mercredi 30 septembre 2020

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L’envol en chantier

, Aurore Valade et Virginie Rochetti

« S’il y a des territoires qui tiennent à être chantés ou, plus précisément, qui ne tiennent qu’à être chantés, s’il y a des territoires qui tiennent à être marqués de la puissance des simulacres de présence, des territoires qui deviennent corps et des corps qui s’étendent en lieux de vie, s’il y a des lieux de vie qui deviennent chants ou des chants qui créent une place, s’il y a des puissances du son et des puissances d’odeurs, il y a sans nul doute quantité d’autres modes d’être de l’habiter qui multiplient les mondes
…/…

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Je suis convaincue, avec Harraway et bien d’autres, que multiplier les mondes peut rendre le nôtre plus habitable. »

 [1]

Être un oiseau
Être l’oiseau comme métaphore de l’espace, l’oiseau non pas enfermé dans le cadre de la photo mais libéré par cette mise en abime comme se libérerait la pensée.
Dans la terre nue l’envol.
Au milieu de la terre nue, l’absence d’humain, où l’humain masqué par l’envol rend prégnant le sentiment de solitude. Le ciel, vide lui aussi, se pare de la pensée et du souvenir de l’oiseau, du souvenir du sentiment que donne la vision d’un ciel rempli d’oiseaux.
Du souvenir de l’invention de la sensation d’être un oiseau qui vole, de la détresse horrifiée à l’idée du ciel vide d’oiseaux, vidés des oiseaux…

La poésie sourd de cette série photographique d’Aurore Valade comme l’eau de la résurgence.
Elle apparait doucettement, à bras bruit, coule d’on ne sait où.
Une beauté tranquille, modeste même, nait de ces endroits austères. Laissés à des tâches prosaïques, gestion de l’eau, écoulements des boues, ils semblent délaissés sans l’être.

Ces maisons abandonnées, ces terres vides, se trouvent augmentées comme une réalité augmentée-réelle par cette présence discrète de l’humain caché derrière les représentations, par l’image de l’oiseau, par son absence comme un pressentiment de la terre et du ciel désertés.
La terre nue, l’oiseau absent, la maison brisée, cassée, solitude et fin.
Et pourtant tenu à la main, l’oiseau, au bout de la main, l’oiseau porté par l’humain ouvre les potentialités.
Une vie autre, une vie pleine d’espoir, de confiance, d’équilibre.

Habiter en oiseau, ce titre que j’emprunte à Vinciane Desprets, correspond au sentiment que produisent les images d’Aurore Valade, (qui se continue dans la série Confiner en Camargue, s’ensauvager), d’une possibilité, d’un potentiel à faire advenir, d’une vie où l’être humain ne serait plus séparé du monde animal.
La représentation in situ de ce qui pourrait avoir disparu sous peu, entraine un double jeu de sens, à la fois politique et formel.
Une dialectique s’installe poussant à la réflexion. L’image questionne le regardeur sur sa propre position. Dans quel endroit se tient-il ? De quel endroit se regarde-t-il, en oiseau ?
Tous les projets d’Aurore Valade pratiquent la dialectique, parfois en utilisant les mots, présents physiquement dans les photographies, parfois des représentations, dessins ou photographies mises en scène dans l’espace réel. Ce faisant elle crée des images à plusieurs niveaux qui jouent sur le vertige des sens.

Ce jeu d’intégration de l’image dans l’image, loin de produire un effet d’artificialité met en exergue la Présence, dans sa relation à la nature, par l’absence, par le faux-semblant, par le jeu des points de vue. Une mise en scène minimale qui parle en montrant.
Il se produit alors une émotion, un plaisir de la découverte, plaisir de re-connaître dans l’image cette poésie douce, ce sentiment exaltant d’appartenance dont nous avons tous fait l’expérience à un moment ou l’autre de notre existence en contemplant la nature, de se sentir inclus dans un ensemble plus vaste, fait de beauté et sauvagerie.

La réflexivité est au centre de ce projet. La réflexivité est au centre de l’écologie. Tout est interaction, chaque élément produit utilise l’ensemble des éléments, chacun produit l’autre. Je te mange, tu me manges.
Dans ces photographies, les pieds dans la terre, l’humain porte l’envol, porte potentiellement l’animal, l’animal soutient l’humain, le révèle en révélant sa présence.

Le chantier est en place, on peut commencer, les pieds dans la terre, et l’animal en nous s’envoler, tournoyer dans les temps, sur l’étang.

Notes

[1in Habiter en oiseau de Vinciane Despret, Actes Sud Nature 2019

Voir en ligne : https://www.aurore-valade.com

- Série l’envol en chantier, 2015, Domaine de Certes, Audenge. Production Bureau Baroque et commissariat COOP-Bidart.

- Confiner en Camargue - S’ensauvager. Déambulation dans Arles confiné, 2020. © Aurore Valade - Photo : Lionel Roux.