dimanche 28 octobre 2018

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Pénélope et les chiens

A la Galerie Fernand Léger à Ivry sur Seine Claire Maugeais lève le rideau sur la ville à l’ère de la gouvernance par les nombres.

, Claire Maugeais et Jean-Christophe Nourisson

Libre, vive, et profondément ancrée dans une pensée de l’art, l’œuvre de Claire Maugeais ne connaît pas d’autre limite, que ce qu’il y a de plus acéré dans le geste artistique.

Ce cheminement s’appuie sur des motifs récurrents qui, sans hiérarchie associent architecture et domestique, conscience et inconscience, logique et absurde.
C’est sans doute ce qui frappera le regard : l’association, le montage, certains auraient peut-être évoqué le collage mais l’usage du paradoxe comme méthode de révélation fait surgir toute la complexité de ce langage visuel pris dans le faire et le défaire des constructions humaines.

Plus bas, il y aurait les serpillères et les agents de surface employés à la netteté de la ville.

Il y aurait le tissu effiloché d’une serpillère à qui les fabricants auraient porté l’attention d’un motif, souvent deux bandes de couleur que l’artiste n’hésite pas à révéler, y ajoutant une composition géométrique et cousue, un peu molle. Dix vues de villas extraites d’une série de 100 photographies, Et tous ils veulent voir la mer peintes sur serpillère. Emblématiques, les jolies villas modernistes de la station balnéaire de Royan se glissent sous le motif du premier plan. La méthode de superposition motif/vue avec au-devant une abstraction géométrique, trame sur trame, spatialise les vues. Rendue à l’espace incertain d’une chiffonnade, la vue architecturale vacille comme la reconversion d’un mur de l’Atlantique en désir de rivages.

Royan. Serpillère N°11.
photo Galerie Fernand Léger, Ivry sur Seine.

Une grande bannière sur toile à matelas étendue en avant du mur déploie le panorama d’un chantier parisien. En premier plan, un mur de graffitis, une voie ferrée, au loin des grues et bâtiments en construction. On reconnaît le palais de justice de Renzo Piano à main gauche. L’économie esthétique de la toile à matelas, bande rouge sur tissus écrus, est rehaussée par l’ajout de couleur blanche. Un tissage visuel se construit entre les bandes horizontales et le panoramique. Les façades surgissent dans le no man’s land d’un traitement ignorant des sols, oublieux de la rue, de l’avenue, d’une perspective Nevski autrefois capable de susciter la friction humaine.

Le lointain de l’apparaître demeure la condition du regard.

Des représentations de la ville de Shenzhen inscrivent dans une ellipse de sisal [1] de grandes dimensions, une série d’immeubles traitée graphiquement à la peinture à tableau.

Shenzhen
photo Galerie Fernand Léger, Ivry sur Seine.

Shenzhen, cette ville située dans le Pearl River delta, dans la partie sud-ouest du pays-continent chinois est sans doute l’une des plus emblématiques de la conversion économique opérée par la Chine au tournant des années 80-90. Ville qui, comme d’autres à travers le monde, a affolé les indicateurs, par sa croissance inconnue jusqu’alors. Sujet d’études de l’AMO [2], dont CM avait croisé les participants à Rome en 1989. L’artiste l’arpentera avec ses propres étudiants en 2016. Ces déplacements anticipés sont l’occasion de collecter des séries d’images. Un lent processus de fabrication, mis au point et perfectionné depuis ses premières années aux Beaux-Arts d’Angers à la fin des années 80, se met alors en mouvement. Les images sont manipulées, avec un traitement chromatique qui opère le passage de la couleur au noir et blanc éliminant les demi-teintes, une correction perspective rétablissant les verticales, un agrandissement qui accentue la perte de définition. L’image est ensuite projetée, transférée sur le support et enfin peinte au noir à tableau. De l’image originale, il ne reste qu’un vague souvenir et pourtant la distillation opère un renversement donnant sens à l’œuvre. Le matériau originairement destiné au sol passe à la verticale comme support pictural. Ici, nulle démonstration matérialiste, plutôt un usage signifiant du support. Rendus et élevés à une dimension symbolique, les supports tramés de Claire Maugeais éclairent l’état présent du seuil, désormais inexistant, entre la maison et la cité. Au temps ancien de la radio, Gunthers Anders évoquait avec son désespoir structurel, les nouveaux compagnons radiophoniques qui faisaient irruption dans les intérieurs.

Qu’est-elle cette image ? Inscrite dans cet ocre médaillon que l’on croyait adapté au portrait, l’œuvre dépeint les I.mmeubles de G.randes H.auteurs [3] dans toutes leurs autorités de façades dramatisées. Le mode de composition laisse entrevoir l’assise du bâtiment, son insertion dans un paysage d’où l’humain semble exclu : friche, chantier, autoroute urbaine. Un décor urbain aussi vide qu’une boîte creuse.

Posés au sol, trois photographies verticales imprimées sur plexiglas exposent les images de tours génériques. Le ciel blanc laiteux et sans nuages déréalise. L’assise contrastée apparaît comme une masse noire et informe, qui offre un socle flottant à l’érection architecturale. Un léger trouble s’installe à son approche. La découpe de chacune des fenêtres laisse apparaître le miroitant du fond de caisson. Le recto blanc du support imprimé et la captation de l’espace du visiteur, nécessairement mouvant s’y reflètent. L’œuvre s’installe sur le seuil tangible d’une pellicule d’impression.

Les modes de production mécanique, automatique, puis numérique, ont retourné comme un gant le rapport à l’usage. La toile, cet ingénieux entrecroisement de fils, « de lignes », qui, rendu à sa souplesse sera tapis, vêtements, tenture, tente ou toile numérique est le lieu d’une redistribution des représentations. Ce sont les existences elles-mêmes, celles des corps et pensées, qui sont prises dans les filets des trames techniques. Mais comme nous le rappelle l’artiste, il arrive parfois, à un moment ou à un autre, que les tissus les plus solides se déchirent, rendant à l’infinie vacuité le vouloir des maîtres. Tout ce qui est tramé peut aussi être détramé. Tout ce qui est solide se volatilise, disait aussi Karl Marx dans le Manifeste.

L’intimité du drap devient le support de projection d’un code binaire qui s’emparerait du plus précieux sommeil.

Selon un système algébrique attribuant aux 26 lettres de l’alphabet un numéro croissant, l’artiste a converti un ensemble de titres, sentences, et aphorismes. Un ensemble de peintures s’est ainsi développé. Il se réfère au titre le ciel et la terre dont la traduction numérique assure la base de cette première série de bannières, qui présentent un renversement de tours à l’horizontale. Les pièces se conjuguent en alphabet numérique mais la procédure ne manque pas d’interroger. Glissement de l’architecture répétitive à la gouvernance par les nombres, le procès ne peut être plus limpide. Pris dans le rai de l’alliance entre capitalisme et techno-science, les sols et les cieux se sont dérobés, remplacés cette fois par les nombres. C’est aussi ce que nous disent ces immeubles que l’on disait autrefois de rapport, qui affichent la violence répétitive de leurs façades au-devant des vies ordinaires. Celle des vies oubliées d’un peuple manquant. Vengeance cruelle : les vanités machistes sont couchées à 90°, alignées à la chaine. Un motif. Rien de plus.

Chez CM, il arrive que les modes logico-mathématiques de désignation fassent surgir de nouvelles formes. La tentation de décryptage par mathème ou nœud borroméen [4] n’est jamais très loin.

Au sol « à deux » désigne une pièce sans limite : composées de deux carreaux de vinyle découpés, les combinaisons s’emballent. Un système d’assemblage aléatoire révèle une infinie variété de motifs. Marcher sur l’ œuvre, marcher sur les images, piétiner, passer vite mais aussi s’attarder au cœur des compositions, d’une combinatoire réflexive, un « se voir voir » qui ne passerait plus par la fonction spéculaire mais par la coprésence des visiteurs. Les sols-images conçues par CM sont praticables. Ce sont des œuvres que l’on foule, soit : l’imposition d’une image au refoulement. Si l’on se réfère aux nombreuses installations que l’artiste a produites, c’est sur la pellicule plane, celle de l’inframince de l’avers et du revers que s’impriment les vues paysagères, architecturales ou urbaines. Cette surface d’enregistrement réversible, cette plaque sensible peut-être projetée dans toutes les dimensions de l’espace architectural : façade d’immeuble, murs, rideau de verre ou sol ; sur les supports les plus variés mais qui tous parlent à un titre ou à un autre de l’invention du quotidien. Mais ici nul foyer, nulle intimité, le corps mutant de l’urbain envahit chaque repli.

Rejouer l’âpreté du monde à la surface duveteuse des tapis. Puissance de l’enfance, du « pour de faux » de l’art. « Pomme de Reinette et pomme d’api » — une marelle, le ciel et la terre, composée de plaques d’égout peintes sur moquette. Comptine des « tapis tapis gris », d’un réel distordu qui jamais ne tomberait dans la confusion psychique provoquée par l’invention de Morel. Il n’y a pas d’illusion. C’est plat.

L’exposition au centre d’art Fernand Léger prête l’oreille et fait écho à son environnement. L’ensemble urbain de Renaudie-Gailhoustet qui marque l’identité d’Ivry sur Seine dit la fierté de l’audace architecturale des années 70. CM Identifie un portique qui fait écho à l’un de ses anciens motifs tout à fait singulier : l’agrandissement d’un surfilage en photocopie. Le grand surfilage rose s’offre comme la maquette à l’échelle un d’un projet d’art urbain. Il s’agit d’un geste très simple de révélation par la couleur. La fonction du surfilage consiste à stopper les fils de trames et de chaînes d’un tissu coupé qui sans cela s’effilocherait. Surfiler comme l’on coud, comme l’on brode, poursuivrait le récit à la manière des fils généalo-analogiques de Raymond Hains.

Aux deux extrêmes de l’histoire du chapeau pointu, « capirote », on trouve le couvre-chef des flagellants espagnols qui figure dans l’œuvre de Goya. Initialement destinés à l’humiliation publique, ces chapeaux se retrouvent jusqu’en Chine durant la Révolution culturelle. Présent aussi dans les fêtes expiatoires du carnaval, ou plus trivialement dans les assemblées populaires, le « turlututu chapeau pointu », témoigne d’un déplacement, de l’exhibition publique, depuis la mise au ban vers la moquerie festive. Envisagé par l’artiste sous la forme monumentale d’une sculpture publique, le chapeau pointu de carnaval vient ici coiffer une cheminée industrielle en brique. On peut saisir avec cette rencontre fortuite, entre architecture patrimoniale et objet commun, la capacité de perception duale des signes ; l’une des œuvres de jeunesse de l’artiste n’avait-elle pas pour titre Lapin-Canard ? Mais cela ne serait rien dire de la puissance de ce projet qui augure une redéfinition moqueuse de l’urbain. La présence de l’un venant métamorphoser l’autre. Ici, la cheminée se transforme en tête, le grand ruban tendu, que l’on pourrait presque dénouer de la main ajoute au ridicule de la situation. Que sont donc ces traces visibles de la technique à l’échelle du milieu ? Le chapeau, il faudra bien que les chiens finissent par le porter.

Il est souvent question de portes et de clés pour qui veut se pencher sur l’art. Ainsi les artistes, ceux qui, des deux côtés de la psyché, entre conscience et inconscience sèment les indices de leurs appréhensions du monde ont-ils quelque chance de porter au-devant les ouvertures participantes. Chez CM le langage fragmentaire qui se déploie depuis des années à travers les titres à valeur signifiante, c’est un sous-texte ouvert. Ainsi en iraient-ils des idiots : soit ces arbres caractéristiques des bocages bretons qui subissent l’amputation régulières de leurs branches. Après la coupe subsiste un tronc moignon. En Val de Loire on les appelle les têtards, ce sont souvent des frênes dont les branches sont utilisées pour le bois de chauffe. Les idiots de CM sont une sous-catégorie des fonds de sauce, soit un prélèvement dans l’ordre ordinaire des créations humaines et terrestres : portes de garages, désespoir du singe, arbre de Joshua, rideaux, bondes...

Il n’y a rien d’anodin, plutôt un fil pétillant qui navigue de bâbord à tribord : Wo bist du, wenn du bist wo du bist ? [5] Tu tues tu, S’attaquer aux montagnes, Chanson de toiles, A deux, Mou mais pas humide. Faut-il ajouter à cela quelques traductions des petits rubans de chiffres par exemple : 94 21841318 3’ 2013 1502418 3819 34214111415154, 21420154 320 28411 419 34 110 19417174 qui donnerait : Je viens d’un pays dit développé coupé du ciel et de la terre ou bien encore : 94 18202818 3421013(19), 02142 419 301318 19413 52018811, 94 1820818 110 214381981413 34 190 620 417174. 1920 314818 508174 02142 12418. Je suis devant, avec et dans ton fusil, je suis la condition de ta guerre – (tu dois faire avec moi). .... Vous comprenez ?

Rassemblés en bestiaire fantasque les chiens de fusils de CM évoquent la métaphore subtile du médium entre la gâchette et la balle qui tue sans autre forme de morale. Dans ce trouble du monstrueux, l’instance, sous-jacente à la genèse de cette œuvre connaisseuse des reflets, instruit le procès sans appel de la barbarie. La sauvagerie comme le sceau d’idiotie qui frappe une humanité perdue.

Le chien non pas « de fusil » mais « de mon fusil », qu’est-ce à dire ?
Je vois pointer l’autre face d’une lune rieuse, consciente d’une translation, celle du geste dérisoire et vivant de l’art contre la chiennerie de vie.

Sous le dôme de cristal planétaire, tout parc urbain, aussi monumental soit-il, s’érige le plus souvent en négation du vivant. Les ciels et les terres désormais filtrés par les parois de verre ont laissé place à un fantaisiste substitut algébrique. D’un continent à l’autre, méconnaissant les milieux, la normalisation a compressé toute diversité culturelle. La médiation technique serait-elle en voie de déresponsabiliser tout geste ? L’opaque vulgarité de la transparence binaire, qui conduirait l’humanité vers l’exclusion du tiers, est une farce cruelle dont seul, peut-être, les tunnels creusés à la frontière de nos zones de confort nous délivreront.

En forant par-delà le bien et le mal, cette œuvre migrante s’ouvre à la complexité de l’entrelacs, entre support et figure, entre les mots et choses. Elle s’offre aux regardeurs comme agent de la connaissance et comme véhicule pour la rêverie de l’urbain.

Notes

[1L’Agave sisalana, appelé communément sisal, est une plante originaire de l’est du Mexique. Sisal est également le nom de la fibre extraite des feuilles de cette plante. Très résistante, cette fibre sert à la fabrication de cordage, de tissus grossiers et de tapis.

[2AMO, laboratoire de recherche, double conceptuel de L’Office for Metropolitan Architecture fondé par Rem Koolhaass.

[3I.G.H., Nouvelle dystopique de J.G.Ballard. Éd. Calmann-Lévy 1976.

[4Les shémas comme le nœud, les mathèmes de son invention sont des symboles dont use Jacques Lacan à des fins de formalisation et de transmission des mouvements de l’inconscient.

[5Wo bist du, wenn du bist wo du bist ? - Où es-tu, lorsque tu es là où tu es ? Titre d’une installation à la Galerie Sequenz, Frankfurt am Main. 1993.

Selon Claire Maugeais « Pénélope crée le récit en détruisant son ouvrage ». Ne jamais arrêter le voyage, parce que c’est la condition de sa liberté. La liberté de l’art tout court.