samedi 26 octobre 2013

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« Une Exposition Universelle (Section Documentaire) »

Tentative de désœuvrement vers un manifeste de l’enfoui

, Youri Lou Vertongen

« Un homme ne laisse derrière lui que l’œuvre de son désœuvrement »
F. Dard

Le monde contemporain, tel qu’il nous est donné à percevoir, est un mensonge collectif refoulé. Il n’existe réellement qu’en-deçà des images sublimées qu’il véhicule de lui-même. Afin d’assurer la pérennité de ce mensonge et permettre son intensification en termes marchandisés, ce refoulement doit être en permanence entretenu et travaille ainsi à la construction d’un imaginaire collectif – pour ne pas dire d’une imagerie collective – lisse et attractif. Ce monde spécule ainsi sur son propre état de sublimation et s’organise en vitrine continue de son mensonge. Cette vitrine agit sur le monde tel qu’il devient, autant que le monde modifie cette vitrine pour l’adapter à un désir de lui-même. Les Expositions Universelles (dont la première fut celle organisée à Londres en 1851, sous le nom de Great Exhibition of the Works of the Industry of all Nations) métonymisent, presque à elles seules, cette opération de sublimation spéculative et de sur-esthétisation du monde tel qu’il désirerait se vendre. Le corollaire de cette opération de capture, dont l’Exposition Universelle semble être l’exemple paroxysmique, est le mouvement qui relaye dans le champ de l’invisible ce qui constitue à la fois le socle et la limite de l’hégémonie du monde tel qu’il est : les déviances, les ratures, les manquements et les subversions. Sont ainsi rendus imperceptibles aux yeux des masses les flux illégaux, les trafics en tous genres, le travail au noir, les déshonneurs collectifs, les violences et cruautés non contenues par une puissance étatique.

Dans « l’anti-exposition Universelle » (Une Exposition Universelle (section documentaire) Biennale8, Ottignies – Louvain-la-Neuve, 18 septembre – 17 novembre 2013), les deux commissaires Guillaume Désanges et Michel François, en charge de l’organisation de la biennale, proposent d’exposer des pièces enfouies, cachées, ou refoulées, de notre histoire collective ayant trait aux registres de la catastrophe, du désastre, de la surconsommation ou de la sur-accumulation – voiture de trafiquants saisie par les douanes, cadavres empaillés d’animaux en voie de disparition, dispositifs de surveillance et de contrôle aux frontières, code de l’indigénat, amas de déchets compactés, ... En substance, l’univers de cette biennale des déviances universelles s’étend dans les parkings souterrains de Louvain-la-Neuve (sur près de 4000 m2) et présente, au travers de quatorze pavillons [1], des masses d’objets et d’images qui fouillent, questionnent et font remonter à la surface du présent tout ce que notre contemporanéité tente à l’inverse d’engloutir dans ses soubassements. Cette exposition propose de porter un regard assumé sur les manquements dont notre époque regorge pour fissurer ce qui fonde, inconsciemment ou non, sa consistance.

La démarche est taquine. Elle consiste in fine à prendre notre présent à son propre jeu de sublimation de l’abject lorsqu’il magnifie, au travers d’une esthétique léchée et séduisante, les dernières prouesses commerciales, la prolifération d’une technologie devenue immaîtraisable, les innovations en termes de développements nucléaires, les flux économiques et financiers, ... Cette manœuvre de sublimation, les deux commissaires d’exposition décident de l’appliquer aux images refoulées de notre société ; celles aux prises avec le complexe et l’illicite, avec la stagnation et le retour en arrière. En ce sens, Une Exposition Universelle (Section documentaire) s’apparente en quelque sorte à une opération de désœuvrement, au sens où sublimer, au travers d’un dispositif d’exposition, un objet ou une image dont l’usage collectif doit être caché, vient à terme libérer cet objet de son économie propre. On en désœuvre son usage en quelque sorte, on en destitue sa fonction première. Ce processus trouve sa grâce dans le fait qu’il propose d’assumer ce désœuvrement et sa projection vers une sublimation autre en conférant à l’ensemble des imageries liées aux excommunications collectives – manquements, expériences ratées, conséquences de catastrophes naturelles – une valeur esthétique. La biennale de Louvain-la-Neuve donne ainsi à voir tout le désœuvrement d’un monde qui pour briller en apparence a besoin d’écraser, d’enfouir, de refouler une magnificence condamnée aux souterrains. L’exemple paradigmatique de ce mouvement se trouve dans le Pavillon de l’être et du paraître, au sein duquel sont exposés plusieurs dizaines de dispositifs et de gadgets à double fonction permettant aux trafiquants de dissimuler leurs marchandises illicites (armes, drogues, peaux d’animaux, œufs de reptiles...). Saisis par les douanes et récoltés pour l’occasion de l’exposition, ces objets témoignent d’une ingéniosité subversive et discrète (puisque destinée à ne jamais être révélée) dont les trafiquants font preuve dans leurs démarches illégales, et qui révèlent, dans une « indigence matérielle », une beauté quasiment artistique, qui tire sa force « du privilège de l’intelligence sur la morale » [2].

L’opération de destitution et de restitution qu’exprime la démarche de cette anti-exposition universelle induit, selon nous, une volonté de déplacement des catégories esthétiques. Ainsi, le beau – ce qui se donne à montrer – n’est plus forcément le beau auquel nous sommes accoutumés. A tel point que le basculement produit par ce renversement nous pousse à nous interroger sur l’œuvre du monde aux prises avec son propre désœuvrement. Un désœuvrement, sans artistes reconnus, prenant acte et place de l’œuvre elle-même, pouvant acquérir une « aura » au sens où l’entendait Walter Benjamin [3], voici le pari fou de la Biennale 2013 de Louvain-la-Neuve. Il s’agit de mettre en musique cette « poésie de l’invisible » refoulée dans nos cauchemars collectifs pour parvenir à voir par-delà l’image et ainsi renverser les structures d’idées qui conditionnent leurs perceptions. La démarche porte en elle la critique : montrer que les artistes de ce monde ne sont pas forcément ceux que l’on pense. Que l’œuvre de ce monde n’est pas celle que ce même monde choisit délibérément de mettre en avant. Que les catégories esthétiques du beau et du laid, telles que portées au sommet de la pyramide des valeurs de ce monde, n’ont pu s’élever si haut, recouvrir une telle « aura », qu’au détriment des malheurs de la beauté de la catastrophe sur laquelle ils s’élèvent. Il s’agit de l’expression d’un incompris, une part du monde jetée à sa propre face, comme un débattement, un cri de haine ou une démonstration de sagesse. Enfin, la tentative d’une anti-exposition universelle pousse également le public à se pencher sur ce qui creuse l’écart entre la vitrine et le réel de ce monde. Entre les prétentions sublimées de celui-ci et les réalités (souvent) tragiques qui les sous-tendent. Ici, l’anti-Expo Universelle nous offre à penser précisément cet écart et l’incapacité de notre temps à le réduire définitivement. C’est en conséquence toute une trame qui se tisse dans cet entre-deux, entre art et non-art, entre œuvre et désœuvrement. L’Exposition Universelle (Section documentaire) nous pousse à nous interroger sur une fragilité intrinsèque et propre aux œuvres de ce monde, en sondant cet interstice où l’art, en tant que substance esthétique, se constitue et se destitue. Saisir la part d’inexplicable qui fait jaillir le beau du laid.

« Une figuration de la beauté magnifique de la catastrophe » (Guillaume Désanges)

Notes

[1Pavillon des Nouvelles Masses ; Pavillon de l’être et du paraître ; Pavillon de l’obsolescence programmée ; Pavillon du contrôle ; Pavillon des flux invisibles ; Pavillon des mémoires refoulées ; Pavillon de la Régression ; Pavillon de l’exclusion ; Pavillon des passe-murailles ; Pavillon du commerce (illicite) ; Pavillon des faussaires ; Pavillon des nouveaux langages ; Pavillon de la connaissance obsolète ; Pavillon des catastrophes naturelles ; Pavillon de l’histoire naturelle ; Pavillon de l’alcool ; Pavillon du darknet.

[2Journal du Centre Culturel d’Ottignies – Louvain-la-Neuve consacré à Une exposition Universelle. (Section documentaire), pg 6 : présentation Pavillon de l’être et du paraître.

[3BENJAMIN, W., « L’œuvre d’art à l’époque de la reproductibilité technique », (version de 1939), in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000.

Photos + commentaires :

Logo de l’article : « Voiture de trafiquant de drogue entièrement démantelée par les douanes afin d’y déceler les endroits de planque », Photo : Michel François

Première photo : « Masse de câbles de connexion internet non fonctionnels (Pavillon des masses). Ce monticule est l’exemple du processus de recherche esthétique depuis l’accumulation d’objets affreusement communs. Dans leur processus de fabrication, jamais la question de la beauté apparente de ces câbles n’a manifestement été étudiée tant leur fonction les propulse d’ordinaire dans un devenir imperceptible. Les rendre visibles dans un amas débordant est une tentative de faire jaillir le beau du laid. » Photo : Jean Poucet

Deuxième photo : « Tentative de dissimuler de la drogue lors d’un contrôle aux frontières (Pavillon de l’être et du paraître). Les trafiquants rivalisent d’ingéniosité pour dissimuler leur marchandise, avec parfois des sophistications pour si peu de contenu qu’on pourrait y déceler une sorte de fierté artisanale. Privilège de l’intelligence sur la morale, ces démarches sont quasi artistiques. » Photo : Michel François

Troisième photo : « Masse de cadavres d’animaux empaillés (Pavillon de l’Histoire Naturelle). » Photo Michel François