mercredi 30 juillet 2014

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Traversées, corps

entretien avec Valérie Horwitz

, Valerie Horwitz et Yannick Vigouroux

Dans une série qui mêle audacieusement analogique et numérique, proche et lointain, flou et netteté, couleur et monochrome, clarté et obscurité, Valérie Horwitz interroge la fragilité du corps et son impermanence.

Série Traversées, corps
Cadix, 2014 - Photographie numérique couleur

Il est plutôt inhabituel de mélanger, comme tu le fais, styles photographiques (dont le flou du sténopé et la précision descriptive du style documentaire), et référents (paysages tantôt nets tantôt flous, autoportraits). Pourquoi ce parti pris ?

Je n’ai jamais voulu hiérarchiser les différentes techniques que j’utilise. Je les choisis toutefois en fonction de ce que j’attends comme résultat.
Mon envie de mélange vient des thématiques abordées et du fait qu’il n’y pas de fragmentation mais plutôt une linéarité du regard, même si on peut évoquer son évolution entre une image réalisée en 1996 et une autre en 2014.

« Traversées corps » est une tentative de construire un récit avec le seul langage que je maîtrise : la photographie. Elle invite le spectateur à entrer dans une histoire personnelle, qui relève d’émotions et de vécus universels.
 

Série Traversées, corps
Cadix, 2014 - Photographie argentique couleur

L’une des originalités de ta série est, notamment, de mélanger paysages et portraits, images corporelles. De même, flou et netteté ne cessent de se succéder, comme les vues éloignées et les gros plans...
 
Les frontières sont partout : proches, lointaines, visibles ou non… La première est la peau, qui fait à la fois contact et séparation d’avec le monde. S’ensuit l’autre, proche ou distant, et le lointain qui évoquent le perceptible et l’invisible, que la frontière soit géographique ou toute autre... Les portraits peuvent être des photographies que j’ai réalisées (dans ma jeunesse, mon adolescence, ou récemment) ou issues d’albums de famille. Elles servent à appuyer mon propos (la disparition) et je ne me soucie pas de leur provenance ou de leur date. Il y a, dans cette série, un portrait réalisé de très près, en couleur, très flou. Puis un autre en noir et blanc d’un homme, dont la surface de l’image a été altérée par le temps.

Série Traversées, corps
Porquerolles, 2014 - Sténopé argentique couleur

A l’inverse, certains de tes paysages possèdent une dimension très corporelle ou végétale. Ainsi, une image floue de mer me fait penser à des réseaux de fibres, de longs filaments qui pourraient être des cheveux. 

L’un de tes autoportraits, qui montre ton dos nu, surmonté de tes poings serrés, me fait quant à lui fortement penser à une sculpture, et aux autoportraits si monolithiques de John Coplans. Image forte d’une résistance à la maladie, un tel bloc compact de chair, synonyme de densité et de solidité, semble contrebalancer l’impermanence du corps. Coplans est-il pour toi une influence consciente ? Y en a- t-il d’autres ?...

 

Série Traversées, corps
Marseille, 2009 - Photographie numérique couleur

J’avoue n’y avoir pas pensé avant. C’est drôle, maintenant que tu en parles, je vois se superposer l’image de Coplans en noir et blanc. Ses grands tirages m’avaient beaucoup impressionnée, et ce travail m’a sans doute plus marqué que je ne pensais.
Pour cette série sur le corps, j’ai réalisé environ 1500 clichés en une journée. J’avais quelques idées précises et j’ai parfois déclenché, sans intention. Finalement, ce sont ces images non scénographiées, et imprévues, que j’ai retenues lors de ma sélection.

Pour te parler de mes influences, j’ai énormément regardé la peinture abstraite et particulièrement le(s) monochrome(s). Dans mon adolescence, j’ai beaucoup contemplé ceux d’Yves Klein (je plongeais littéralement dans ce bleu, corps et âme), mais c’est plus tard, lorsque j’ai photographié ce monochrome blanc de l’opéra d’Oslo, que j’ai développé cet intérêt pour l’abstraction en peinture. J’ai d’abord été influencée par Soulages, puis par Richter, Ryman, Malevitch et son célèbre « Carré noir sur fond blanc » (1915).

Je regarde beaucoup de films. Cependant, j’ai une attirance particulière quand une certaine lenteur pousse à la contemplation comme, par exemple, Gerry (2002) de Gus Van Stant ou plus récemment The Rover (2014) de David Michôd. Les longs travellings cinématographiques m’ont certainement influencée dans ma pratique du sténopé.
 
Entre cinéma et photographie, j’aimerais également citer Eadweard Muybridge et sa décomposition séquentielle du mouvement, à laquelle se réfère le triptyque montrant mon corps en mouvement, les bras levés.
 

Série Traversées, corps
Marseille, 2009 - Photographies numériques couleur

Ce triptyque me fait aussi penser à un célèbre autoportrait de Robert Mapplethorpe (1975). Contrairement à cet autoportrait, on ne voit jamais ton visage en entier et de face. Pourquoi ?

Ce que j’évoque dans cette série a une dimension très universelle.
La maladie touche chacun de nous ou de nos proches à un moment ou un autre de la vie. C’est alors que les questions de mort et de disparition s’imposent à nous. Ce sont des expériences très largement vécues.
Contre toute apparence, et au-delà de mon expérience personnelle, je ne suis pas le sujet direct de cette série.
 

Série Traversées, corps
Marseille, 2014 - Sténopé argentique noir et blanc

C’est en effet un sujet universel qui dépasse le cadre de la stricte autobiographie.
Tes paysages sont souvent flous. Je crois que tu as couramment recours au sténopé ? Comment procèdes-tu techniquement ?

 
Oui, depuis quelques années j’utilise beaucoup le sténopé, mais pas uniquement. Je travaille principalement en analogique, et parfois en numérique. Le point commun de l’utilisation de ces deux techniques est le temps de pose. Avec le numérique, je force ce rapport en utilisant une faible sensibilité pour décroître la vitesse de façon exponentielle. Le sténopé induit cette donnée de fait, mais je l’utilise également de façon à augmenter le côté empirique de la prise de vue. Il m’accompagne toujours quand je voyage, que ce soit dans une voiture, sur un bateau, dans un train…

Hanté par la question de l’altération du corps par la maladie qui semble avoir contaminé l’espace et le temps, il me semble que ton travail trouve toute sa cohérence dans sa polymorphie et sa polyphonie.

Série Traversées, corps
Marseille, 2009 - Photographie numérique couleur

Voir en ligne : Photo_blog de Valérie Horwitz