dimanche 31 octobre 2021

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Dans le tissu du monde

Géographies d’un corps insulaire

, Maria Clark

(Re)tisser le corps au monde environnant, qu’il soit naturel, organique, parfois façonné par notre main, c’est retrouver l’unité et renouer avec le vivant. C’est ainsi que s’insère ma création, en un ensemble aux nombreuses confluences.

Mon approche de l’art a toujours été multidirectionnelle, tentaculaire même, ceci afin d’embrasser le monde au mieux et de ne pas en perdre une miette. Je suis boulimique des idées et de leur justesse. Je ne sais pas faire autrement. La création permet une approche différente du temps et de l’espace. Du politique également. Et surtout du vivant - ma priorité. C’est ouvert, ample, souple. Et là, il est possible de respirer.

Ma création personnelle a débuté en 2001 - par l’écriture et les images d’un film super 8. Ayant transité par les arts de la scène (danse contemporaine et théâtre), en plus de mon cursus d’arts visuels, j’ai sauté rapidement dans l’univers de la performance.

J’étais au départ clairement engagée contre les entraves et les systèmes de séparation, notamment les frontières géographiques conçues par les humains. Par la suite, j’ai lâché le militantisme pour le sensible, créant des ensembles avec des médiums bien différents : la vidéo, l’installation, le dessin… La dimension poétique naît de ces combinaisons, des relations, entre soi et les autres, bien entendu, entre l’œuvre et le spectateur, mais également entre les différents travaux qui se répondent. Je ne me limite pas. J’affectionne ces ponts, ces jeux de miroir, ces mouvements qui demandent des changements de point de vue réguliers. Je suis résolument perspectiviste.

Cela fait vingt ans que je développe un travail d’auteur et de plasticienne.

Je suis également modèle vivant pour les ateliers beaux-arts. Cette pratique corporelle et spatiale (à la croisée de la danse, de la méditation et des arts martiaux) s’inscrit dans la globalité de mon univers artistique. Professionnelle pendant plus de dix ans, j’ai posé au quotidien, avec des semaines régulières de 35 heures. Poser, c’est proposer. Et c’est aussi s’imprégner d’un environnement. En tout cas, c’est de cette manière que j’aborde ce travail. On ne m’a jamais imposé quoi que ce soit, si ce n’est un temps imparti (des immobilités allant de quelques minutes à 3/4 d’heure, quelquefois du mouvement). Les enseignants ou artistes me donnent parfois des directions, auquel cas je m’amuse de ces contraintes. C’est aussi cela créer. Des architectures se construisent, en lien avec la lumière, mais il est également question ici d’empreinte, de présence, d’élan vital. Entre la pose et l’outil (crayon, pinceau… ou appareil photo, même si la temporalité est bien différente), un espace intermédiaire se crée. Soi et autrui intimement liés dans un processus commun. Cette collaboration est réjouissante.

Depuis toujours, j’utilise mon corps. Il me permet de partager une dynamique, une idée, un sentiment, une liberté - un état d’être au monde, en somme. Certaines de ses parties se calent parfois dans des installations ou des dessins - le moulage de ma tête est devenu un globe terrestre, par exemple, ou l’empreinte de ma main une petite carte de navigation. Mon corps est une île, il s’inscrit dans un archipel. Il trouve ainsi sa place dans le brouhaha ambiant d’un monde social quelque peu dénaturé et en désordre.

S’il n’est pas toujours clairement montré, on le devine, dissimulé sous une pensée ou une silhouette. C’est un corps-monde qui prend part à sa manière dans l’histoire collective. Microcosme et macrocosme y sont considérés conjointement, diluant ainsi la frontière intérieur-extérieur.

Interface entre le dedans et le dehors, à la fois protectrice et perméable, la peau retient particulièrement mon attention. Le toucher est celui de nos cinq sens de référence qui à mon avis est le plus complet - on touche par contact, direct ou indirect (le « toucher de distance »). Ce grand organe de la sensibilité, « épidermique », donne son empreinte, sa mue ; et ses pores sont telles des antennes. À ce propos nous pouvons lire sur TK21 la retranscription de la conférence-performance donnée au Non-Lieu (Roubaix) en 2018 À fleur de peau, de l’empreinte à la matrice > https://www.tk-21.com/A-fleur-de-peau

Je suis très à l’aise avec le nu, la peau nue. La censure des réseaux sociaux sans nuance est si ridicule. Au départ ça m’exaspérait, maintenant je préfère lâcher prise avec la bêtise. Trop d’énergie perdue pour rien. Dans les pays chrétiens plus protestants, tels que l’Allemagne ou les Pays-Bas, la relation au nu est bien différente de celle des pays imprégnés par le catholicisme ou la religion musulmane. C’est si relatif… Sur les lieux naturistes que je fréquente depuis peu, lorsque je croise des « textiles » (l’appellation de ceux qui sont habillés), je les trouve étranges, emprisonnés dans leurs vêtements ; dans des conventions en quelque sorte. Dans ces environnements bienveillants que sont les ateliers beaux-arts et les espaces dédiés, je peux dire que la nudité me donne de la puissance. « Tout nu, tout nous. », j’aime à dire. Après tout, nous sommes nés nus, non ?

L’érotisation du corps participe d’une autre intention. Il m’arrive d’aller sur ce terrain-là, parce que c’est aussi fondamentalement humain. La rencontre des principes masculin et féminin en chacun de nous et en l’autre, avec des curseurs souples, des forces attractives ou répulsives. L’animus, l’anima, selon la pensée jungienne ; le Yin et le Yang, dans la pensée chinoise. Ou bien, tout simplement, représenter le désir et le charnel par le prisme de l’art et de l’écriture. C’est obscène, velouté, électrique ; et très inspirant. La sexualisation du corps est aussi quelquefois générée par le regard de l’autre, dans des situations où il n’y a pas forcément d’intention au départ. Chacun ses fantasmes, ses sexualités, chacun ses interprétations. Ce n’est pas un problème tant qu’aucun abus n’est subi par quiconque.

J’ai vécu mes premières années en Angleterre, puis c’est la nature du sud de la France qui m’a façonnée - la garrigue, sa faune, sa flore, les rivières, la chaleur écrasante, les roches calcaires - accumulation de sédiments. La verticalité de l’arbre m’émerveille. Les racines ancrées dans le sol, la tête dans le ciel ; on y retrouve notre condition. Je navigue aussi du côté des chimères, des hybrides, êtres composites, à facettes ; notre animalité. La puissance du minéral me fascine tout autant…

Ces impulsions, ces échanges, ces fréquences dans lesquelles nous baignons (parfois négatives lorsqu’elles polluent) sont à l’origine de mes actions et des formes que je propose aujourd’hui. J’ai réalisé pas mal d’objets filmiques depuis vingt ans, du côté de l’art vidéo surtout, un peu du documentaire. Je suis particulièrement émue par le témoignage et le vécu de chacun d’entre nous. Ma relation intime à la photographie, par ailleurs, est assez récente. La recherche du cadre et de la composition me séduisent, bien sûr, mais également cette « impression » de la lumière et des ombres sur le papier. Quant au dessin et à l’écriture, ils me sont essentiels. Ils me permettent de vivre, plongée au cœur d’un espace (in)temporel infiniment large.

Création et vie c’est la même chose - des allers-retours entre plaisir et souffrance, entre un enthousiasme génial et un effondrement total. Une affaire sensible au monde et aux autres, à échelle humaine. Le corps est un prétexte, un instrument. C’est tout simplement notre boussole à chacun, notre centre du monde. La pensée s’y inclut bien évidemment. Les mots, le rythme, la composition d’une phrase, mais également l’émotion, l’intuition, les idées ça se travaille. Ça prend corps… comme le reste.

Voir en ligne : https://mariaclark.net/

Ce texte est une réflexion sur le corps dans mon travail. Il a été inspiré par une intervention donnée le 18 septembre 2021, à l’occasion de l’événement « Elephant in the Room, le Corps en désordre », organisé par Corridor Elephant et Vanda Spengler. Une table ronde animée par Martial Verdier et la revue TK-21.


Instagram : https://www.instagram.com/mariaclark.arts/
A bras-le-corps, la plâtrière éditions, 2012, en téléchargement libre :
https://lesartsmu.files.wordpress.com/2021/01/mariaclark_abraslecorps_pdf.pdf