mardi 27 novembre 2012

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Photographie liquide — I/III

Approche de l’autoportrait en réseau et esthétique postphotographique

, Laura Lafon

« Pourquoi réalisez-vous des autoportraits ? Prenez-vous des photos de vous seulement pour vous ou aussi pour vos amis en ligne ? »

Introduction

« Pourquoi réalisez-vous des autoportraits ? Prenez-vous des photos de vous seulement pour vous ou aussi pour vos amis en ligne ? » sont les questions de départ du travail photographique du berlinois Wolfram Hahn pour sa série Into the light qui lui a valu le World Press Photo en 2011. Il tente de retracer le processus de production des photos de soi mises en ligne. Sorte de « making-of de l’identité digitale ». Rien de spectaculaire dans ces moments du quotidien qui mettent en scène des instants censés être chargés de vérité. On y voit des personnes assises sur leur canapé, se photographiant avec une webcam ou un téléphone portable. Être chez soi, seul, tout en étant simultanément en contact avec les autres est désormais permis et largement pratiqué grâce aux réseaux sociaux numériques. Wolfram Hahn a demandé à des inconnus trouvés sur la toile de poser pour lui en reproduisant le geste et la situation de la prise de vue de leur photographie de profil. Si le résultat peut être discuté notamment quant à la véracité des situations données – que l’on pourrait facilement trouver trop mises en scène – le fait que cette série soit couronnée d’un World Press Photo prouve un intérêt pour ces nouvelles pratiques photographiques d’autoreprésentation de soi.

Qu’est ce qui pousse un individu à se représenter visuellement ? Pourquoi créer une image de soi ? La photographie est-elle le miroir de la réalité, mieux, de la vérité ? Puis-je atteindre mon essence, mon être, grâce à mon reflet ? Grâce à cette trace que laisse la lumière sur du papier ou un écran ? Oliver Wendell Holmes, médecin, homme de lettres et photographe, baptisa le daguerréotype « miroir de la mémoire » dans un article paru dans The Atlantic Monthly en juin 1859. Les miroirs ne prennent de sens que lorsque quelqu’un se regarde en eux, leur histoire revient à étudier l’histoire de la vision, de la conscience et de la connaissance. En psychanalyse le miroir équivaut à une étape du développement psychologique durant laquelle l’enfant se reconnaît dans son reflet et s’identifie avec son image. Pour Lacan, cette étape appelée « stade du miroir » constitue une borne constitutive du moi et du sujet. Au moment de la reconnaissance succède celui de ne plus se reconnaître, naît alors la déception de ne pouvoir seulement accéder à une image trompeuse, séparée de soi qui ne nous appartient pas et qui est en définitive une illusion ou une tromperie. Pourtant les autoportraits en peinture et photographie abondent. De tout temps. « Pourquoi un artiste se prend-il lui même comme sujet ? Par amour de soi, évidemment, c’est la réponse qui vient à l’esprit, mais pourquoi pas par désespoir de soi, ou par lucidité de soi ? » Hervé Guibert.

Les exemples d’autoportraits qui ont marqué l’histoire de l’art sont nombreux. Le premier daté est l’autoportrait en noyé d’Hippolyte Bayard en 1840. Représenté comme mort, Bayard utilise le procédé qu’il avait mis au point mais qui ne fût pas reconnu par l’État à sa juste valeur – préférant légitimer l’invention de Daguerre – afin de soulever cette injustice. Il s’agit donc d’un acte presque politique. Bayard donne une image de l’artiste mort, ce n’est pas son essence qui nous est présentée là, mais une volonté de se révéler et de rester ainsi dans l’histoire comme l’inventeur de la photographie. « Lorsque nous regardons un autoportrait photographique, nous ne voyons pas un individu ou une description visuelle de l’essence d’un être, mais une démonstration « d’estime de soi, d’instinct de conservation, d’autorévélation et d’autocréation » ouverte à toutes nos interprétations [1] ».

Internet est désormais la norme de communication universelle et les possibilités engendrées par les avancées technologiques nous mènent peu à peu dans cette noosphère qu’idéalisèrent Vladimir Ivanovich Vernadsky et Pierre Teihard de Chardin [2]. Comment peut-on affirmer que le cyberespace est un monde social pleinement intégré dans le réel ? En 2008 un mariage sur huit aux États-Unis est le fruit d’une rencontre sur Internet. En juin 2010 Facebook accueille cinq cent millions d’utilisateurs, soit une population qui représenterait le troisième pays le plus peuplé du monde, entre l’Inde et les États-Unis. Plus de 31000 millions de recherches sont effectuées chaque mois sur Google en 2008. On prévoit pour 2013 la construction d’un super ordinateur qui dépasserait les capacités informatiques neurologiques d’un cerveau humain [3]. Qui doute encore de l’inévitable évolution générée par les nouvelles technologies ? À défaut de ne pouvoir revenir en arrière, mais toutefois conscients des dérives que peuvent entrainer certaines évolutions, étudions les pratiques et usages qui en sont fait afin de mieux les comprendre pour maitriser leurs enjeux.

Photographie liquide et nouvelles fonctions sociales

« Ce qui caractérise les sociétés dites avancées, c’est que ces sociétés consomment aujourd’hui des images et non plus des croyances. La jouissance passe par l’image : voilà la grande mutation [4]. »

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Les changements socioculturels impliquent des bouleversements dans la conception et les usages de l’image et des technologies qui permettent de la produire, la diffuser, la stocker. Nous analysons la photographie à l’ère numérique selon le schème de la liquidité de Bauman [5]. La solidité caractéristique des sociétés industrielles de l’époque moderne envisageait la photographie comme trace de la réalité. On prenait des photos dans des moments d’exception, l’idée de permanence et de conservation régissait la prise de vue. Le temps avait une valeur et un usage différent. On prenait une photographie pour montrer « ce qui a été [6] » et pour donner du sens [7]. On figeait le temps et on souhaitait le conserver surtout dans une logique de mémoire et de souvenir. La photographie liquide est désormais gouvernée par des valeurs opposées. Puisque tout est photographiable, puisque l’on peut techniquement prendre une photo à chaque instant, nous accumulons et accumulons des fichiers. Ce ne sont même plus des objets puisque nous ne les tirons plus sur papier et que souvent les images se perdent : nous les oublions.

La création d’images nous accompagne perpétuellement dans nos vies. Ce n’est plus l’exceptionnalité de l’instant qui prédomine la prise de vue mais la banalité du quotidien. Cette nouvelle photographie vient donc remettre en cause l’étude réalisée par Bourdieu [8] dans les années 1960 sur les usages sociaux de la photographie alors présentée comme un art moyen. La fonction principale de la photographie était alors de solenniser et éterniser les grands moments de la vie familiale, de renforcer l’intégration du groupe familial en réaffirmant le sentiment qu’il a de lui-même et de son unité. La photographie servait avant tout à fixer l’image des temps forts et servait de symbole du souvenir des bons moments passés ensemble. « Le besoin de photographier n’est pas autre chose qu’un besoin de photographies qui, grâce à leur qualité de reproduction du réel, témoignent et expriment la vérité du souvenir » [9]. Or, avec les nouvelles technologies « la dimension de représentation est mise au service du réel, non plus au passé mais au présent [10] ». De plus, l’avancée technologique a permis une diversification et un élargissement des pratiques photographiques, désormais désacralisées. Déjà, l’accès à l’outil photographique s’est démocratisé, et nous constatons une nette progression de sa consommation. Depuis 2001, les ventes d’appareil photo numériques ont dépassé celles des appareils traditionnels selon une courbe de diffusion « plus rapide que le réfrigérateur et la télévision et proche du téléphone portable [11] ». Ainsi alors qu’« en 1965, 40% des individus déclaraient faire des photos, aujourd’hui ce sont 81% des Français qui pratiquent, au moins occasionnellement, la photographie amateur [12] ». Presque évidemment, ces bouleversements technologiques engendrent des modifications dans la manière de consommer, de produire et de diffuser ces objets photographiques.

Intégration technologique : téléphonie mobile et photographie, le paradigme de la liquidité

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La téléphonie mobile est la technologie qui s’est implantée le plus rapidement. On parle d’intégration cross media. 67% de la population mondiale a un mobile dont 60% avec une fonctionnalité appareil photo et 30% un accès à Internet [13]. Il y a dix fois plus de téléphones disposant d’appareil photo que de boîtiers. C’est une technologie pervasive (de l’anglais, omniprésente et virulente) et opportune. Le mobile est le dispositif numérique le plus rattaché à l’identité de son utilisateur, il fait intégralement partie de nous et est un élément sans lequel nous nous sentons nus. Nous sommes rattachés de manière permanente à lui et donc aux autres puisque sa portabilité permet une joignabilité permanente et une instantanéité de l’échange. Surtout, les évolutions technologiques sont si rapides que le mobile intègre très rapidement de nouvelles fonctionnalités. Les prévisions estiment qu’en 2014, deux tiers de la consommation Internet sera mobile, et que 70% des contenus échangés seront des images et des videos [14]. L’intégration technologique qui crée désormais des téléphones mobiles en capacité de produire et stocker des photographies de très bonne qualité est une excellente illustration de la photographie liquide et de ces changements sociaux. L’immédiateté gouverne désormais le circuit de production et de diffusion des images dans l’époque « surmoderne » [15] où la modalité essentielle est « l’excès et la surabondance événementielle » [16].

La photographie a désormais une fonction événementielle qui inscrit la relation au temps et la relation à l’autre au cœur d’un imaginaire positif du lien interpersonnel et plus encore du lien intime, le mobile investissant la toute puissance du temps réel et de la continuité du lien sans interruption, et la photographie l’arrêt sur un temps immortalisé comme négation du temps qui passe et de la distance à l’autre. « La rencontre de ces deux imaginaires crée les conditions d’une expérience affective sur-connotée dans une fonction de symbolisation de l’être ensemble » [17]. La photographie est utilisée comme un média de communication instantané qui permet une optimisation de l’efficacité du message en s’appuyant sur les propriétés visuelles de l’image. Elle se substitue directement à ce qu’elle représente puisque « les critères de ressemblance et de lisibilité qui la définissent optimisent la capacité d’objectivité et d’authenticité de ce que l’on cherche à communiquer » [18]. L’image, en devenant la chose elle même, ne fonctionne plus comme un signe, « elle perd sa dimension de langage et de symbole et se réduit à ce qu’elle montre comme preuve et vérité des faits qu’elle montre » [19]. L’image trace et l’image signe semblent réconciliées créant de fait un langage hyper- réel, ou réalité augmentée. La motivation à photographier n’est plus aujourd’hui de fixer le temps qui passe mais le temps présent, banalisant sa pratique et se mettant au service de la construction de l’être ensemble plus que du souvenir. Les choix photographiques populaires se tournent désormais vers « l’émotion en tant qu’elle est inattendue et spontanée » [20] et non plus vers l’exceptionnalité comme symbole du groupe. Rivière étudie ainsi la photographie festive qui était avant un moment solennel du groupe, de l’être ensemble, en dehors de toute routine quotidienne.

Aujourd’hui la photographie de fête devient au contraire « l’instrument d’objectivation de l’individu dans toute sa singularité, dans toute sa vérité non sociale, dégagé de ses habits de fête ou de ses habits sociaux. L’acte photographique et communicationnel prend lui-même valeur d’activité ludique et de signe social de complicité » [21]. L’auteur fait ainsi un rapprochement entre ces valeurs traduites dans ces nouveaux usages communicationnels de la photographie de mobile et le postmodernisme : dématérialisation du contact favorisant un double idéal de liberté individuelle et de lien fusionnel, surinvestissement de l’image comme mise en scène de l’individu et de l’intimité, survalorisation du présent et de l’immédiateté du plaisir.

Ainsi, la photographie intégrée à un téléphone mobile permet d’assouvir cette obsession pour la banalité, de photographier tout ce qui est désormais photographiable et surtout, de participer à l’usage biographique de nos vies, permettant ainsi une profusion d’autoportraits photographiques. De plus, l’image est rapidement modelable via des logiciels intégrés à l’outil, ce n’est pas tant l’image qui importe que ce que l’on pourra en faire par la suite, notamment la diffuser très rapidement sur Internet.

La photographie comme porte d’entrée à l’identité numérique

Évidemment parler de soi sur Internet pose des questions sur la porosité des frontières entre public et privé, entre intimité et publicité. Pour Serge Tisseron, « le droit à l’intimité entre aujourd’hui de plus en plus en concurrence apparente avec un désir « d’extimité », défini comme le « mouvement qui pousse chacun à mettre en avant une partie de sa vie intime, autant physique que psychique » [22]. Les réseaux sociaux numériques permettent l’exhibition en ligne dépourvue de relations charnelles, leurs usagers inventent ainsi des manières originales et ludiques d’y participer. L’écran est à la fois fenêtre et barrière de la communication. Il permet de toucher à une infinité de sphères tout en conservant l’anonymat. Peu de contrainte s’exerce sur la personne qui communique et s’expose sur Internet. Quelle est la part de vérité dans les données diffusées sur Internet ? L’usager laisse derrière lui des traces qui sont archivées virtuellement et difficilement supprimables. Une identité numérique est créée mais rien ne peut garantir la véracité d’adéquation entre réel et virtuel. Pour reprendre les termes de Lardellier et Bryon-Portet [23] « la Toile modernise et surtout post-modernise la production d’identités » puisque l’individu peut exprimer « ses identités alternatives sans cynisme ou moralisme excessif ». Les réseaux sociaux virtuels, grâce à l’écran qui marque une distance entre soi et l’autre, font place à la tentation de « se voir un peu plus beau/belle qu’on est et de s’expérimenter différent(e) ; en voyant les effets ainsi produits sur autrui [24] ». Internet réinvente une définition de l’identité : mouvante et surfeuse, l’identité devient liquide « déliée des cadres institutionnels stables qui la contenaient, et la contraignaient auparavant » [25].

Étudier l’autoportrait photographique sur Internet constitue un mode d’entrée dans cette identité numérique. Les portraits avec miroir, qui hantent l’histoire de la peinture et de la photographie, ne disparaissent pas avec l’avènement du numérique et d’Internet. Bien au contraire une nouvelle forme d’identité graphique naît de ce cyberespace. Les autoportraits au miroir rendus possibles grâce à l’intégration technologique d’appareil photo sur téléphone mobile ou au développement massif des compacts numériques foisonnent sur la toile. L’artiste et théoricien de la photographie Joan Fontcuberta nomme « reflectogrammes » cette actualisation des traditionnels portraits au miroir. Aujourd’hui se regarder soi dans un miroir n’est plus l’unique but recherché, le caractère prédominant de ce phénomène est le partage des images rendu possible grâce aux innombrables sites en ligne. Il y a les blogs évidemment, les pages personnelles, les sites de partage d’images comme Flickr ou Photolog, les réseaux sociaux... La volonté de publier ces images sur ces mondes virtuels révèle, nous le verrons, un besoin de reconnaissance qui se traduit par des feedback, commentaires en retours aux publications.

« Comme l’invention de la photographie, la transition numérique pouvait laisser craindre un phénomène de dévalorisation des images. Ce n’est pas ce qui s’est produit. Le ressort fondamental des plateformes visuelles, nous l’apercevons désormais, a été un principe de collectivisation des contenus. De ce principe découle un nouvel état de l’image comme propriété commune qui a transformé fondamentalement les usages. Aujourd’hui, la véritable valeur d’une image est d’être partageable. La réalisation collaborative de la plus importante archive visuelle en est la conséquence directe – et l’un des résultats les plus concrets des usages du web 2.0 » [26].

Image de soi via l’autoportrait en réseau

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La photo de profil est un autoportrait qui prend son sens une fois partagée dans un réseau virtuel. Elle n’est que très rarement, nous le verrons, une photo prise par la personne représentée, cependant nous considérons que, choisir parmi la multitude de représentations numériques offerte par les évolutions technologiques et sociétales successives, constitue un autoportrait. Le fait de privilégier telle image de soi à une autre rend compte du désir de se présenter sous telle forme. Définir la photo de profil comme un autoportrait tient dans le choix d’une photographie qui sera l’image de mon identité numérique. Car qu’est-ce qu’une image ? « Bien que ne renvoyant pas toujours au visible [elle] emprunte certains traits au visuel et dépend de la production d’un sujet : imaginaire ou concrète, l’image passe par quelqu’un, qui la produit ou la reconnait » [27]. L’image de soi fait référence à des images mentales via des opérations individuelles ou collectives. Comme le politique en campagne qui se met en scène afin de mobiliser des schèmes socioculturels, chacun construit la représentation qu’il donne à l’autre en usant d’images. Puisque l’image ne sera jamais ce qu’elle évoque, qu’elle n’est qu’un signe, puisque « cette chose que l’on perçoit tient lieu de quelque chose d’autre : c’est la particularité du signe : être là, présent, pour désigner ou signifier autre chose, d’absent, concret ou abstrait » [28].

La photographie de profil ne sera toujours qu’un signe qui tentera de représenter une identité, chose impalpable, non visuelle, presque abstraite. Certes, la photographie de profil peut être vue comme icône au sens piercéen, puisque souvent le signifiant et le signifié sont la même personne, cependant il ne s’agit pas là d’une photographie d’identité qui servirait uniquement à des fins de reconnaissance, la photographie de profil participe à un processus de construction identitaire, compris dans un domaine voire un monde social où s’élaborent des règles propres. L’identité numérique ouvre la voie à de nouvelles manières d’aborder les questions du moi, du soi et de l’autre. De plus, intégrée dans un réseau social numérique, la validité du sens du signe n’est pas évidente et dépend de sa réception, et donc « du contexte de son apparition comme de l’attente de son récepteur » [29]. La photographie de profil agit comme un symbole du moi, puisqu’elle a besoin de construction et de conventions socioculturelles comprises et partagées par d’autres que celui qui la fabrique et/ou la choisit.

À la manière d’un portrait chinois, pourrait-on deviner la personnalité ou l’identité de quelqu’un en regardant sa photographie de profil ? Un article de Libération [30] paru en juin 2011 fait une tentative. Qu’y apprend-on ? Que l’air triste est banni [31], que le choix résulte d’une appréciation de la photographie, ou bien qu’elle était la seule qui représentait l’individu sur le moment : « on anticipe qui peut nous voir et la manière dont on veut se présenter à leurs yeux, exactement comme dans la vraie vie » selon Thibaut Thomas, spécialiste en stratégie des réseaux sociaux. Enfin, le choix de la photographie serait déterminé par une anticipation de ce que les autres en penseront. Jusque là, cette idée appuie l’étude de cas que nous mènerons. Cependant, ce « mythe » de l’avatar avance que sa valeur iconique dépend de son contenu. Pourtant une simple comparaison avec le nom d’utilisateur qui accompagne toujours l’avatar indique que ce dernier n’a qu’une fonction signalétique et décorative. Autrement dit, l’avatar marque les interactions et guide le regard des utilisateurs. Donc, le contenu de l’avatar n’aurait pas de valeur iconique en soi. Cependant, l’analyse des usages d’avatar dans des événements spécifiques comme la photo polémique de l’ambassadeur tunisien ou le séisme japonais de mars 2011 montrent que ce sont les différentes utilisations de l’avatar qui lui attribuent une valeur iconographique, comme le souligne Fatima Aziz32 [32]. La photographie de profil ne doit être « qu’un point d’entrée pour comprendre les différentes manières de gestion de soi à travers ses rôles culturels dans un site de réseau social » [33].

Nous étudions la photographie de profil dans une perspective de sociologie des usages où les réseaux sociaux qui accueillent la photographie et donc l’image de soi lui confèrent avant tout une fonction communicationnelle. En étudiant les choix de diffusion et de production de photographies de profil d’un groupe d’adolescents de classe supérieure, nous voulons montrer comment l’autoportrait favorise la construction identitaire à un âge où le narcissisme des transformations corporelles bouleverse les acquis sociaux. Quelles sont les conventions de l’autoportrait dans ce groupe social ? Quels sont les goûts, ce passé sédimenté, qui se négocient dans l’échange avec les autres ? Quelle est la norme de la photographie de profil ? Quel est son processus de production ? Enfin, grâce aux mécanismes d’interaction qui sont propres aux réseaux sociaux nous verrons combien Facebook permet d’assouvir un désir d’extimité, soit le « désir de montrer son intimité pour que les autres la valident et qu’elle prenne une plus grande valeur à nos yeux. Différent de l’exhibitionnisme où l’intimité exposée est ici déjà sûre, elle est montrée pour subjuguer. Dans l’extimité, il y a une prise de risque » [34].

Le medium photographique contemporain

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Puisque les bouleversements technologiques modifient les usages sociaux de la photographie et que chacun est désormais en capacité technologique de produire de belles photographies, de capter cet instant décisif cher à Cartier-Bresson, de retoucher via les logiciels téléchargeables gratuitement en ligne et accessibles grâce à de très pédagogiques tutoriels. Qu’est-ce que faire de la photographie aujourd’hui ? Quelles fonctions remplit le médium ? Cela a-t-il encore du sens de photographier un coucher de soleil [35] ou la tour Eiffel [36] alors qu’il me suffit de googliser ces termes pour trouver respectivement 708 000 et 2 460 000 images en moins de 0,3 seconde. Google, Yahoo, Wikipedia, YouTube, Flickr, Facebook, MySpace, Second Life, eBay, PayPal, Skype, etcétéra ont changé nos vies et la vie de la photographie. « C’est là un phénomène comparable à l’installation, au XIXe siècle, dans les immeubles des grandes villes, des réseaux d’eau courante puis de gaz. On sait combien ces nouvelles commodités de l’habitat moderne ont modifié en profondeur les modes de vie, le confort et l’hygiène. Nous avons désormais à domicile un robinet à images qui bouleverse tout aussi radicalement nos habitudes visuelles. » [37] Nous étudierons l’avènement d’un nouveau courant artistique plaçant la liquidité photographique comme base de recherche : la post photographie. Émergeant dans un contexte où de nouveaux usages vernaculaires et fonctionnels sont mis en œuvre et réappropriés par les artistes, la photographie est dès lors envisagée comme moyen communicationnel essentiel de notre vie en ligne.

L’existant virtuel, si l’on dépasse l’oxymore, est un terrain d’enquête incroyable. Roc Herms [38], un autre photographe catalan, a travaillé sur ces possibilités d’expression de soi dans des univers uniquement rendus possibles grâce au numérique. Il s’est immergé durant plus d’un an dans la communauté virtuelle des joueurs de Playstation 3. PlayStation Home se présente comme un village numérique en images 3D constitué d’espaces publics et privés dans lequel chaque utilisateur est représenté par un avatar. L’utilisateur peut librement se déplacer dans l’environnement pour discuter, partager du contenu multimédia, se divertir, s’informer ou consommer. Le programme s’apparente à des applications tels que Second Life, The Sims Online ou encore MySpace. La plateforme reconstitue la vie réelle à la différence près que chaque utilisateur peut s’y créer dix huit personnages différents, comme autant de vies ou facettes de soi que l’on expérimenterait comme des individus à part entière. Le fantasme joue une place considérable dans ces projections de soi où l’individu peut « être » dans ce monde virtuel comme il souhaite « paraître ». Changer son sexe, son âge, son apparence physique, son mode de vie, ses pratiques… tout est modulable et possible dans ce monde virtuel, tout est « personnalisable » et permet à l’individu d’échapper à lui-même réel pour se constituer en/un autre. Roc Herms s’est plongé dans ce monde virtuel et, grâce à la fonction « capture d’écran », est en quelque sorte devenu photographe attitré de ce monde. Il documente alors ces vies virtuelles, prenant des images de ce monde, rencontrant des personnages et des instants de vie, à la manière de Cartier-Bresson ou à d’Arbus. Il part du principe que la photographie a déjà tout documenté de la réalité. Les plateformes numériques en créant des mondes virtuels dédoublent cette réalité que la photographie doit rapporter en images afin de questionner le(s) monde(s). Ces nouvelles représentations visuelles bouleversent les codes esthétiques de la photographie, se faisant le signe d’une réalité dédoublée, c’est les sens et les code de l’image qui se transforment, ouvrant la voie à une nouvelle esthétique numérique. Étonnamment, les photographies produites par Herms sont visuellement intéressantes. Si la plupart ont surtout une valeur documentaire, d’autres se font l’exemple d’une esthétique nouvelle.

Qu’est ce qu’être artiste photographe aujourd’hui ? Est-ce celui qui maîtrise l’usage du medium ou celui qui se place avec une réflexivité suffisamment grande par rapport à lui pour donner une image du monde ? L’auteur photographe doit révéler l’invisible à partir du visible et c’est sans nul doute sur l’immense terrain d’étude visuelle qu’offre Internet qu’il doit se positionner.

Notes

[1S. Bright, Autofocus l’autoportrait dans la photographie contemporaine, Paris, Thames & Hudson, 2010.

[2G.S. Levit : The Biosphere and the Noosphere Theories of V. I. Vernadsky and P. Teilhard de Chardin : A Methodological Essay, International Archives on the History of Science/Archives internationales d’histoire des sciences, 50 (144), 2000.

[3Ces données sont tirées du texte de présentation du livre A traves del espejo de Joan Fontcuberta.

[4R. Barthes, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

[5Z. Bauman, La vie liquide, Éditions du Rouergue, 2006.

[6R. Barthes, La chambre claire : note sur la photographie, Paris, Gallimard, 1980.

[7S. Sontag, Sur la photographie, Christian Bourgois, 1982.

[8P. Bourdieu (sous la direction de), Un art moyen, Essai sur les usages sociaux de la photographie, Paris, Éditions de Minuit, 1965.

[9Ibid.

[10C.A. Rivière « Téléphone mobile et photographie : les nouvelles formes de sociabilités visuelles au quotidien », Sociétés 1/2006 (n 91), p. 119-134.

[11Ibid.

[12Ibid.

[13Conférence de Juan Migual Aguado, « Fotografía líquida : ¿para qué quiero una cámara en mi móvil, si ya tengo una ? », Jornadas sobre fotografía, Internet y redes sociales, 08/04/2011, Murcia.

[14Ibid.

[15M. Abélès. M. Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, L’Homme, 1994, vol. 34, n° 129, pp. 193-194.

[16Ibid.

[17C.A. Rivière « Téléphone mobile et photographie : les nouvelles formes de sociabilités visuelles au quotidien », Sociétés 1/2006 (no 91), p. 119-134.

[18Ibid.

[19Ibid.

[20Ibid.

[21Ibid.

[22S. Tisseron., L’intimité surexposée, Paris, Fayard, 2002.

[23P. Lardelliet et C. Bryon-Portet, « Ego 2.0 » « Quelques considérations théoriques sur l’identité et les relations à l’ère des réseaux », Les cahiers du numérique, 2010/1 Vol.6, p.13-34.

[24Ibid.

[25Ibid.

[26A. Gunthert, « L’image partagée, comment Internet a changé l’économie des images », Etudes photographiques n°24, novembre 2009, p.183-195.

[27M. Joly, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, 1993.

[28Ibid.

[29Ibid.

[30Montre-moi ton avatar je te dirai qui tu es sur www.liberation.fr/vous/01012343271-montre-moi-ton-avatar-je-te-dirai-qui-tu-es.

[31F. Georges, Identités virtuelles, les profils utilisateur du web 2, Questions théoriques, 2010.

[32F. Aziz, culturevisuelle.org/imagecircle/2011/06/21/les-cinq-mythes-de-l%E2%80%99avatar-dun-reseau-social.

[33Ibid.

[34N. Aubert et C. Haroche, Les tyrannies de la visibilité. Être visible pour exister ?, Paris, Erès, 2011.

[35Penelope Umbrico, 8 7 99 661 Soleils de Flickr.

[36Corinne Vionnet, Photo opportunities.

[37Clément Cherroux, Manifeste From Here On, Rencontres d’Arles 2011.