vendredi 31 décembre 2021

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Tilo Koto

Un film de Sophie Bachelier et Valérie Malek — Une exposition de Yancouba Badji, protagoniste du film.

, Catherine Belkhodja

Les deux réalisatrices ont posé, dès le départ, le cadre de leur film, en expliquant aux participants du film, émigrés clandestins, leur profonde motivation, leur empathie pour leurs dures conditions de vie, mais aussi les limites de cette action et le dispositif.

« Nous ne pouvons pas vous aider à refaire vos papiers ni à traverser la mer Méditerranée. Nous n’avons pas ce pouvoir. Nous ne pouvons pas vous donner de l’argent car vous êtes trop nombreux. Nous n’ avons pas les moyens et nous ne voulons pas non plus être complices de votre disparition sur ce chemin que nous savons trop dangereux.

Par contre, nous nous sentons responsable et concernées par ce qui vous arrive. C’est pourquoi nous désirons faire ce film avec vous. Un film qui sera votre espace de parole, un espace de liberté partagé. »

Les deux réalisatrices ont posé, dès le départ, le cadre de leur film, en expliquant aux participants du film, émigrés clandestins, leur profonde motivation, leur empathie pour leurs dures conditions de vie, mais aussi les limites de cette action et le dispositif.

Une trilogie sur l’émigration

Tilo Koto est le dernier film d’une trilogie dont chacun raconte l’émigration clandestine d’un point de vue particulier : du point de vue de celles qui restent au pays dans l’attente de nouvelles des disparus, Mbëkk mi, le souffle de l’océan, du point de vue de ceux qui sont bloqués en chemin, Choucha, une insondable indifférence, et du point de vue de ceux qui rentrent au pays, Tilo Koto.

Ce film a nécessité de longs mois de repérages et une parfaite coordination entre les deux réalisatrices qui ne pouvaient pas toujours être ensemble sur le tournage. Parties pour recueillir les témoignages des survivants aux traversées en Méditerranée, les réalisatrices ont filmé les hommes qui tentaient au prix de leur vie, de traverser malgré leurs multiples échecs, mais aussi les témoignages des épouses et des mères restées au pays.

La radicalité s’imposait à moi. La parole de ces mères de famille, de ces épouses contenait une telle puissance qu’on pouvait se passer aisément de mouvement, de couleur ou d’autres images que celle - unique - de chacune face caméra, en plan fixe, nous confie Sophie Bachelier.

J’ai consacré du temps au montage à enlever ce qui me paraissait détruire la force de leur parole. J’ai enlevé la couleur, car mon attention se perdait dans le bleu intense de leur boubou ou la beauté du mur devant lequel elles étaient assises.

J’ai ôté toute image de labeur, redondante et rétrécie en regard du voyage auquel leur parole m’invitait.

Seul le souffle de l’océan vient ponctuer, telle une virgule, une respiration, le début et la fin de chaque récit, comme il est dit dans les contes wolofs.

Le charisme particulier de Yancouba Badji les a incitées à en faire le protagoniste du film. Il raconte son propre parcours : originaire de la Casamance, il a d’abord fui le dictateur Yahya Jammeh sévissant en Gambie, en se rendant au Sénégal, puis au Mali. Comme c’est souvent le cas, il a été abandonné par un passeur peu scrupuleux et se retrouve torturé en Libye avant d’atteindre la Tunisie avec 125 camarades d’infortune. Il a gardé de cet enfer des souvenirs qui le hantent et qu’il tente d’expulser par la peinture. Ses toiles douloureuses racontent les insupportables conditions des voyages. Ils sont très peu à survivre à toutes ces épreuves. Les mères se désespèrent de ces intolérables disparitions et préfèrent encore supporter la misère que de les voir repartir. Yancouba a trouvé une autre mission qu’il tient à accomplir : dissuader les autres jeunes de partir et tenter de trouver sur place comme lui, d’autres moyens pour survivre.

Ce documentaire produit par Rachid Bouchared nous oblige à regarder en face le quotidien de ces populations qui, fuyant la guerre ou les dictatures, risquent leur vie pour rejoindre l’Europe. Chaque passage de frontière représente une nouvelle épreuve. Si les migrants n’ont plus de quoi payer leur passage, ils sont emprisonnés ou torturés. Leurs familles n’ont plus de nouvelles, ou sont parfois contactées afin de les inciter à envoyer de l’argent pour libérer les otages.

Des paysages de désert, de mer ou de champs subissant la sécheresse alternent avec des visages de rescapés des traversées meurtrières ou des femmes endeuillées.
Un film sobre et bouleversant.

L’homme sortant de la mer
©Yancouba Badji / ADAGP 2020

TILO KOLO : L’exposition de Yancouba Badji

En repartant en France après les repérages, les réalisatrices avaient demandé quoi rapporter quand elles reviendraient.Yancouba Badji n’avait pas hésité une seconde : de la peinture et des pinceaux.

Déjà, sa chambre dans le camp de migrants du croissant rouge tunisien était recouverte de dessins au charbon. Il n’avait pourtant jamais suivi de cours de dessin, mais les formes surgissaient de ses nuits de cauchemar.

Le tournage était trop prenant pour qu’il puisse peindre. Mais dès la fin du tournage, les toiles se sont succédées. Peu à peu, il a pu se délivrer de tout ce qui l’oppressait.

« Je commence toujours par recouvrir ma toile de blanc pour bien préparer ma toile et je projette ensuite un petit brouillard de peinture. C’est à partir de ce petit brouillard que je commence à dessiner jusqu’à ce que des formes apparaissent, mais c’est pas moi qui guide : c’est le pinceau qui décide. C’est lui le conducteur ! Je ne fais pas de croquis préparatoire.

Au début, ma grand mère qui est musulmane m’interdisait de dessiner. Elle me disait « tu es musulman, tu n’as pas droit de dessiner ces petites âmes.

Et cela me posait vraiment un problème. Cette contradiction entre mon envie de peindre et l’interdiction de ma grand mère, mais maintenant ma grand mère est décédée et je ne me pose plus ce genre de question. J’ai pris ma vie en main. Je peins et voilà tout. »

Lapa lapa
©Yancouba Badji / ADAGP 2020

Yancouba est totalement autodidacte. Il avoue qu’il adorerait apprendre dans une école d’art mais pour l’instant, c’est un vœu qui lui paraît inaccessible. Alors pour se consoler, il dit qu’il aurait peur d’être formaté et de perdre son propre style !

« En fait, j’aimerais apprendre des petites techniques mais rester moi-même ».

Son entourage proche l’a vivement encouragé. Pourtant, il hésite encore à signer ses tableaux. Tant qu’il pense qu’on peut l’améliorer, il n’appose pas de signature.

« Quand je dis, celui là je peux le signer, c’est mon cœur qui le dicte. »

Expositions de Yancouba Badji, peintre autodidacte :

Galerie Talmart : 22 décembre 2021au15 janvier 2022.
22 Rue du Cloître Saint-Merri – 75004 Paris
https://talmart.com

Belleville galaxie :1 au 15 juillet 2022.
45, rue de Belleville – 75019 Paris
http://www.net1901.org/association/BELLEVILLE-GALAXIE,54697.html

L’exposition ne présente qu’une douzaine de tableaux dont un est déjà vendu, avant même l’ouverture de l’exposition. Les prix varient de 700 à 4000 euros.
Certaines sont sur châssis. D’autres sont sur des bouts de bois bricolés par l’artiste.

Frontispice : Viol à la prison de Zavia ©Yancouba Badji / ADAGP 2020