samedi 2 mars 2024

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Une histoire du cinéma

enquête sur les origines d’une collection de films

, Guillaume Basquin

Voici la réédition, chez Paris Expérimental, en coédition avec le Centre Pompidou, d’un livre « mythique » de 1976, Une histoire du cinéma — mais largement augmentée. C’est un gros pavé indispensable pour qui s’intéresse à la question de la place du FILM comme œuvre d’art, c’est-à-dire comme FILM — et non pas œuvre audiovisuelle, ou reproduction en vidéo —, dans les musées : 456 pages en grand format illustré en noir et blanc, tout simplement titré « L’histoire d’une histoire du cinéma ».

On écrira ici toujours FILM en lettres capitales, pour le distinguer du commerce habituel des films, et parce que depuis la parution de ce livre très important pour la place des pratiques marginales (expérimental [1], avant-garde, documentaire d’artiste, etc.) du cinéma au musée d’art moderne, un cycle où l’on montre régulièrement (deux mercredis par mois au Cinéma-2, à 19 h, en 2024 — l’occasion de signaler ici que la programmation initiale de la collection de FILMS de 1976 au Centre Pompidou sera reprise tout au cours de l’année 2024, et qu’on peut en connaître la programmation en suivant ce lien facebook) la collection de FILMS est justement et simplement appelé « FILM ».

La nouvelle édition du livre contient, en plus du fac-similé du livre de 1976 : une préface de Philippe-Alain Michaud, actuel directeur du département FILM ; des essais nouveaux, dont celui au titre programmatique d’Enrico Camporesi, « Ouvrir la boucle : raconter une histoire du cinéma » ; des entretiens récents et inédits, avec Peter Kubelka, « Penser une collection », et avec l’historienne américaine du cinéma d’avant-garde, Annette Michelson, « De New Forms in Film à Une histoire du cinéma » ; des documents (nombreux échanges entre Alain Sayag, organisateur de l’exposition de 1976, et les artistes élus ; mais aussi des échanges d’époque entre les différents historiens — ou conservateurs — du cinéma parties prenantes) ; un dossier de presse d’époque (dont un assez roboratif texte d’Alain Robbe-Grillet paru dans Le Monde de l’époque, « L’argent et l’idéologie ») ; les différentes programmations — ou « expositions » — d’alors. Tous ces éléments nouveaux permettent de mieux comprendre les enjeux d’alors, et apparaissent comme autant de pièces à conviction à la fois des réticences des milieux cinéphiles officiels à partager leur passion avec les musées d’art moderne et en même temps du refus des cinéastes d’avant-garde de se laisser marginaliser par les institutions cinéphiles.

 

Le cinéma exposé

En 1976, alors que le Centre Pompidou n’a pas encore officiellement ouvert ses portes, Pontus Hulten, premier directeur du Centre, confie à Peter Kubelka, lui-même cinéaste et conservateur de cinéma, une exposition qui doit s’appeler « L’Histoire du cinéma ». Cette exposition de l’art du film est la première du genre dans l’un des plus grands musées d’art moderne en Europe — le MoMA ayant été précurseur dès 1935, sous l’impulsion d’Alfred Barr —, et le livre qui en résulte aurait dû porter le même nom sans la pression d’Henri Langlois, célèbre directeur et fondateur de la Cinémathèque française, qui la trouvait trop partisane — absence à peu près complète du cinéma commercial et/ou d’auteur, au profit des pratiques expérimentales du cinéma. L’exposition devient « Une histoire du cinéma », ainsi que le livre qui en est le catalogue. L’enjeu, à l’époque, était d’amener l’art du FILM au niveau des autres arts plastiques, et alors que jusqu’alors, il était resté invisible dans les musées d’art. Mais de « quelle histoire s’agit-il ? » : « Au fil des séances se dessine, en marge de l’industrie et du cinéma d’auteur, un récit alternatif aux canons cinématographiques dominants. » La proposition radicale de Peter Kubelka, qui choisit 300 films dans le corpus de la production cinématographique depuis qu’il put être considéré comme un art, soit Viking Eggeling (1921) et Hans Richter (idem) (et si l’on excepte les Frères Lumière) et jusqu’à la date de la manifestation (Marcel Hanoun et Yvonne Rainer), inscrivit durablement le cinéma expérimental et d’avant-garde dans les collections du MNAM (Musée national d’art moderne). Cette exposition du cinéma sous forme de séances de projections à horaires programmés diffère totalement du cinéma exposé d’aujourd’hui sous forme de projections [2] vidéo : les films étaient alors vus comme œuvres d’art autonomes montrées au maximum de leur puissance plastique, alors qu’une projection vidéo dans les espaces des collections permanentes ou temporaires n’est qu’une reproduction de film, une super-carte-postale en plus ou moins haute définition. De plus, le spectateur captif et bloqué (physiquement) de la salle de cinéma n’a rien à voir avec le touriste qui se promène, en général indifférent, au milieu des vidéos — flâneur très lointainement baudelairien…
Ce que cette réédition apporte, en plus de l’édition princeps, c’est un éclairage du contexte de l’époque et des nombreuses polémiques qui apparaissent alors, plus en détail. En particulier un fameux Manifeste de Jonas Mekas, publié dans le numéro 1 de la revue Artpress, « Nous les Palestiniens du cinéma », et repris ici sous le nouveau titre « Mekas Dixit — conférence du 6 février 1976 », dont voici un substantifique extrait : «  Si nous voulons éviter d’être avalés, il faut nous démarquer du cinéma commercial — de Cinecittà, de Hollywood, de la Cinémathèque française — comme Cuba ou le bolchevisme de 1917 s’est isolé du capitalisme. »

Une (autre) histoire du cinéma

Pour caractériser cet autre cinéma, il est très utile d’étudier de près les deux textes de Peter Kubelka, responsable de cette exposition de film, celui de 1976, puis son interview de 2014-15. En 1976, Kubelka apparaît comme ultra-radical, invectivant, presque à sa manière le public : « Voici des films qui ne sont pas à votre service, pour vous distraire comme ceux que vous sert l’industrie. » Le spectateur est prévenu… Mais il y a plus, et on comprend vite ce qui motive les choix du cinéaste-conservateur : « Chaque auteur utilise sa propre grammaire, développée pour ses besoins. » En résumé, pour Kubelka, et tout comme pour la collection « Essential Cinema » de l’Anthology Film Archives de New York, c’est le travail de la caméra et de ses moyens annexes (montage, son, image + son, etc.) qui importent — que le film devienne une forme de création artistique autonome et non plus une dépendance d’autres arts préexistants (une histoire tirée d’un roman, ou d’une pièce de théâtre, une grande musique, etc.) : « Mais ces films représentent ce que le cinéma lui-même a apporté à la pensée humaine et qu’aucun des autres moyens articulatoires, la littérature, la musique, la peinture ou la cuisine n’avaient encore exprimé. […] Ces films de cette exposition ont été faits malgré l’existence de cette industrie et bien des fois en dépit d’une oppression directe » (c’est moi qui souligne). Que l’on songe seulement à L’homme à la caméra de Dziga Vertov, présent dans l’exposition : aucun moment ni effet du FILM ne pourrait être rendu par un autre moyen artistique : ni le roman, ni le théâtre, ni un poème, ni un tableau : tout est passé par la caméra ! Pas la peine d’insister sur le sort réservé au cinéaste par la dictature stalinienne, après quelques années de liberté, dès la fin des années 1920…

En 2014-15, Kubelka développe sa pensée : « Quand je parle de l’art du cinéma, je ne pense pas du tout au cinéma industriel. Ce dernier est un cinéma d’équipe, une production industrielle hostile à une pensée libre réalisée en dialogue avec un matériel, avec un médium, à l’instar des autres arts » (c’est nous qui soulignons) : le FILM. Il déclare plus avant : « Quant au cinéma, il était toujours, et il est encore, entre les mains des marchands. C’est une industrie commerciale qui ne laisse pas de place aux artistes qui veulent travailler individuellement. » À regarder le programme de l’exposition de 1976, on comprend mieux les choix en apparence subjectifs de Kubelka : quel film parmi les 300 choisis aurait pu se faire à Hollywood ? Évidemment aucun. « Le critère essentiel de cette réunion de films était le contenu dans cet hard core, c’est-à-dire l’essence du cinéma, ce qu’on ne pouvait exprimer avec aucun autre médium. L’idée était de rassembler des films qui travaillaient avec des moyens cinématographiques purs » (c’est moi qui souligne). Notons que Kubelka croit encore fermement qu’un tel cycle permet aux jeunes générations de cinéastes d’avoir une idée générale de l’histoire de leur art, de ne pas répéter, et procure « les fondements nécessaires sur lesquels il nous est possible de repartir ». La boucle est bouclée. Dont acte.

Notes

[1Expérimental barré, ainsi que dans l’indispensable livre qui raconte d’une autre façon cette histoire, Éloge du cinéma expérimental, par Dominique Noguez (Paris Expérimental, 2010, 3e édition)

[2Nous ne pensons pas qu’il y ait vraiment projection au sens du phénomène de la caverne obscure percée d’un tout petit trou, en numérique : que l’image résultante sur l’écran résulte d’un remplissage de pixels ou de reflets de milliers de petits miroirs ne change pas grand-chose, voire rien : pas d’agrandissement par transparence projetée et continue, mais remplissage — briques multiplicatives.

Cet article est paru sur le site Zone Critique le 28 février 2024.

Image d’introduction : portrait de Peter Kubelka