jeudi 26 janvier 2023

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Une petite trace

Patrick Dekeyser

, Patrick Dekeyser

Patrick Dekeyser poursuit son décryptage de nos blessures engendrées peut-être par les limites de la langue et l’obstination des êtres humains à rêver l’impossible.

L’immensité du déni qui hante les hommes est sans doute égale en tout à l’immensité des aveux qu’ils osent. Ils ne semblent en effet voir dans le premier dont ils ignorent tout sauf qu’il existe en eux et y vibre comme une corde détendue sur le violon de l’âme dont les sons évanouis restent indéchiffrables noyés qu’ils sont dans le fracas des jours, qu’un mal nécessaire aussi anodin que l’existence de la publicité sur les écrans de la nuit ou de dieu dans les rêverie du jour. Et dans les autres, qui s’exhibent sous la forme de petite phrases glissées tels des aphorismes dans le menu du jour lors d’un repas de famille, qu’une manière d’asseoir la légitimité de leur existence qu’ils glorifient ainsi et extraient de sa banalité, et bien sûr, eux avec, comme personne reliée à l’infini.

Le déni consiste en une manière tout à fait banale d’acceptation d’un non savoir élevé à la hauteur de l’absolu mais inscrit à même les organes vitaux ceux de la respiration et de la digestion en particulier. Il faut bien oublier que l’on tue pour manger et que l’on ment pour respirer, même si en fait, on n’a pas besoin d’oublier puisque, on ne sait pas comment mais c’est comme ça, on n’y pense même pas.

Les aveux, on se les fait à soi-même surtout lorsqu’il y a quelqu’un pour entendre ce qu’on se dit car cela relève un peu la fadeur de la sauce. Le poivre n’a pas le goût du mensonge mais celui de l’emphase, du "j’aimerais bien que..." ou du " ah si c’était vrai, mais ça l’est parce que je le dis et que j’y crois, même si je sais bien que..."

Et tourne le manège, et babille la bouche, et clame sa vérité le sujet droit dans ses bottes qui sait qu’il existe puisqu’il parvient à mettre un mot après l’autre. Ah qu’il est doux de s’élever ainsi à la hauteur de l’infini et de parvenir à s’imaginer que comme les autres en disant juste quelques mots, on peut soi-même aussi parvenir à vivre sa seconde d’éternité ! Qui peut prétendre être meilleur qu’un autre face à l’inimitié du monde et retirer à qui que ce soit sa légitimité à demander son dû à ce ciel silencieux ?

On sait qu’on se ment, mais c’est si beau de se dire que comme les autres on va y arriver. Enfin, on aimerait ! Et puis cela ne coûte rien puisqu’il suffit de le dire. Et dire, c’est faire, n’est-ce pas ? Et puis, la trace qu’on laisse, on ne sera pas là pour la voir. On veut juste jouir de s’imaginer la laissant. Maintenant. Déni et aveux ? On s’en moque ! Pas même besoin de faire semblant d’avoir jamais su ce que le poète du temps jadis disait déjà :
"Je congnoys que pauvres et riches, / Sages et folz, prebstres et laiz / Noble et vilain, larges et chiches / Petitz et grans, et beaulx et laidz, /Dames à rebrassez colletz, / De quelconque condicion, / Portant attours et bourreletz, Mort saisit sans exception"

puisqu’en fait on sait déjà qu’on le sait, déjà !