dimanche 31 juillet 2022

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Aldo Caredda #29

Lost in the supermarket #29

, Aldo Caredda

Aldo à la Fondation Cartier

Il ne faut pas l’oublier : la nuit en l’homme, c’est son corps. Pas grave, mais c’est comme ça. Le corps fait ombre parce qu’il s’oppose à la lumière, lui résiste, la filtre, la retient ou plutôt renvoie ce qu’il n’absorbe pas. Et c’est bien de cela que la pensée, entendons la philosophie aussi bien que l’art, s’occupe depuis quelques millénaires : tenter de comprendre comment offrir à la lumière ce qui lui fait obstacle ? Non ?

Et le corps, c’est aussi bien le crâne que le dos, la poitrine que les jambes. Qu’importe que la puissance des rayons x permette de traverser cette épaisseur, la nuit du crâne, entendons celles dans laquelle naissent les pensées reste détentrice de ses secrets, reste une nuit dans la nuit.

Qu’on ait voulu faire des idées jaillissant de cette nuit, une forme de lumière était inévitable. Mais que faire lorsque le soleil, ici ou là, sur la surface des flots, dans l’interstice d’une grotte, dans l’immensité d’une cathédrale, dans l’angle droit d’un escalier, déploie ses fastes en des « constructions » d’une pureté architecturale inédite ou en un délire de diffractions colorées ?

On le sait, il y a les œuvres de la main et de l’esprit qui tentent de rivaliser, couleur en bandoulière, avec les splendeurs du ciel, un soir d’avant la pluie quand le soleil encore déborde des nuages. Mais rien de cela n’y fait, le combat n’est jamais définitivement gagné. Chaque jour, l’œil pointé vers l’infini du bleu, l’homme respire et pleure, se demandant que faire face à tant de grandeur, face à tant de beauté ?

L’homme aux empreintes le sait qui a choisi à son tour d’assumer sa part dans le combat de l’homme face à la lumière. Cette fois pas d’œuvre à encenser, simplement une situation à laquelle il faut accepter, ou non, de faire face.

L’obstination apparente à se représenter de dos prend toute sa force. Le dos incarne au mieux la masse de nuit du corps.

Devant lui la lumière est là, mais pas seule. L’architecture importe peu, même si l’on sait quelle elle est, et qu’elle détermine les formes que prennent les paquets de lumière qui semblent avoir traversé l’espace pour venir installer leur provocation combative à cet endroit précis.

Il y a aussi un pan de mur auquel le porteur d’empreinte fait aussi face, quoiqu’il semble ne pas lui prêter véritablement attention. Sur ce mur, une frénétique vibration de lignes jaunes, de mots et de noms. On dirait des abeilles aimantées par la nuit cherchant à rejoindre le soleil. Mais qu’importe, ce mur témoigne et incarne à lui seul l’infinité des histoires que les hommes racontent et ne cessent de se raconter, celles contre lesquelles, d’une certaine manière, le porteur d’empreinte, à chaque action, se rebelle.

– Quoi ! Encore des histoires ! Non ! semble-t-il dire à part soi : toujours la même histoire. N’est-ce pas là, en effet, ce qu’il énonce.

Ce face-à-face avec les œuvres, porté par l’ironie renouvelée du geste et des situations, trouve ici une sorte d’acmé. Le moment est venu de ne pas fuir et littéralement de faire face, même si aucun face-à-face n’est possible avec la lumière pure.

Il n’y a donc que deux options : celle de la dissolution du corps, masse noire dans le feu blanc de la lumière et celle de la fuite.

L’homme aux empreintes introduit un geste inattendu qui est pourtant toujours ou presque contenu dans le geste de la déposition de l’empreinte et qui prend toute sa force, ici, celui de la génuflexion.

Et c’est bien ce qu’il fait après avoir livré un instant son visage à la lumière pure qui l’a immédiatement comme effacé et remplacé par un fragment d’elle-même, s’agenouiller pour déposer l’empreinte ne se souciant apparemment pas des paquets de lumière tranchante qui découpent l’air et ce n’est pas métaphore que de dire combien leur violence est affirmée. S’approcher d’eux, c’est risquer de se faire trancher le corps. Et pourtant rien de cela n’a lieu.

Ce qu’il y a, c’est bien, une fois le corps entier relevé, le face à face avec le blanc de la hache solaire, pur un combat qu’on sait perdu d’avance. Quoique Platon ait pu nous laisser accroire en faisant redescendre dans la caverne le philosophe-roi qui avait eu l’audace de s’exposer au soleil, seul et sans protection, le porteur d’empreinte, lui, a choisi le geste de l’oblation intégrale et définitive, celui non de l’œuvre aussi infime soit-elle comme l’est l’empreinte, mais du corps, tout entier.

Ni sacrifice, ni offrande n’ont lieu ici, mais bien, après la reconnaissance de la primauté de la lumière par la génuflexion, la montée vers la lumière, d’un corps capable en cet instant d’oublier ce qu’il est pour s’accomplir comme œuvre ultime en acceptant de se livrer, corps et âme à la métamorphose.