vendredi 30 septembre 2022

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multiple x multiple

Une commande comme questionnement, les œuvres comme réponse

, Véronique Verstraete

Le multiple dans tous ses états !

Ont été abordés par les œuvres et les idées tout autant la multiplication, la répétition, la reconstitution, la réactivation, la multiplicité que l’unicité ou le multiple comme pratique. La notion a été réfléchie au delà d’une catégorie d’œuvres, en dehors de la reproductibilité technique où le multiple constitue une évidence et au sujet de laquelle de nombreux écrits sont déjà parus. Les imprimés ne sont pas écartés pour autant de nos interrogations, mais ils se différencient bien souvent des multiples par leurs réalisations en nombre infini, en un seul matériau, exécutés à partir d’une matrice particulière. Le multiple a été un point de départ, sans savoir si c’est une notion, si c’est une forme en soi, une forme possible dans l’action, où cette large résonnance est dans l’art contemporain par les formes entre elles, les actes entre eux, ou les paroles.

Artistes et théoriciens invités se sont succédés depuis janvier 2021 pour présenter des performances, des formes, des textes, des communications et des discussions de durées variables lors d’un colloque de deux jours, au sein de la galerie Michel Journiac : Jean-Charles Agboton Jumeau, Sylvie Coëllier, Laurence Corbel, Gilles Drouault, Valentina Gioia Levy, Emeline Jaret, Stéphanie Jeanjean, Fabrice Michel, Ghislain Mollet-Vieville, Laura Moretti, Jean-Christophe Nourisson, Cesare Pietroiusti, Hubert Renard, Carolle Sanchez, Joy Seror, Magali Taureilles, Muden Water, David Zerbib, Zihue Zhou. Cette recherche en plusieurs temps - séminaires, colloque, un numéro de la revue [Plastik], puis une exposition et une publication recherche-création - se construit par les œuvres, choisies dans un corpus existant international, commun à notre étude. L’exposition intitulée multiple x multiple, créée par un comité scientifique constitué d’un galeriste, un philosophe, deux historiens, des artistes, deux critiques et trois doctorantes en arts plastiques et cinéma se tient entre mi-septembre et fin octobre 2022 à la galerie Michel Journiac à Paris, au sein de l’EAS (Ecole des Arts de la Sorbonne). Une publication écrite, éditée aux Editions Jannink, en sera le témoin et une source pour la recherche sur la notion de multiple.

Jean-Charles Agboton-Jumeau, Ouverture d’un concours artistique à l’occasion de l’exposition multiple x multiple, critique et historien de l’Art
© Loan Tourreau Dégremont

Nous avons resserré le champ de travail pour concentrer notre étude sur le signe produit par une répétition de formes ou d’espaces ou de concepts. Qu’il soit production industrielle, manuelle ou esthétique, le multiple permet une diffusion plus importante de l’œuvre certes, et peut-être une compréhension plus fine, mais lorsqu’il est une pratique récurrente de l’artiste il développe une œuvre d’une autre nature. Il s’agissait de l’identifier et de l’analyser à partir d’une commande passée à des artistes dont le travail questionne le multiple. Le passage du pluriel au singulier dans le titre du projet : multiples à multiple rejoint l’intention de faire de chaque multiple une.

Le premier témoin de cette recherche, hormis les enregistrements et notes de chacun est constitué d’articles rassemblés dans le numéro de la revue en ligne Plastik qui paraîtra ces prochains mois. Ils rendent compte de la variété des manières de pratiquer le multiple en Art. L’ensemble propose une réflexion par études ou analyses de la multiplication/multiplicité dans certains domaines artistiques, de l’unicité de l’œuvre, de la signature ou du signe dans l’œuvre, ou bien encore de pratiques artistiques particulières, sorte d’études de cas. Cette pratique, qui peut l’être à part entière chez l’artiste, ouvre différents champs d’action et de réflexion tels que les stratégies de production, les effets de la multiplication, les enjeux de la reproduction ou bien encore l’identité de l’œuvre, son unicité relative, sa sacralisation et les facteurs d’auctorialité et de signature.

L’exposition quant à elle, et la publication écrite qui suivra, poursuivent l’enquête sur ces mêmes interrogations et problématisent en quelque sorte le multiple par l’œuvre elle-même. multiple x multiple, titre de l’exposition, s’est construite sur la base d’une commande d’œuvres qui questionne la notion de multiple, envoyées exclusivement par boîte postale ou mail à la galerie. 28 artistes et un critique, historien d’art, ont répondu favorablement. L’ouverture des enveloppes, colis et autres s’est déroulée lors d’un premier vernissage devant le public, en présence des artistes. Aucune œuvre installée, accrochée lors de ce premier jour, aucun objet exposé au sens le plus courant du terme. S’agissait-il d’une exposition, d’un protocole, d’une œuvre, d’une performance ou de toute autre chose ? La question peut se poser, mais la réponse n’a pas grande importance en soi et ne constitue pas un geste de commissariat qui ferait œuvre. La réponse par l’œuvre nous intéresse davantage. Les enveloppes, colis, cartes postales, mails ont parfois été l’œuvre elle-même (Jean-Charles Agboton-Jumeau, Dominique Blais, Damien Dion, Fabrice Michel, Carolle Sanchez, Michel Verjux). Une proposition de participation à un concours artistique, l’envoi de plusieurs enveloppes timbrées de façon inédite et singulière, des cartes postales dont le recto et le verso comportent deux adresses différentes laissant le choix du destinataire au postier, l’envoi de quatre enveloppes en recommandé contenant le récépissé d’envoi, une pièce unique dont le contenu est le terme pièce unique avec variations possibles de typo et couleur sur Instagram, de multiples réponses potentielles à une question posée au public constituaient des œuvres multiples. Elles ont été envisagées par certains artistes sous la forme d’objets uniques, presque identiques (Estèla Alliaud, Eddy Firmin, Claire Maugeais, Christian Robert-Tissot). Un pain de terre qui sèche dans son emballage d’envoi et durant l’exposition, un objet insolite en céramique dans sa boîte, une forme en paille sous une couche transparente de plastique, Truth découpé dans un bloc de polystyrène et présenté dans son carton sont autant de multiples reçus en un seul exemplaire.

Vue de l’exposition
© Loan Tourreau Dégremont

Des objets à plusieurs exemplaires transformés en œuvre par la commande (Clément Davenel, Claude Horstmann, Hubert Renard, Christophe Viart). Des tee-shirts Kiabi devenus tableaux, des tampons en métal gravés du mot become devenus inutilisables, une rame de papier A4 à disposition du public dont chaque feuille est un duplicata, une pile de cartes postales avec quatre images différentes et semblables à disposition du public transcendent par le multiple l’objet initial.

Des sculptures qui contiennent de part leur nombre, leur forme et leur présentation la notion de multiple (Jean-Christophe Nourisson, Benjamin Sabatier). Deux éléments identiques de couleurs différentes qui peuvent s’associer, plusieurs blocs de béton formés dans un emballage dont ils ne peuvent se dissocier nous incitent à la manipulation et la répétition.

La notion de don, ou de diffusion est présente dans les œuvres envoyées et de façon non négligeable. Pourrions-nous par conséquent établir un lien entre le don et la notion de multiple, ce n’est pas certain (Cesare Pietroiusti, Cécile Mainardi, Hubert Renard, Véronique Verstraete). Des séries de dessins à distribuer au public qui fera le choix de leur destin, une distribution individuelle de confettis numérotés, des petites sculptures en fourrure avec ruban comme des cadeaux donnés par tirage au sort contenaient un protocole de don.

L’image était présente (Louise Hervé et Clovis Maillet, Antoine Perrot, Delphine Reist, Joy Séror). Des dessins de postures, des mots constituant une affirmation provocante, une imprimante dont l’encre coule sur le papier, des images presque identiques de lieux à des moments différents nous transportent de façon singulière du côté de la reproductibilité.

© Loan Tourreau Dégremont

Des protocoles proposés au public ont été engagés, parfois au delà de la durée de l’exposition (Jean-Charles Agboton-Jumeau, Michel Verjux, Elsa Werth). La proposition de participer à un concours par l’intermédiaire d’un QRcode, des réponses à apporter à la suite d’une question posée, 100 fragments sous forme de papiers imprimés acquis par les personnes qui le souhaitent invitent le spectateur à être l’acteur et le déclencheur de l’œuvre.

Quelques autres œuvres ne peuvent pas être définies selon une catégorie (David Bihanic, Muden Water, Ziyue Zhou). Images produites à partir du nombre de like sur les réseaux sociaux à un moment donné, objet fabriqué reprenant l’idée de la tombe, une forme hybride légère composée d’éléments naturels et fabriqués sont à la frontière de la notion de multiple.

La galerie est le lieu de ce laboratoire, le temps d’une exposition. Elle a un caractère inédit, une expérience et une forme qui regroupent des interrogations. Peut-on trouver un artiste qui n’aurait jamais eu recourt au multiple dans son parcours ? Est-ce que tous les artistes ont à un moment ou un autre de leur carrière recours au multiple ? Peut-on découvrir une actualité sur des pratiques contemporaines du multiple ? Autant de questions qui ont alimenté le début de la recherche. Nos discussions ont orienté la conception de l’exposition vers un projet, une projection en faisant le pari de faire la proposition à des artistes contemporains de réagir à un protocole. Lorsque l’on étudie les œuvres produites, la problématique devient plus simple, les actions et procédés se dévoilent.

A la notion de fragmentation correspond celle de singularité. Signifiée et valorisée, elle est l’une des constantes actuelles de l’art parce qu’elle est liée à une revendication de l’individualité dans un système mondial globalisant. Cette singularité est revendiquée artistiquement par bon nombre d’artistes. Elle dénote un état d’esprit dans lequel les créateurs se trouvaient déjà dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix. Les réalisations d’Allan McCollum sont significatives de ce constat et dénoncent en même temps l’élitisme d’un Art qui s’en éloigne. « Les artistes semblent accepter, sans se poser de questions, d’avoir pour destin de produire des objets rares - des objets pour un usage exclusif. C’est d’après moi la raison pour laquelle l’activité avant-gardiste reste coupée du grand public » [1] énonce Allan McCollum, interviewé par Thomas Lawson en 1992. Notre période n’est plus aux courants regroupant des créateurs défendant les mêmes idées ou esthétiques, ni à une recherche collective de la nouveauté. La fin de la frontalité et la perte de l’aura de l’œuvre ont ouvert de nouvelles formes de création. A partir du moment où l’œuvre n’est plus en dehors du monde, et où son espace et celui du spectateur se rejoignent, les attitudes peuvent devenir formes, les commissaires d’exposition ou d’autres peuvent s’en emparer. La performance a en ce sens un statut particulier. Le hic and nunc [2] s’y manifeste de façon éminente, et traduit une expression ultime de la singularité. Le temps et l’individu qui s’y produisent sont radicalement singuliers et se montrent comme tels. Nous sommes captés et saisis, physiquement. Ainsi l’aura est présente. La production de multiples procède parfois du même dessein et le multiple est un, une œuvre à part entière.

© Loan Tourreau Dégremont

Theodor W.Adorno, en parlant d’un « continuum entre les beaux arts et les arts populaires » [3], mettait l’accent sur une période qui interrogeait l’identité de l’œuvre d’Art par ce continuum, et non par une dissolution complète de l’art dans la vie, auquel cas celui-ci disparaîtrait totalement. La piste du décoratif dans lequel les signes et les formes se répètent à l’infini, est ainsi questionnée et se retourne contre le décoratif lui-même. La volonté de l’artiste de populariser sa pratique par la multiplication a également une légitimité artistique. La part d’humanité revendiquée dans le refus de l’élitisme - à un summum dans les années quatre-vingt - est un élément à relever, quand bien même il s’inscrirait dans un phénomène de globalisation culturelle évident. Comme si, le fait de développer les multiples était un paradoxe, au sens où ceux-ci dénotent tout à la fois une perte de l’aura de l’œuvre, et une évolution d’un lien plus fort en direction du public.

© Loan Tourreau Dégremont
© Loan Tourreau Dégremont
© Loan Tourreau Dégremont

Notes

[1« Allan McCollum interviewed by Thomas Lawson », 1992, publication originale A.R.T. Press, Los Angeles, 1996.

[2Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique. Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit, 1935.

[3Theodor Adorno, L’art et les arts, 1967, texte co-traduit par Jean Lauxerois et Peter Szendy, éd. Desclée de Brouwer, coll. Arts et esthétique, 2002.