jeudi 4 mars 2010

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Gilbert SIMONDON

VI - Du mode d’existence des objets techniques

Commentaire

, Bernard Gerboud † et Martial Verdier

A contrario de la technophobie qui hante les traditions de pensée inspirées de Heidegger et de Habermas, Simondon nous invite dans sa réflexion sur le Mode d’existence des objets techniques à sortir par le haut de la critique de la modernité. Il offre ainsi un cadre particulièrement approprié pour comprendre les enjeux de la « techno-nature » et pour s’interroger sur les formes de subjectivité politique qui lui correspondent. C’est l’unité entre le producteur, l’objet technique et l’utilisateur qui participe pour Simondon de la transindividualité de la machine.

Gilbert SIMONDON

Du mode d’existence des objets techniques

commentaire [1]

La pensée occidentale, de Heidegger à Habermas en passant par Ellul, est traversée par la terreur de l’autonomisation croissante de la technique dont les implications politiques seraient à proprement parler ravageuses pour la démocratie. De la critique de la technocratie à celle de la technique, il n’y a qu’un pas que de nombreux observateurs n’hésitent pas à franchir. Cette posture de réification de la technique et de « l’agir instrumental », pour reprendre la terminologie d’Habermas, s’incarne dans un courant technophobe oscillant entre protestation romantique contre la technique et essentialisme, privilégiant les notions d’instrumentalité et de performativité. Elle conduit à délaisser le champ de la technique en ne voyant pas que la technique est, en elle-même, toujours-déjà politique, parce que traversée par des rapports de forces, des lignes de fuite, des plis et des replis qui peuvent pourtant être autant de leviers pour promouvoir une « nouvelle politique de la technologie » et peut-être même, in fine, de la démocratie.
Au fondement de l’idéologie dystopienne (ou contre-utopique) se retrouve cette hypothèse de Weber, et reprise tant par Heidegger que par Habermas, selon laquelle les sociétés modernes se distinguent des sociétés pré-modernes en ce que des domaines unis auparavant, comme l’art, la culture, la politique d’une part et la technique d’autre part, se sont progressivement différenciés, au point de s’autonomiser l’un par rapport à l’autre. Lâcher Habermas pour retrouver Simondon, n’est-ce pas une manière de sortir par le haut de la critique de la modernité ?

Gilbert Simondon, dès les premières pages de son essai Du mode d’existence des objets techniques1, affirme que l’opposition dressée entre culture et technique est fausse et sans fondement, et qu’elle ne recouvre qu’ignorance et ressentiment. Simondon peut non seulement nous aider à appréhender la nature véritable du malaise de la culture occidentale face à la technique, mais aussi à dépasser ce clivage artificiel et contradictoire qui consiste à considérer l’objet technique soit comme un pur assemblage de matière, soit comme un objet, d’inspiration technocratique, animé d’intentions hostiles vis-à-vis de l’humanité.

Il s’élève contre l’idolâtrie de la machine qui consiste à croire que le degré de perfection d’une machine se mesure au degré de perfectionnement de l’automatisme. Il faut, dit-il, « sacrifier bien des possibilités de fonctionnement, bien des usages possibles, pour rendre une machine automatique ». Toute la cyberculture le montre, dans ce qu’elle charrie de terreur vis-à-vis de l’androïde parfait. Le perfectionnement d’une machine, loin de se mesurer à son degré d’automatisme, est au contraire proportionnel à la marge d’indétermination, d’imprévisibilité – et donc d’humanité – qu’elle recèle. « Une machine purement automatique, complètement fermée sur elle-même dans un fonctionnement prédéterminé, ne pourrait donner que des résultats sommaires. La machine qui est douée d’une haute technicité est une machine ouverte, et l’ensemble des machines ouvertes suppose l’homme comme organisateur permanent, comme l’interprète vivant des machines les unes par rapport aux autres. » [2]

Le critère fondamental de cette conception de la technicité est l’ouverture et l’interopérabilité des machines entre elles via l’homme. Le rejet de l’automation comme concept performatif de nature économique et sociale lié à l’ère industrielle annonce, chez Simondon, le passage de l’ère de l’énergétisme thermodynamique du XIXe siècle, marqué par la démesure techniciste et technocratique (viol de la nature, conquête du monde, captation de l’énergie...) à l’ère de l’information et de la communication dont le contenu normatif, affirme-t-il, est profondément régulateur et stabilisateur.

Pour Simondon, le malaise de la culture occidentale face à la technique prend sa source dans le dédoublement de la pensée magique en pensée religieuse d’une part, et en pensée technique d’autre part. Elle se structure autour d’une dichotomie particulièrement prégnante entre le sens, le fond et la forme, la figure ou l’utilité. Cette désarticulation entre technique et culture, due à une sursaturation, à un moment donné, des potentialités de chacune et à un dédoublement en modes séparés d’être-au-monde, fait que « figure et fond sont devenus étrangers et abstraits l’un par rapport à l’autre ». [3]
Derrière un « humanisme facile », comme le nomme Jean-Hughes Barthélémy, c’est la possibilité même d’introduction de l’être technique dans la culture qui est réfutée et qui cache une « réalité riche en efforts humains et en forces naturelles ». Cette réfutation conduirait, selon Muriel Combes, à expliquer « La crise récente qui voit dans la technique et plus précisément dans la mécanisation du procès de travail la source d’un drame. Cette crise serait donc due à une méconnaissance du déplacement de la fonction de porteur d’outil de l’homme vers la machine, et, corollairement, du potentiel libérateur que contient un tel déplacement. » [4]

C’est la raison pour laquelle Simondon, développant l’idée que les objets techniques ont été inventés par des êtres vivants, affirme qu’ils sont dépositaires de sens et qu’il est nécessaire, pour y accéder, de comprendre leur genèse, leur intention fabricatrice (qui ne doit pas être confondue avec l’intention utilisatrice). Loin d’être un acteur subordonné, l’homme serait ainsi « parmi les machines », à la fois coordinateur et inventeur permanent des machines.

Simondon permet d’approcher avec le plus de finesse la question de la continuité, en se livrant à une critique radicale de la notion de travail, par essence aliénant, pour la substituer à celle d’activité. Pour lui, en effet, le travail renvoie à une définition très restrictive de l’objet – et en particulier de l’objet technique – qui pousse à le définir uniquement selon son principe d’utilité. L’objet technique, conçu non seulement comme un ustensile mais aussi comme une forme, résultat d’une invention et porteuse d’information (une forme-intention), est le support d’une relation qu’il qualifie de transindividuelle et qui permet de penser la continuité entre l’objet technique et le sujet humain et le collectif. « On peut entendre par relation transindividuelle, une relation qui ne met pas les individus en rapport au moyen de leur individualité constituée les séparant les uns des autres, ni au moyen de ce qu’il y a d’identique en tout sujet humain [...], mais au moyen de cette charge de réalité pré-individuelle, de cette charge de nature qui est conservée avec l’être individuel et qui contient potentiels et virtualité. L’objet qui sort de l’invention technique emporte avec lui quelque chose de l’être qui l’a produit et exprime de cet être ce qui est le moins attaché à un hic et nunc ... » [5]

Pour Simondon, toute forme d’activité qui ne prolongerait pas l’activité d’invention, toute forme de rupture entre savoir technique et exercice des conditions d’utilisation d’un objet technique, toute conception considérant la machine comme une zone obscure, serait du ressort de l’obscurantisme et de l’aliénation. Dans ces conditions, il tente de promouvoir une véritable révolution de l’agir permettant à l’homme de se rattacher à la nature selon un lien beaucoup plus riche et mieux défini que celui de la relation spécifique de travail collectif, de penser la relation collective dans un cadre organisant un couplage entre les capacités inventives et organisatrices de plusieurs sujets. Simondon affirme que « Les objets techniques qui produisent le plus d’aliénation sont ceux qui sont destinés à des utilisateurs ignorants. De tels objets se dégradent progressivement : neufs pendant peu de temps, ils se dévaluent en perdant ce caractère, parce qu’ils ne peuvent que s’éloigner de leurs conditions de perfection initiale. Le plombage des organes délicats indique cette coupure entre le constructeur qui s’identifie à l’inventeur et l’utilisateur qui acquiert l’usage de l’objet technique uniquement par un procédé économique. » [6] Cette conception de l’agir permet de penser, à travers le modèle de la transindividualité, la continuité, le couplage entre l’objet et le sujet humain. L’utopie simondonienne réconcilie technique et culture dans une perspective d’émancipation, en cherchant à « découvrir un monde social et économique dans lequel l’utilisateur de l’objet technique soit non seulement le propriétaire de cette machine mais aussi l’homme qui l’a choisie et l’entretient » [7].

Posséder l’outil est une condition nécessaire à l’émancipation car la non-possession, pour Simondon, augmente la distance entre le travailleur et la machine sur laquelle le travail s’accomplit, mais n’est, en tout état de cause, pas une condition suffisante, car posséder une machine n’est pas la connaître. Pour la connaître, il est nécessaire d’avoir un coefficient relativement élevé d’attention à son fonctionnement technique, à son entretien et à son réglage.

« L’activité de réglage est celle qui prolonge le plus naturellement la fonction d’invention et de construction : le réglage est une invention perpétuée, quoique limitée. La machine, en effet, n’est pas jetée une fois pour toutes dans l’existence à partir de sa construction, sans nécessité de retouches, de réparations, de réglages. » [8] Dans ces conditions, l’utilisateur ne s’inscrit pas seulement dans une logique utilitariste, mais s’inscrit, comme acteur à part entière, dans l’ontogenèse de l’objet technique et de son utilisation. Il y a quelque chose de profondément révolutionnaire dans la philosophie de Simondon lorsqu’il pense cette continuité, cette unité entre le producteur, l’objet technique et l’utilisateur. Dépassant les catégories sociales, juridiques et économiques inhérentes au capitalisme industriel, il propose une nouvelle forme de médiation sociale.

« La communication interhumaine, écrit Simondon, doit s’instituer au niveau des techniques, à travers l’activité technique, non à travers des valeurs du travail ou des critères économiques [...]. Ce niveau de l’organisation technique où l’homme rencontre l’homme non comme membre d’une classe mais comme être qui s’exprime dans l’objet technique, homogène par rapport à son activité, est le niveau du collectif, dépassant l’interindividuel et le social donné. » [9]. Penser, à travers l’objet technique (lui-même porteur de transindividualité), la continuité entre l’homme et la machine, entre le concepteur et l’utilisateur, reformuler la notion de collectif, au-delà de l’interindividuel et du social, c’est avant toute chose développer non seulement une critique forte des fondements économiques et juridiques du système, mais aussi développer une pratique alternative et parallèle.

Conclusion

L’apport de Simondon n’est pas de penser la spécificité de la technique mais bien plutôt d’élaborer une théorie de la continuité entre technique et culture. L’activité technique, telle qu’il la conçoit, sur un modèle certes utopique et non réalisé constitue, comme le souligne Muriel Combes, une véritable révolution de l’agir, qui pourrait résoudre le dilemme habermassien, établissant une dualité entre agir communicationnel d’une part et agir instrumental d’autre part. L’activité technique, telle que la conçoit Simondon, est en elle-même un agir communicationnel qui, s’inscrivant dans le monde vécu, peut être perçu comme un vecteur de communication favorisant une discussion réflexive prenant appui sur la référence à des normes communes partagées. C’est au niveau de l’objet technique, à travers l’appréhension par le sujet de sa forme-intention notamment, que se développent les situations d’intercompréhension. Ne retrouve-t-on pas dans ce mythe politique ironique, cette allégorie au savoir excommunié, cette « unité magique primitive » dont Simondon disait qu’elle est « la relation de liaison vitale entre l’homme et le monde, définissant un univers à la fois subjectif et objectif antérieur à toute distinction de l’objet et du sujet, et par conséquent aussi à toute apparition de l’objet séparé. » [10]

Existence des objets techniques

Notes

[11. Simondon, Gilbert, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, Paris, 1989.

[22. Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 11

[33. Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 171.

[44 Combes, Muriel, Simondon. Individu et collectivité, Presses Universitaires de France, Paris, 1999, p. 97

[55 Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 248

[66 Simondon, Gilbert, Op. cit., pp. 250-251

[77 Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 252

[88 Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 250

[99 Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 253

[1010 Simondon, Gilbert, Op. cit., p. 165