vendredi 1er mai 2020

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Wanda Mihuleac ou la démocratie des sens — I

par Jean-Yves Bosseur

, Wanda Mihuleac

Dans son œuvre plastique proprement dite, Wanda Mihuleac brasse toutes sortes de matériaux, notamment d’origine naturelle. Confronter plusieurs disciplines artistiques apparaît donc inévitable dans la logique de sa démarche esthétique. De plus cette problématique rejoint certaines préoccupations philosophiques récentes.

La démarche de Wanda Mihuleac pouvant être qualifiée de synesthésique, il paraît tout d’abord important de préciser les tenants et aboutissants de cette notion :

La synesthésie (du grec syn, avec - union -, et aesthesis, sensation) est un phénomène neurologique impliquant que deux ou plusieurs sens sont associés. La synesthésie concernant des interactions entre formes et couleurs est plutôt répandue, alors que celle qui s’applique aux goûts et odeurs est plutôt rare. En 2004, l’Association Américaine de Synesthésie en dénombrait 152 formes différentes. D’un point de vue clinique, alors que des métaphores exprimant un croisement de sens sont parfois qualifiées de « synesthétiques », une vraie synesthésie d’origine neurologique est involontaire et concernerait une personne sur 23, soit environ 4 % de la population. Il est toutefois difficile de quantifier précisément le nombre de personnes véritablement synesthètes dans une population donnée, cette notion étant subjective car basée sur la perception personnelle. Si certaines personnes peuvent ignorer leur synesthésie, d’autres peuvent se déclarer synesthètes sans l’être véritablement, ou à des degrés notablement plus faibles que d’autres, s’approchant d’une perception « normale ». Ainsi, il a pu être avancé que la synesthésie ne concernait qu’une personne sur 2 000, mais cette statistique apparaît en fait relativement peu fiable. L’origine de la synesthésie pourrait être liée à un facteur génétique, la synesthésie semblant se transmettre par hérédité par le biais de certains chromosomes. Elle peut donc être acquise dès la naissance (la personne concernée sera alors qualifiée de « synesthète ») ; mais elle peut aussi résulter de la prise de drogues hallucinogènes, comme le peyotl.

Dans la quête artistique de W. Mihuleac, la question de la fusion de différents champs d’expression joue un rôle fondamental. Pourtant, sur cet aspect également, il convient de faire le point :

Trop linéaire, statique et schématique, la classification académique, qui divisait les disciplines artistiques en arts de la vue ou arts de l’espace (architecture, sculpture, peinture), arts de l’ouïe ou arts du temps (musique et arts du langage) et arts du mouvement ou arts de synthèse (danse, théâtre, cinéma), se révèle de plus en plus caduque, incapable de rendre compte des profondes mutations que connaît ces dernières décennies chaque mode de pensée et d’expression. Plus globalement, il est désormais incontestable que plusieurs sens se trouvent concernés par chacune des catégories précédemment citées et que, par conséquent, toute tentative systématique de classement devient inopérante dans les faits.

Déjà, la classification établie par Étienne Souriau dans sa Correspondance des arts échappe à cet aspect linéaire. Celui-ci choisit en effet de présenter les diverses pratiques à l’intérieur d’une forme circulaire comportant deux niveaux. Le premier concerne les arts non représentatifs, le second les arts représentatifs. Il définit sept « tranches » qui correspondent aux phénomènes de ligne, volume, couleur, lumière, mouvement, son articulé, son musical, chacun pouvant s’appliquer aux deux niveaux mentionnés. Ce schéma offre bien sûr l’avantage de suggérer des possibilités de passage, de transition d’une zone à l’autre, même si l’on peut, une fois encore, contester la validité de ce type de classement qui simplifie le faire artistique et instaure des frontières qui seront fatalement débordées dans la pratique. Souriau en est bien conscient lorsqu’il déclare :

Il est essentiel, à notre sujet bien entendu, de nous rendre compte avec autant d’attention de ce qui divise entre eux les arts que de ce qui les unit, malgré leurs différences. Il faut saisir avec exactitude la nature de la coupure qui les sépare, des cloisons qui les isolent et à travers lesquelles s’établissent leurs correspondances… Pour les musiciens, il est par excellence l’art de l’air, l’art dont l’air en vibration est la véritable matière première. Mais pourtant, l’air n’appartient pas au seul musicien [1].

« L’art, c’est tous les arts », « l’art, c’est ce qui rend comparables entre elles la peinture ou la poésie, l’architecture ou la danse » écrit-il encore. Et si, pour reprendre une expression de l’esthéticien Charles Lalo, on peut parler de « polyphonie » à propos d’une œuvre d’art, encore faut-il éviter d’en rester à de vagues métaphores. Et c’est précisément cet écueil qu’évite W. Mihuleac dans son projet pluriartistique.

Dans son œuvre plastique proprement dite, elle brasse fréquemment toutes sortes de matériaux, notamment d’origine naturelle. Confronter plusieurs disciplines artistiques apparaît donc dans la logique de sa démarche esthétique. C’est là une problématique qui rejoint certaines préoccupations philosophiques récentes. Pour le philosophe et esthéticien Mikel Dufrenne :

Le problème est de déterminer s’il y a quelque chose de commun, non plus entre des pratiques ou les produits de ces pratiques, mais entre des essences, sans qu’il soit nécessaire de situer ces essences dans un ciel quelconque [2].

La quête dont il s’agit alors prendrait en quelque sorte pour cible un état pré-sensible de la conscience, qui pourrait être virtuellement à la fois du musical et du pictural. Or, pour Dufrenne, nous ne pouvons vivre l’expérience du sensible qu’à partir de la pluralité des sens et n’avons par conséquent la possibilité que de pressentir cette dimension primordiale du pré-sensible, non de l’expliciter rationnellement ou de prétendre l’actualiser consciemment dans une œuvre.

Le concept wagnérien de Gesamtkunstwerk (art total), que Kandinsky a repris à son compte de manière tout à fait personnelle tout en le critiquant fermement, peut très bien fonctionner pour l’analyse des œuvres de Wanda Mihuleac, mais à certaines conditions. Ce terme était déjà utilisé par un philosophe et critique d’art roumain, Andrei Plesu, qui a écrit à propos d’une exposition des œuvres de la plasticienne au Musée d’art de Bucarest en 1988. En effet, si l’on peut parler d’art total à propos de certains de ses projets et, plus globalement, de son engagement artistique, il convient néanmoins de rester prudent quant à la référence à une telle notion, car W. Mihuleac ne vise nullement un strict parallélisme entre les différents domaines, pas plus qu’elle ne cherche à contrôler leurs relations dans le détail. De plus, l’espace qu’elle vise pour de tels projets ne se limite nullement à celui des galeries ou des musées, mais est susceptible de s’appliquer à la rue elle-même, le propos se chargeant dès lors d’une dimension politique, comme en témoigne l’événement L’insurrection poétique. Il serait plus judicieux de parler à cet égard, avec Michel Foucault, d’hétérotopie. L’enjeu est dès lors de concevoir l’ensemble des arts dans une grande unité, de réaliser une ambitieuse synthèse entre texte, musique, danse et arts plastiques. W. Mihuleac tient d’ailleurs à ce que ce dernier domaine ne domine pas. Cet échange pourrait faire penser aux Tableaux d’une exposition (1874) de Moussorgsky. le compositeur y évoque le souvenir de l’œuvre d’un de ses amis peintres récemment décédé, Victor Hartmann. Cette réalisation suscitera plusieurs prolongements au XXe siècle. A partir de 1909, Kandinsky avait commencé à concevoir le projet d’un spectacle synthétique basé sur les Tableaux d’une exposition ; il prend toutefois immédiatement ses distances vis-à-vis de toute intention strictement analogique :

Si la musique reflète quelque chose, ce ne sont sûrement pas les tableautins peints, mais les expériences de Moussorgsky, qui dépassent de loin le contenu de la chose peinte [3].

Il semblerait par ailleurs qu’à l’occasion de la création de ce spectacle à Dessau en 1928, Kandinsky ait contribué à l’invention d’un orgue à couleurs. Pour s’accorder avec les costumes des deux danseurs, dont le géométrisme n’est pas sans évoquer le ballet triadique d’Oskar Schlemmer, il avait conçu un décor abstrait, où la couleur de l’éclairage intervenait de manière indépendante « en tant que peinture approfondie ».

Près d’un demi-siècle après Kandinsky et exactement un siècle après Moussorgsky, K.P. Brehmer reprend à son compte l’idée des Tableaux d’une exposition, se servant des apports de la technologie, en l’occurrence du sonographe, pour traduire des motifs musicaux sous forme d’une succession de graphismes qu’il développa pour les faire correspondre à un ensemble de dix « tableaux ». Les « peintures sonores » de Moussorgsky étaient en effet basées sur un simple accord de cinq notes et à chacun des tableaux était attribué un motif mélodique particulier. Lors d’une exposition à New York en 1975, des magnétophones à cassette posés sur des socles permettaient de concrétiser musicalement cette promenade de tableau en tableau. K.P. Brehmer réalisa simultanément à partir des sonogrammes un cycle d’eau-fortes qui donnèrent lieu à une nouvelle reprise en compte musicale, due cette fois au compositeur Phil Corner.

Si, à la naissance d’un projet, souvent à la croisée de la performance et de l’installation, W. Mihuleac tient à en définir assez précisément les tenants et aboutissants, par la suite, elle laissera à ses partenaires, musiciens, danseurs et écrivains, la possibilité de développer leurs pratiques respectives, sans prétendre infléchir de manière impérative leurs choix. D’où l’importance, pour elle, de constituer un groupe d’individus avec qui elle se sent en confiance, susceptible d’engendrer un climat de coopération et de complicité.

L’intérêt de Wanda Mihuleac pour la musique vient tout naturellement de son contexte familial à Bucarest : sa mère jouait du piano, son grand-père du violon et, de temps en temps, des quatuors et de petits ensembles de musique de chambre intervenaient au cours de réunions familiales. Pour sa part, Wanda ne se sentait guère douée pour la musique et s’est rapidement orientée vers le dessin et les arts plastiques.

Elle n’a pas cherché à créer des rapports directs entre ces deux arts, à l’instar de Paul Klee. Par contre, elle a vite ressenti des formes de résonance entre ces moyens d’expression, notamment à travers tout ce qui relève de chances d’expansion dans les principes artistiques mis en œuvre. Déjà à Bucarest, elle avait tenté de créer, à sa façon, des œuvres d’art total en confrontant arts plastiques, sculpture, musique, danse et texte. Elle a ainsi commencé par travailler avec Octavian Nemescu :

Tout comme lui, j’étais alors dans une période écologiste, avec des préoccupations très prégnantes en rapport avec la nature, et nous avons réalisé des performances, de son côté avec des moyens électro-acoustiques à partir des sons de l’environnement. Il y avait également Horia Surianu, ainsi que Aurel Stroe, que j’ai rencontré à Darmstadt. Avec lui, j’avais conçu une installation, Le foyer, dont la thématique tournait autour de la cité rurale. Ultérieurement, j’ai beaucoup collaboré avec le saxophoniste Daniel Kientzy. Quand je me suis installé en France, nous avons mis au point des installations avec des morceaux de saxophone en laiton, ce qui m’a conduit à réaliser de grandes sculptures, par exemple à Arc et Senans, en 1991, musicalisées en quelque sorte par lui [4].

Mur murmure mur, performance participative avec le public
Musique jouée par Daniel Kientzy & Philippe di Betta, la danseuse Michèle Dhalu
galerie M.Vitoux Paris 1991

Dans son rapport avec les autres disciplines artistiques, W. Mihuleac tient toutefois à une relative indépendance :

J’ai un grand respect pour les spécificités. Je serais plutôt en faveur d’une alternative visuelle à un projet sonore. Ce serait, selon moi, la meilleure solution pour concrétiser des projets multimédias. Un autre moment fort a été une installation au théâtre du Hasard à Blois, avec D. Kientzy et Serge de Laubier, Pur-sax (1991-92) Il y avait tout un travail sur les lumières. Devant chaque œuvre, qui mesurait plus de 6 mètres, l’éclairagiste, Gérard Karlikow, commandait par ordinateur des spots et l’on pouvait voir des reflets lumineux sur les pièces de laiton qui se mettaient ainsi à briller. Les musiques diffusées (de Miereanu, Brizzi, Surianu…) avaient été choisies par D. Kientzy.

Mur murmure mur, performance participative avec le public
Musique jouée par Daniel Kientzy & Philippe di Betta, la danseuse Michèle Dhalu
galerie M.Vitoux Paris 1991

L’aventure la plus passionnante avec la musique a été une installation-performance plurisensorielle, représentative de ma conception de l’art total, avec une danseuse, que j’ai imaginée pour la galerie Vitoux, à Paris, en 1991, Mur murmure ; l’idée de ce dispositif, c’était de mettre en relief le sentiment de la peur ; d’où le choix de bander les yeux des gens. Tout le monde vivait dans l’attente d’une situation qui pouvait se révéler apocalyptique, puisque cela se passait au moment de déclaration de la guerre du Golfe. J’ai donc voulu jouer sur cette ambiance générale dont, en fait, le danger était observé de loin. Le spectre de la guerre était pressenti, même si celle-ci ne s’imposait pas concrètement aux esprits. Au cours de cette performance participative, la danseuse était nue, assise sur un piédestal, comme une sculpture grecque. Pour ma part, en tant que plasticienne, j’ai repris des postures classiques de l’art gréco-romain. La danseuse restait ainsi, telle une sculpture vivante. Les gens entraient dans la galerie. En ce qui concerne le domaine plastique, il y avait bien des tableaux de nus sur les murs de la galerie, mais on ne pouvait pas les voir, en raison des bandeaux. La danseuse, qui n’était pas filiforme mais bien en chair, descendait de son socle, toujours nue ; elle demandait alors aux visiteurs de se bander les yeux, le bandeau renvoyant à la violence des exécutions des condamnés à mort dans les régimes totalitaires. Elle dansait sur une musique extrêmement forte jouée aux saxophones par D. Kientzy et Philippe Di Betta, qui consistait en un collage de différentes séquences auquel s’ajoutaient des improvisations. Cette musique était un véritable catalyseur pour la perception globale de l’action. On ressentait les vibrations des mouvements de la danseuse, mais on ne pouvait pas les visualiser, à cause du bandeau. C’était donc la musique qui orientait le message que l’on tentait de faire passer. La danseuse touchait les gens sur l’oreille non pas avec la main, mais avec la plante des pieds. Tout était filmé en vidéo par G. Mazilu. À la fin, elle demandait aux gens de retirer leurs bandeaux noirs. La galerie avait un escalier qui menait à une cave. La danseuse l’a descendu, ce qui était une allusion au Nu descendant l’escalier de Marcel Duchamp (cette performance fourmillait d’ailleurs de citations culturelles). Les instrumentistes descendaient eux aussi, ce qui contribuait à une spatialisation de la musique. Il est également important de signaler que les visiteurs-spectateurs étaient amenés à bouger.

Mur murmure mur, performance participative avec le public
Musique jouée par Daniel Kientzy & Philippe di Betta, la danseuse Michèle Dhalu
galerie M.Vitoux Paris 1991

Environ une semaine plus tard, on a projeté le film en question à ce même public qui avait participé à la performance. Et les gens estimaient que celui-ci ne correspondait pas à ce à quoi ils avaient assisté, disaient qu’ils avaient ressenti tout autre chose. Mon idée, c’était de mettre cette performance en rapport avec les événements politiques qui avaient lieu à l’époque et donnaient lieu à une véritable désinformation, une vraie arnaque médiatique et intellectuelle. Mon idée cachée, qui rejoint aussi celle de l’ « homo spectator », si bien développée par Marie-José Mondzain, était en définitive de sous-entendre que la vérité visuelle filmée n’était jamais que très partielle. Toute la question tournait autour des relations entre le voir, le senti et le ressenti. Une de mes convictions, c’est de parvenir à une sorte de démocratie des sens. Le spectacle, c’est l’art total. Justement, au cours de cette performance, il y avait des aspects liés au son, au mouvement, mais également à des qualités tactiles et olfactives. En effet, comme elle était nue et qu’elle exécutait des mouvements très violents, la danseuse transpirait. On percevait donc aussi fortement l’odeur de l’effort physique, cette introduction de l’odorat au sein d’une performance me semblant un point très important qu’il convient de souligner ; tout cela participait concrètement d’une démocratie des sens qui démontrait qu’il existe une autre réalité que celle que l’on croit avoir saisie. Et dans le film, il n’y avait pas, bien sûr, le sentiment du toucher, de l’odeur. De plus, dans le subconscient transparaît cette idée que l’on est victime d’une certaine agression. Mes installations et performances ont toujours plusieurs niveaux de lecture dont le musical constitue l’une des composantes. Pour cette performance, je n’avais pas rédigé de synopsis ; mais des amis écrivains ont senti le besoin d’écrire à ce propos et cela a représenté une forme de prolongement de mon projet.

Notes

[1Souriau, Étienne, Correspondance des arts, Paris, Flammarion, 1969, p. 227.

[2Dufrenne, Mikel, L’œil et l’oreille, Montréal, L’Hexagone, 1987, p. 176.

[3Dépliant de la Hochschule der Künste, Berlin, nov.-déc. 1983, n°8123.

[4Propos recueillis le 28 janvier 2020.

Frontispice : Pur sax, installation sonore, Théâtre du hazard, Blois, Installation avec des sculptures en laiton réalisées avec des pièces détachées du saxophone.