mardi 27 mai 2014

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Vers la fin d’une spécificité - II/V

B – Polémologie Iconique

, Alain Fleig †

La fascination ne relève pas du sens, elle est proportionnelle à la désaffection du sens.
Jean Baudrillard

Qui manie le Miroir tient l’homme à sa merci.
Pierre Legendre

Fonction sidérante

Tout comme s’il disposait véritablement d’une stratégie élaborée (en fait, ce n’est qu’une forme de logique), le dispositif de l’image contemporaine agit en plusieurs phases qui correspondent, pour l’ensemble des images nouvelles, aux phases que nous avons mises à jour pour la photographie, avec les variantes que les technologies différentes imposent, mais le mode de fonctionnement général est de même nature : une apparente innocence de l’approche populaire mène à la mise sous contrôle et en réseau plus ou moins prétendu interactif où le but avoué est d’abord la reproduction d’attitudes sociales, la mise en place d’une nouvelle socialité mondialiste (voir l’Internet) [1]. Sans oublier une frange infime de probabilité de création (ou créativité) possible pour tous [2]. Cela dit, si nous ne savons pas vraiment à quoi cela sert aujourd’hui (une immense et inépuisable banque de données incontrôlables), nul ne peut dire ce qu’on en fera dans vingt ou cinquante ans, quel développement ou non cela aura. On peut néanmoins constater ce qui se passe aujourd’hui et comment cela se met en place.

Ce principe implique que, sous couvert d’une pseudo-interactivité de façade, le destinataire soit passif et sa stratégie fait de cette « passivité-interactive » un but : on reçoit l’« image » « sage comme des images ». Interactivité n’est surtout pas activité ni liberté. L’ensemble du monde, de notre vision du monde et de notre conscience du monde, se condense dans ce dispositif vorace qui à la fois le valorise et le dissout.

Tout pouvoir (activité) se rétracte et se perd dans les contours de ce jeu formaliste qui l’impose et le dépose. En face de la photo, disait Barthes, « nous sommes chaque fois dépossédés de notre jugement... On a frémi pour nous, on a réfléchi pour nous, on a jugé pour nous ; le photographe ne nous a rien laissé qu’un simple droit d’acquiescement intellectuel... Nous ne pouvons plus inventer notre propre accueil à cette nourriture synthétique, déjà parfaitement assimilée par son créateur » [3] et la refuser, d’une certaine façon, c’est s’exclure.

L’image-signe est une condamnation à l’impuissance – quand bien même on nous proposerait d’y opérer des choix – un pouvoir en creux qui sidère, ravit et déprime dans un phénomène bien connu d’attraction/répulsion. L’« image » nous attire, nous fascine et nous rejette hors d’elle-même et, fatalement, nous aspirons à nous faire image nous-même, à lui emprunter sa sagesse et son aplat déréalisant dans une hystérisation bien connue du rapport mimétique.

N’étant que fragment et se présentant comme indice, l’image technologique appelle toujours d’autres images. En théorie une infinité d’autres images : la circulation. En fait, une théorie d’images. Une théorie de la publicité. Devant laquelle nous sommes obligatoirement spectateur-consommateur. « Les sociétés industrielles font de leurs citoyens des drogués de l’image », disait déjà Susan Sontag [4].

Cette attitude de passivité imposée est une attitude de dissolution de la conscience qui, sinon, se rebellerait devant cette mise à l’écart. S’il y a, d’une certaine façon, illusion d’un acte de prise de vue, acte de fabrication des images de synthèse ou numériques, il n’y a pas acte de réception quand bien même il y aurait manipulation d’un appareil : on prend acte.

L’imaginaire est actif. Il est prise de position devant le réel. Interprétation. Mais il n’y a là plus rien à interpréter. Cette attitude sidérante qu’impose l’image photographique ou les écrans de quelque nature qu’ils soient, figeant l’imaginaire, du même coup tue la conscience du réel et détruit la faculté imageante (ce que nous mettons métaphoriquement à sa place lorsque le réel fait défaut), faisant de la perception un simple médium. « Elle a principalement pour effet de transformer le monde qui nous entoure en une sorte de grand magasin ou de musée ouvert de toutes parts, où n’importe quel sujet devient article de consommation, fait l’objet d’une appréciation esthétique. Nous nous transformons, par l’intermédiaire des appareils optiques, en une clientèle touristique, en amateurs de la réalité » [5].

On pourrait imaginer que lorsque tout, vraiment tout, aura été photographié, que tout ne sera plus que pseudo-images disponibles sur nos super écrans, lorsque nous aurons véritablement vu toutes les images, comme la femme de Loth, nous serons à jamais figés en statues de sel. Que ce soit sel d’argent, de silicium ou de cristaux liquides sur écrans super-plats importe peu.

La simulation constante qui nous agresse, simulation de l’usage des biens, de l’usage des corps, de l’usage de la technique, de l’usage de la violence, de l’usage du dépaysement, etc., en nous excluant de l’image, nous exclut également du réel devant lequel nous ne sommes plus que spectateurs. Certains nous font valoir les « possibilités » de l’interactivité, mais ce n’est qu’illusion grossière pour ne pas dire une grossièreté. Face à la machine, machine nous-même, « sujet-terminal » comme disait Zeitoun, on ne fait que répondre à un programme, toujours répondre quand bien même on imaginerait donner des ordres ou même fracturer ledit programme : jubilation suprême du petit génie qui fracture un circuit informatique et s’introduit dans un programme étranger où il n’a que faire. Il n’a en aucune façon battu la machine. Machine lui-même, il n’a fait que répondre correctement à un défi, à une stimulation. C’est l’exacte définition de l’interactivité.

La télévision, les magazines illustrés, le cinéma, nous offrent chaque jour (en attendant, sans doute, que, leur rôle achevé, la censure réclamée et rétablie n’y mette bon ordre) à des milliers d’exemplaires, Grand Guignol tragique et démultiplié, chacun les siens, des crimes, des massacres, des viols, des exactions, des atrocités, des nudités, des organes, autant de scènes ou le corps (la vie elle-même) est présenté et bafoué, mécanisé et opératoire. Tellement de « ruines réelles ou simulées (qui) ne sont que les images kaléidoscopiques d’une mort générale, celle du monde [6] » dans lequel nous vivons, du monde réel.

Or, dit encore Stourdzé, « ce qui s’avance au-delà même de l’industrialisation, c’est l’irrésistible digitalisation des corps, l’avertissement est clair : l’avènement du numérique ne peut s’entendre que sur fond d’extermination corporelle » [7].

Qu’un accident ou une agression survienne sur une route ou dans la rue (nous avons déjà vu cet exemple), personne n’intervient. Le public s’approche, spectateur immobile. Curieux des corps démantibulés et fragmentés, mécaniques cassées. Il regarde, juste un peu effaré ou intrigué par les pourquoi et les comment, exactement comme devant son écran de télévision ou son magazine, littéralement suspendu, dans cet état de suspension qu’imposent les images technologiques et médiatiques. Il n’y a rien à comprendre, rien à interpréter, rien à se souvenir des gestes humains. Il y a à reconnaître la situation seulement [8]. Ce n’est pas ici lâcheté mais effet d’image. Il n’y a plus pour l’homme-image de réalité à appréhender en tant que telle (confrontée à une éthique, une culture humaine). Cet événement « visualisé en direct » (et non vécu réellement) est publicité de l’effondrement du réel.

Ce n’est pas la publicité de la violence qui provoque l’indifférence ou la délinquance. C’est la délinquance et la violence qui sont une forme active de la publicité.

Fonction réelicide

Images et objets de l’image sont produits dans un même (mé)fait : la coupe. Une mise à mort. Une taille dans le vif. On pourrait y voir, d’une certaine manière, un châtiment symbolique : cette vieille haine judéo-chrétienne pour le vivant impur, le mélange (le mé/l’ange), pour qui la vérité du dogme n’a cessé de battre en brèche le réel, de le retailler à ses dimensions. C’est pourquoi cette inflation d’images actuelle, cette tentative, quelque part désespérée, de tout mettre en image, me semble, en fait, un avatar paradoxal de la vieille interdiction biblique des icônes. Le Livre interdit les représentations physiques de peur que les idoles ne supplantent la divinité globalisante si peu sûre d’elle-même, que celle-ci ne soit banalisée, réalisée. C’est-à-dire qu’on ne s’aperçoive peut-être qu’elle n’a jamais eu de réalité autre que comme code, technique de gestion. Aujourd’hui les images « réalisent » le réel (comme on réalise un portefeuille en bourse : conversion en monnaie d’échange). Le monde n’est plus qu’un « charnier de réel » selon la formule de Baudrillard : il vaut mieux croire que Dieu est mort plutôt que de constater qu’il n’a jamais été que ce qu’il était.

C’est l’idée même du réel qui se dissout dans cette hyper-représentation généralisée. Comme le disait le poète W.B. Yeats : « le monde visible n’est plus une réalité, l’autre n’est plus un rêve ».

On l’a vu et nous sommes tous, maintenant, d’accord là-dessus : on ne photographie que ce qu’on reconnaît et ce sont donc, toujours, des clichés déjà formés que l’on prend, quand bien même on ne les reconnaîtrait qu’après la prise, inconsciente et trop instantanée, ce qu’Abraham Moles appelle des idéoscènes [9], c’est-à-dire des simulations mentales. Ici, comme dans ce que Baudrillard expliquait dans Simulacre et Simulation [10], la simulation précède le réel, ce qu’on appréhende du réel. Mais dans ce processus, quelque chose a disparu qui faisait et fait encore le charme des images traditionnelles : la différence entre les unes et l’autre. Le saut du réel au représenté se fait par-dessus l’image sauf si celle-ci présente une imperfection ou un artifice notables : effet d’image contrariant l’effet de réel. Pour être reconnue comme telle la photographie ou l’image vidéo ont besoin d’hyper-exposer leur artifice. L’imaginaire de la représentation a été bradé au passage. La photographie n’est plus indice ou trace, elle fait aussi l’économie de l’icône. Elle est vécue directement comme index : elle est du réel indexé et un réel plus vrai que le référent puisqu’il demeure (dé-meurt).

Par un effet de retournement, effet de positif/négatif, la conscience que nous avons aujourd’hui du réel, quoi que nous en sachions, apparaît comme miroir déformant de la photographie-vidéo-référence absolue, le vu absolu.

Le public et les institutions qui gèrent la culture et l’éducation, dans un grand élan que d’aucuns imaginent humaniste, nous disent que la photo nous apprend à voir le réel. La photographie nous apprend en fait, à voir partout des photographies en place de réel et même en place d’images (reproductions). Nous apprend à imager artificiellement le monde à le découper et à faire circuler ces fragments. Le photographe, même sans appareil rivé à l’œil, est toujours photographe et voit le monde en photographe. Mais lui, il le sait. Il a choisi et se débrouille avec sa conscience des choses. Même problème avec l’image numérique.

Il va de soi, disait encore Baudrillard, que, « dans ce passage à un espace dont la courbure n’est plus celle du réel, ni celle de la vérité, l’ère de la simulation s’ouvre donc par une liquidation de tous les référentiels, pire, par leur résurrection artificielle sous forme de signe, matériau plus ductile que le sens, en ce qu’il s’offre à tous les systèmes d’équivalence, à toutes les oppositions binaires, à toute l’algèbre combinatoire » [11].

Il ne s’agit plus d’imitation ni de redoublement : les images de synthèse et virtuelles en apportent la preuve, mais d’une substitution des signes du réel au réel lui-même. C’est tout à fait autre chose que la vieille mimésis qui opère ainsi à travers les « images » nouvelles. On ne peut en aucune façon faire entrer ces prétendues images dans les vieilles catégories de la représentation même si elles feignent de se couler dans le moule avec bonne volonté, c’est, en fait, pour mieux le casser. La fragmentation-dispersion des effets de miroir est une non représentation.

Les machines de vision sont connues depuis bien longtemps, depuis l’Antiquité même, qui semble avoir inventé la camera obscura. Avec la photographie, la machine se complique et se double : non seulement elle fait voir, mais elle produit et reproduit également l’image. C’est déjà un dispositif. Avec la vidéo et surtout l’image de synthèse, la machine se triple car, en plus, elle seule permet de « voir » cet effet d’image. Elle a totalement dissous l’image, la vieille représentation : « l’objet à représenter fait maintenant lui-même partie de l’ordre des machines : il est généré par le programme. Il n’existe pas en dehors de lui. La machine produit son propre "réel", qui est son image même. Les deux extrêmes du processus (l’objet et l’image) se rejoignent ici pour ne plus faire qu’un, provoquant une confusion de fait, qui revient à dire que l’idée même de représentation n’a plus de sens (elle présupposait un écart originel). Il n’y a plus que de la machine, à l’exclusion de tout le reste. Et non seulement il n’y a plus de réel, mais on pourrait même dire qu’il n’y a pas et qu’il n’y aura jamais d’images de synthèse, parce que la synthèse n’est vraiment que cela : un ensemble de possibles (l’algorithme) dont l’actualisation visuelle est un simple accident sans objet réel. » [12]

Nous avons, au sens propre, engendré un monstre. Tout le système de la représentation occidentale veut qu’un signe s’échange contre du sens. Ce système sous-entend une caution suprême, il est de l’ordre du sacré. Et voilà que nous sommes passés du sacré, c’était encore une valeur d’usage après tout, à la simple valeur d’échange : un signe ne s’échange plus contre du réel ou du sens mais contre d’autres signes. La caution suprême ayant disparu, le monstre se répand, vorace, engloutissant tout le sens et déféquant du signe. « Il n’y a plus de regard, d’acte constitutif d’un sujet par rapport au monde » [13].

Plus ça montre, moins on voit. Moins on pense le donné à voir. C’est même, en un sens, l’image qui nous pense, l’image qui nous agit. Tout le système social actuel n’est plus qu’une fiction consommable et le circuit est bouclé de l’immense équivalent général. Les médias dits de communication ne communiquent, en fait, qu’entre eux et sur eux-mêmes. C’est ce qu’on appelle couramment la crise, puisque cette boucle comme nœud coulant, étouffe de plus en plus violemment l’imaginaire et la conscience du réel et ceci d’autant plus que la multiplicité de la vieille photo sur laquelle j’ai plus d’une fois insisté, disparaît avec les nouvelles images au profit d’une seule forme figée nécessaire à sa voyure : le stupide et mesquin petit écran de l’ordinateur. Partout en tout lieu le même qui décide et définit ce qu’il faut voir. La transparence pour elle-même.

Tout référent est désormais soluble à l’image.

Cette crise dans l’économie, dans le pouvoir (crise du et des pouvoirs de tous et de chacun), n’est finalement que crise de l’image. Mais l’image nouvelle, technologique et globaliste est crise par définition : crise de vue, tension, distorsion, mise en plan sans usage et sans mémoire. À quoi peut bien servir effectivement une image si elle ne se grave pas dans la mémoire pour y féconder de multiples imaginaires ?

Elle n’est que déculturation, coupure de l’homme avec les milieux divers et subtils qu’il s’était forgés et qui l’avaient forgé. Après la coupure primitive avec la nature, la coupure avec la culture : au sens propre GÉNOCIDE.

Un langage de la clôture du monde

En fait, il y a un récit derrière ces « images », derrière cette coupure insensée. Qu’on le veuille ou non, cette accumulation (hyper-méga-suite, innombrables séries, séquences aléatoires, etc.) avec ses résidus de sens, ses bribes interprétatives mal dissoutes, narre quelque chose de notre monde, quelque chose qui s’apparenterait fortement à un « grand récit » au sens où Lyotard employait cette formule. C’est-à-dire un grand dessein qui se donne à lire et détermine des multitudes de micro-récits secondaires et parasites. Non que la bonne vieille photo se donnerait pour un discours du monde. Les autres images y tendent toutefois. Mais c’est un récit de signes autotéliques dont il s’agit, qui ne renvoie à rien et ne raconte rien sauf par accident. Mais comme la monnaie, son échange, par son seul fait, brutalise l’espace en le qualifiant, traverse les codes en un accouplement de l’arrêt et de la coupe, dépôts par vagues successives et simultanées d’espaces déconstruits puis simulés.

Les « images » recouvrent sans arrêt leur double et se recouvrent elles-mêmes, recouvrant leurs machines. C’est le déroulement accéléré d’une machine sémiotique excluant tout autre dispositif, une réaction en chaîne. Le couple traditionnel imaginaire/vision, construit sous l’égide du langage, se dissout sur l’espace plan dans une « irrésistible digitalisation des corps » selon la formule que Stourdzé avait empruntée à Pividal [14]. Le récit, c’est celui, annoncé, d’une gigantesque amnésie, d’une humanité qui, ayant remis sa mémoire aux machines, n’a plus qu’à tourner sur elle-même jusqu’à extinction, non sans quelques soubresauts douloureux et automutilations comme tentative de rejouer-déjouer ces coupures [15]. Le « sujet terminal » [16] est un sujet qui tend à son annulation en tant que sujet.

Cet effet de plan et d’écrans, cette coagulation du sens, induisent l’échange. Ils sont la condition de cet équivalent général à l’intérieur duquel se produit cette intense circulation des signes atomisés (« images », informations, etc.), cette infinie séduction aux deux sens du terme.

D’un côté les linguistes qui tendaient à coloniser tout le territoire de la langue, se retrouvent dénudés et dépossédés face à l’appauvrissement du vocabulaire et à la désagrégation de l’écriture, à l’effacement de l’opposition langage/parole, au sous-pidgin interchangeable et unitaire (langues de bois) et autres onomatopées envahissantes, de l’autre l’« image » investit ces territoires confisqués dans la clôture et la redondance. Certes on peut toujours tenter de faire de la sémiologie sur les images nouvelles, mais cette science s’applique alors à l’usage social, en quelque sorte pervers de l’« image » ou à la technique et non au dispositif lui-même, laissant pour compte la quasi-totalité de ces signes amorphes, errants, monceaux de débris vacants et pulvérisés, brouillard aveuglant en un « agencement collectif d’énonciation, un agencement machinique du désir, l’un dans l’autre, et branché sur un prodigieux dehors qui fait multiplicité de toutes manières » [17], disaient déjà Deleuze et Guattari.

Benjamin rapporte les propos de Moholy-Nagy selon qui « les illettrés du futur seront les gens qui ne connaîtront rien à la photographie » [18]. Cette formule est passée à la postérité. Les photographes, ravis, se cachent derrière, les sémiologues se creusent la tête pour, vainement, chercher la lettre dans l’image. Mais on peut aussi retourner la formule comme ceci : ceux qui, dans le futur, et même maintenant, dans le présent, auront à connaître de la photographie, seront des illettrés. Leroi-Gourhan l’avait pressenti qui écrivait dans Techniques et langage [19] : « la photographie n’a pas apporté, au début, de modification dans la perception intellectuelle des images ; comme toute innovation, elle a pris appui sur le préexistant : les premières automobiles ont été des phaétons sans chevaux et les premières photographies des portraits et des mouvements sans couleur. Le processus de prédigestion ne prend corps qu’à partir de la diffusion du cinéma qui modifie complètement la conception de la photographie et du dessin dans un sens proprement pictographique ». Il s’agit non plus d’un langage constitué ou d’un support symbolique, mais d’équivalents pictographiques, de simples signes de reconnaissance et d’échange. Encore une fois publicité. La communication, à travers les médias, ne s’effectue que dans un seul sens et ne peut être diffusée que sous la même forme.

En investissant de plus en plus le langage ou, comme dans l’audiovisuel, en réduisant le langage verbal au même rôle et au même statut que « le sien » (Abraham Moles parle de « phonographies » et « d’idéoscènes sonores »), l’« image » apparaît comme un appauvrissement considérable de la communication humaine. En ce sens l’invective de Jean-Claude Lemagny que je citais précédemment apparaît comme totalement justifiée. L’« image » s’instaure de plus en plus sur les débris de la conscience et du langage en se constituant comme simulacre de langage, simulacre de communication alors qu’elle n’est que désinformation brute, du code non constitué, vacant, mais à l’émission soigneusement contrôlée : peut-être la compensation du suffrage universel et de la démocratie.

Le langage étant d’une part, la substance d’une civilisation, le support de son imaginaire, et de l’autre, ce qui constitue le sujet, son appauvrissement [20] et sa mise sous tutelle par le formalisme des images nouvelles signifient bien une déterritorialisation des valeurs et des structures de cette civilisation et des individus. Une inimaginable manipulation. Le territoire de base de toute civilisation est son appréhension qualitative du réel. Cette déterritorialisation s’effectue par la désagrégation de ce réel sous la simulation et la probation mythique et mystifiante que constitue la photographie et plus largement toutes les nouvelles images technologiques. Sans parler de la dépossession de l’art de son rôle de rapport au monde, ramené qu’il est, soit à une simple imagerie, soit à un jeu de concepts fourre-tout et, évidemment, interchangeables. Quel intérêt peut-il y avoir à refaire sur un écran les mêmes images qu’on a déjà faites avec des techniques anciennes et quel intérêt autre celui d’un jeu (fût-il celui de la guerre) ou d’une drogue hallucinogène contrôlée, y a-t-il à faire évoluer des espaces virtuels qui court-circuitent l’imaginaire ? Si ce n’est qu’on y expérimente en grandeur réelle la plasticité quantique de toute chose.

Comme le disait déjà Carl George Heise en 1928, « Les concepts les plus hauts dont nous avons hérités sont en train de devenir obscurs » [21]. D’une autre manière, Carl Linfert exprimait à peu près la même chose, lui aussi, dès 1931 : « Depuis Renger-Patzsch, les photos ont en effet de quoi nous effrayer. La manière de regarder, plutôt de photographier a pris de telles proportions que l’on collectionne tout mais que l’on ne perçoit finalement plus rien... l’objet lui-même, quelle que soit la vigueur avec laquelle l’appareil le fixe, devient plus muet qu’il ne le fut jamais » [22].

Dans ce double projet de qualification générale de l’espace et de disqualification du réel (suppression de l’inconnu, de l’indéterminé, du vivant), l’humain doit nécessairement se dissoudre avec le réel et ses images vivantes. « L’espace humain, comme le dit Virilio [23], devenant celui de personne, devient progressivement l’expression de nulle part ». « Une société où la propriété de forger des symboles s’affaiblirait perdrait conjointement sa propriété d’agir » prédisait quant à lui Leroi-Gourhan [24]. Nous voyons bien comment, en se posant comme clôture du langage, la sidération produite par les « images » induit beaucoup plus qu’une simple attitude sociale, mais se pose comme l’arme absolue d’une sur-socialisation dont nous avons déjà eu l’occasion de voir fonctionner quelques modèles. Si la photographie était selon la formule de Bourdieu « un art moyen », c’est-à-dire un médium, elle est aussi un « art » du milieu, de ce milieu centrifuge où les choses prennent de la vitesse pour s’éloigner et se disperser infiniment.
« Il y a une limite de rupture au-delà de laquelle un système se transforme abruptement en un autre ou dépasse, dans ses processus dynamiques, un point de non retour » [25]. Le point de non-retour et de dépassement du système d’images encore actuel se situe à sa rencontre avec un autre système : le numérique qui permet à la pseudo-image de prendre sa vraie dimension, celle qui était sous-entendue depuis la naissance de la photographie, mais que nous n’avions pas les moyens de déceler : sa vocation réelicide et iconicide que mettent gaillardement en pratique les nouvelles technologies qui se passent totalement de tout référentiel. On peut raisonnablement supposer que la conscience du réel disparaissant, entraînant le langage tel que nous le connaissons, l’image elle-même n’aura plus lieu et se regardera, dit Vaccari, « comme on regarde les arbres généalogiques, les blasons héraldiques, les idéogrammes sur les parois des temples égyptiens » [26], j’ajouterai, comme nous regardons les algorithmes.

Il n’est pas dans mon intention de jouer les prophètes, mais on peut logiquement prévoir à plus ou moins court terme, leur but atteint, la fin des images puisque l’image est toujours en un sens l’image du Père et que le cyber-homme est sans père, sans autre généalogie que celle du bazar technologique. Leroi-Gourhan s’inquiétait de cette situation : « il nous faut, disait-il, concevoir un homo sapiens complètement transposé et il semble bien qu’on assiste aux derniers rapports libres de l’homme et du monde naturel ». Plus loin, il s’inquiète : « continuera-t-il de pousser son rocher sur la pente s’il ne lui reste un jour que l’image de la réalité » [27]. J’ajouterais qu’il risque même de ne plus avoir cette image et Virilio enfonce le clou : « l’état technologique n’a plus besoin que très secondairement de l’accident humain, celui-ci représentant pour son fonctionnement une gêne » [28].

Vous avez sans doute remarqué que la plupart des auteurs que je cite à l’appui de mon propos ont écrit dans les années 70 et au tout début des années 80, c’est-à-dire il y a entre vingt-cinq et trente ans. Il ne s’agit en aucune façon, pour la plupart, d’écrits catastrophistes, mais tout simplement d’analyses d’une situation qui se mettait alors en place. Depuis, mis à part quelques articles du Monde Diplomatique et jusqu’à ces derniers mois, il ne s’est rien publié qui ait un quelconque recul (et impact) sur le sujet. La société que nous dénoncions alors s’est installée et j’ai un peu l’impression que nous nous réveillons comme après une longue, très longue maladie. Ou alors les pouvoirs nous ont occupés ailleurs pendant qu’ils fomentaient leur coup. Un monde est là que je ne reconnais pas et dont les autres, autour de moi, ont l’air de ne pas remarquer les changements à vue (du moins de ne pas en souffrir). Tous ceux qui, autrefois, l’avaient annoncé, analysé en détail, nous avaient prévenu, à quelques exceptions près (je pense à Paul Virilio qui persiste et se répète à coups de billets dans Libération entre autres, mais qu’on prend pour un aimable gâteux fatiguant), se sont tus et semblent avoir oublié eux-mêmes leurs mises en garde. Nous nous retrouvons démunis devant un monde annoncé et aujourd’hui évident que la plupart semblent ignorer ou minorer alors que ce fascisme technologique rampant qui vient s’insinuer jusque dans les territoires de la création est une vieille connaissance.

S’il prétend aujourd’hui vouloir coloniser nos écoles d’art (soigneusement vidées de leur sens), qu’on aurait crues derniers bastions de culture et de liberté, c’est qu’il pense avoir déjà conquis le reste du monde avec la complicité de techniciens dévoyés et d’artistes ratés.

Nous assistons à un cas type d’annulation de la mémoire. Les massacres et les camps sont devenus des sortes de mythes intouchables (non pas lieux de mémoire, mais zones fractales de reconnaissance et d’identification : signes) et ce qui les a faits être, ce qui les a agis de l’intérieur et continue d’agir d’autres expériences semblables, quasi-quotidiennes, ailleurs, paraît totalement oublié, annulé, irréactualisable. L’idéologie de socialisation totalitaire rouge, noire, verte ou de toute autre couleur, issue aussi bien des rêves de l’« homme total » de Moholy-Nagy et du Bauhaus que des délires nazis ou religieux est de même nature : d’abord TECHNO-LOGIQUE. Totalitaire ou « libérale » cela revient exactement au même et son but est de débarrasser le monde idéal des humeurs et imperfections humaines qui empêchent le système de tourner rond. En deux mots : éliminer le contingent.

Son but est de construire un monde nouveau, lisse, parfait et sans possibilité d’accident sur les ruines de l’ancien. Cela a l’air d’un très mauvais scénario de science-fiction. La « purification ethnique » aussi. Ce délire fonctionnaliste retrouve pourtant la vieille mystique cathartique et technologiste remise au goût du jour : tout ramener à la pureté évidée des formes de calcul mathématique simples. Un ordre binaire qui se passera de la représentation sous toutes ses formes, trop symbolique et complexe, et de la figure. La photographie, déjà, était simple présentation, en ordre, du simulacre du réel.

Léo Scheer écrivait en 1977 : « Et si le camp de concentration était le laboratoire de notre monde ? celui où s’inventerait la possibilité de domination d’un pouvoir dont la survie se constitue sur le pari de la destruction totale de ses sujets. Comment le réfléchir ? Le camp n’est pas seulement protégé par ses barbelés. Il est à l’abri, quand il existe, derrière l’incrédulité de ses contemporains » [29].

La grande différence, aujourd’hui, c’est que cela se passe à un autre niveau, à l’intérieur même de la société marchande et techniciste et avec la participation plus ou moins acquise des victimes à leur propre exclusion et annulation considérée comme inéluctable. La nouvelle idéologie de la prétendue « nécessité » et de l’inéluctabilité (« il n’y a qu’une seule politique possible »), plus immédiate et plane, a remplacé celle du « progrès » avec la disparition en cours de toute mise en perspective (la « réalité virtuelle » en tant que simulacre du visible, et sous couvert de l’exalter, abolit de fait la vieille perspective, née à la Renaissance, qui n’est qu’un code du lisible aujourd’hui obsolète [30]).

Le moins étonnant encore c’est que ce sont les mêmes, en grande partie, qui, après avoir, jeunes et fringants, tenté de nous servir leur sinistre révolution communiste (gauchiste) comme inévitable et nécessaire, nous servent aujourd’hui la révolution cybernétique (c’est-à-dire littéralement le pouvoir des machines), avec la même conviction féroce à planifier et tout ramener à l’identique ; pas mal de rides et de fric en plus.

Notes

[1« L’Internet, ce n’est pas tant sa capacité d’information qui fait sa force que sa capacité de navigabilité » ; Joël de Rosnay (Directeur de la Cité des Science) à l’émission Visite Guidée, sur France-Inter le 23/08/2000.

[2Il est clair qu’après tout, crayons et papier disponibles pour tout un chacun servaient davantage à régir la société et son commerce qu’à écrire des œuvres de création et s’ils ont ouvert quelques libertés, ils ont, au moins dans la même mesure, permis de les restreindre et de les contenir. Alors que l’on cesse d’essayer de nous endormir avec les prétendus territoires de liberté offerts par la firme Microsoft ou l’Internet. Un outil est un outil, soit, mais toujours forcément plus efficace dans la main du pouvoir que dans celle de ses objets. La différence est que le pouvoir, aujourd’hui, est tellement dilué en apparence que chacun peut s’imaginer en détenir une parcelle.

[3Roland Barthes : Mythologies. Paris, Éditions du Seuil, 1957. J’ai déjà à plusieurs reprises fait allusion à cette phrase.

[4Opus cité.

[5Ibid.

[6Yves Stourdzé, opus cité.

[7Yves Stourdzé : « Simulation sans perspective ». In Traverse N° 10 : le simulacre, février 1978. C’est moi qui souligne.

[8On peut seulement se poser la question de savoir ce qui sera réparable ou non : pièces humaines interchangeables comme pièces mécaniques : remplacement des organes lésés : transfusions, transplantations, etc., comme le spécialiste retouche les images sur Photoshop.

[9Abraham Moles : L’image communication fonctionnelle. Tournai, Éditions Casterman,1981.

[10Jean Baudrillard : Simulacre et simulation. Paris, Éditions Galilée, 1981.

[11Ibid.

[12Philippe Dubois : « D’une image l’autre ou de l’influence du cinéma sur la photographie créative contemporaine ». In De l’instant à la durée (1) séminaire photographique, janvier-juin 1993, initié par Jean Rault, DRAC Haute Normandie & École d’Art du Havre.

[13Ibid.

[14Raphaël Pividal : Le capitaine Némo et la science. Paris, Éditions Grasset,1972.

[15Les récentes guerres balkaniques en sont l’évidente prémisse.

[16Jean Zeitoun, opus cité.

[17Gilles Deleuze & Félix Guattari : Mille plateaux. Paris, Éditions de Minuit, 1980.

[18Walter Benjamin, opus cité.

[19Leroi-Gourhan, opus cité.

[20Au-delà de l’appauvrissement, c’est même d’une perte quasi totale dont il s’agit, instituteurs et professeurs de collèges en sont les témoins impuissants devant des hordes adolescentes et banlieusardes qui n’ont plus à disposition que quelques centaines de mots (3 ou 400) composés d’une sorte de pidgin, mélange de français, d’américain et de divers dialectes arabes et gitans et de quelques expressions toutes faites, mobiles, et qui ne permettent de communiquer qu’à l’intérieur d’un même groupe extrêmement limité, parfois incompréhensibles d’une cité à l’autre. On a pu constater que des adolescents qui passent des heures devant la télévision, regardent les images mais ne comprennent pas ou très mal le récit, ni même ce qui se dit, ignorant le sens des mots auxquels ils ne font d’ailleurs pas attention. Ici la télévision n’est qu’un « robinet à images », selon la formule de Godard. Mais cette incompréhension, ce refus du langage dominant, ce repli sur une sauvagerie clanique, d’une part vivante de la population, sont peut-être aussi une réaction de santé (de sauvegarde ultime) au pouvoir endormant généralisé de l’image audiovisuelle au profit d’une appropriation personnelle aussi réduite et informe soit-elle. Le système, pour les besoins de son développement à la fin du XIXe siècle et dans la première moitié de celui-ci, nécessitait une relative autonomisation et un développement intellectuel de la classe ouvrière. Les machines intelligentes d’aujourd’hui remplissent ce rôle, permettant un retour à l’esclavage généralisé au service d’une classe sociale dominante nouvelle : les animateurs du spectacle, les agents de la circulation.

[21Carl George Heise : préface à Die Welt ist Schön de Renger-Patzsch. Munich, Kurt Wolf Verlag, 1928.

[22Carl Linfert in Das Deutsche Lichtbild, 1931.

[23Paul Virilio : L’insécurité du territoire. Paris, Éditions Stock, 1976.

[24Leroi-Gourhan, opus cité.

[25Kenneth Boulding cité par McLuhan, opus cité.

[26Franco Vaccari : La photographie et l’inconscient technologique. Paris, Éditions Créatis, 1981.

[27Opus cité.

[28Opus cité.

[29Léo Scheer : « La danseuse ». In Traverse N° 9, novembre 1977. C’est moi qui souligne ici.

[30C’est sans doute pourquoi on a renoncé à enseigner le dessin dans un grand nombre d’écoles d’art de ce pays.