’espère que l’humour dans mon œuvre enrichit également la critique. (...) Mon oeuvre m’apparait sociale et politique, mais elle est dépourvue de message concret. C’est peut-être la raison pour laquelle je me sens plus proche de Jacques Tati que de Michel Foucault. »

f. Thomas Demand

Thomas Demand (DE, 1964), dont une exposition individuelle est également organisée à M Leuven cet automne, appartient à une génération plus tardive de l’école de Düsseldorf. Il fait des photos de maquettes grandeur nature auto-construits. Il s’agit souvent de lieux et objets doublés d’une signification sociale ou politique claire. Les maquettes sont ensuite détruites et seule subsiste la photo.

« Je pense que les photographies des maquettes d’intérieur de Thomas Demand sont souvent plus convaincantes que mes clichés de lieux similaires. C’est dingue dans un sens. La photographie d’un intérieur fait main plus réaliste que le cliché d’un lieu authentique ? Mais quelque chose dans la construction à la main d’un intérieur, compte tenu des tolérances et des corrections, donne un aspect plus plausible à sa photographie qu’à celle d’un lieu similaire dans le monde. Ses installations ont l’air deux fois plus réelles parce qu’on en voit une photographie. Mes photographies d’intérieurs tels quels semblent, en revanche, avoir été étrangement montées. On pense qu’elles ne peuvent être vraies, qu’elles doivent avoir été truquées, ce qui n’est évidemment pas le cas. La différence, c’est peut-être que Demand s’intéresse davantage à ce qu’elles aient l’air exactes tandis que je veux montrer à quel point elles sont « erronées ». »

g. Richard Artschwager

Richard Artschwager (US, 1923 – 2013) est l’un des artistes de l’âge d’or du pop art. Ses sculptures ont été fabriquées en plastique formica et se situent à mi-chemin entre une reproduction en bois, une peinture, un meuble, une sculpture et une statue. Il est connu pour être un « sculpteur de meubles » et fabrique lui-même toutes ses œuvres avec un grand savoir-faire. Ses objets simulent une fonction spécifique, mais ne la remplissent jamais.

« Pendant mes études, j’ai été influencé par des idées proposées par Artschwager. De même, j’ai adopté la conception Renaissance et Baroque selon laquelle un cadre fixe son contenu dans un plan spatial spécifique et sépare ce qui se passe à l’intérieur de ses limites de tout ce qui se passe à l’extérieur. Pour mes cadres, j’utilise le formica, un matériau issu du « trompe-l’œil ». Contrairement à celui que l’on trouve en France, le formica des États-Unis imite à la perfection des matériaux comme le marbre ou le granite. Même s’il n’a rien d’authentique, le formica est un matériau particulièrement beau, souvent utilisé dans les lieux que je choisis de photographier. »

h. Eugène Atget

Eugène Atget (FR, 1857 – 1927) est célèbre pour ses photos de la vie urbaine et de l’architecture parisienne. Dans les années 1920, Paris est à l’aube de mutations métropolitaines et de projets de modernisation. Atget photographie la capitale française depuis près de trente ans, souvent tôt le matin avec une lumière diffuse. Ses scènes urbaines ne montrent pratiquement personne et ont rapidement été désignées comme des lieux où un crime aurait pu être commis, notamment par le philosophe culturel allemand Walter Benjamin.

« Je n’aspire aucunement à me libérer du poids de la tradition photographique et apprécie pleinement l’analyse de Benjamin des photos d’Atget quand il les décrit comme des clichés de « scènes de crime ». La photographie est cependant importante pour moi en raison de sa présence physique, qui me contraint à m’impliquer physiquement et directement. La photographie est en fait un artifice où la triche n’a pas sa place... »

i. Walker Evans

En 1971, Walker Evans (US, 1903 – 1975) est invité par l’Université du Michigan pour une discussion avec les étudiants concernant son œuvre, dans le prolongement de sa rétrospective exposée au Michigan après l’avoir été au MOMA de New York. Cette discussion est ensuite transcrite et publiée. À ce moment-là, Lynne Cohen vit encore aux États-Unis, où elle étudie à la Eastern Michigan University. Elle est présente dans le public et la discussion semble avoir joué un rôle fondamental dans son choix de poursuivre des études de photographie.

« Lynne était une fan de l’œuvre de Walker Evans et des Américaines de Robert Frank (mais elle détestait The Family of Man). J’ai récemment lu une discussion entre Walker Evans et des étudiants à l’Université de Michigan en octobre 1971. Je ne me souviens pas si j’étais présent, mais Lynne l’était. Cela l’a profondément marquée et elle y a souvent fait référence. Elle utilisait un 8” x 10” à l’époque, mais je pense que l’événement de Walker Evans a conforté son choix. » Andrew Lugg, le mari de Lynne.