jeudi 1er juillet 2021

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Peinture foraine ou foreign painting ?

, Alain Monvoisin et Alice Simmon

Au commencement du tableau est la distance infinie séparant deux images.

Au commencement du tableau est la distance infinie séparant deux images, puisées dans la banque de données de l’artiste : un shite plein d’audace et une arlésienne bien visible, le fils de Manet et un magicien turc, un Magritte stoïque et un Delaunay déliquescent, etc. Mais avec l’artiste, pas de place pour la pudeur : elles sont aussitôt poussées à l’intimité par une troisième qui vient les entremêler, les perturber, propulser les figures d’arrière-plan au-devant de la scène, à l’instar de cette panthère rose débonnaire qui déambule entre un masque de carnaval et un manuscrit médiéval dans un tressage chamarré. L’ensemble donne souvent l’illusion d’une peinture racoleuse, foraine – mais aussi foreign, forçant la rencontre d’images de collections étrangères les unes aux autres – masques africains, Van Gogh, Malevitch, publicités chinoises, bds ; les figures les plus éloignées sont sommées de s’entendre, d’échanger leurs impressions. Ce qui les unit, c’est la peinture, le traitement absolument démocratique des matières, l’indistinction des plans. Avec l’artiste, pas de discriminations : le pinceau agit comme un grand égalisateur, efface la hiérarchie des origines par la couleur – ainsi du damier vert et rouge raccordant une affiche de prévention contre l’alcoolisme à un facsimilé de Van Gogh. Pourtant, face à cette planitude, l’œil recrée des sommets : il perçoit une tension entre l’organique et le mécanique, entre pureté de l’aplat et écume des chairs, comme si les reliefs du réel étaient ainsi faits qu’on ne pouvait s’en débarrasser. Ne serions-nous pas semblables à cet homme au regard clouté, vissé.e.s à nos certitudes sensibles ?

Alain Monvoisin

Il n’y aurait là rien d’étonnant, car dans cette peinture de l’imitation, les erreurs d’impression ne sont pas rares : en témoigne le fanfaron personnage d’un manuscrit médiéval, au regard louche et au bras curieusement dédoublé ; et les taches ou mouchetures, en s’ajoutant aux figures comme des premiers plans impertinents, n’en révèlent que mieux la facticité. Lorsque les défauts préexistent à la toile – vestiges de la qualité médiocre des photos glanées sur Internet –, l’artiste s’amuse même à les recopier. Or, les mauvais élèves comme les faussaires le savent bien : il y a dans la copie quelque chose de la trahison. Elle dévoile les erreurs, les renforce, les parodie, et voilà que le peintre, face au flou de l’image pixelisée, ne rectifie pas mais s’empresse d’amplifier, comme s’il avait peur de nous laisser prendre au piège de son réalisme. Ajoutez à cela les coulures(-)manifestes, qui révèlent les dessous et les à-côtés de l’activité de peintre : on est bien dans un art des coulisses. Mais qu’y a-t-il à apprendre des cartes retournées ? Rien qui ne soit ambigu, évasif, à l’instar de ce premier Mikey, dont le gribouillis originel est dûment reproduit en bas d’une toile.

Alain Monvoisin

N’y a-t-il donc rien à comprendre au titre de la série : « migrations mineures » ? Rendons-nous à l’évidence : aucun de ces tableaux ne traite des oies sauvages, et encore moins des réfugié.e.s. Là encore, on attend quelque chose qui ne vient pas : toute tentative de faire sens du tout est sans cesse déjouée par des coups tordus, croquée par les canines d’un gros chat à marinière comme ce pauvre chien noir de l’autoportrait de Courbet. Pourtant, s’il ne s’agit pas de changer le monde, l’artiste n’en exprime pas moins une ambition élevée : celle de bousculer les significations d’un consortium d’images trop bien connu, gros de chefs-d’œuvre, de pubs, de dessins animés, d’icônes pop. S’il faut se colleter avec quelque chose, c’est avec les clichés qui gardent jalousement les communautés, et qui savent les défendre contre l’invasion aussi bien que des gardes-frontières. C’est là que réside la vraie migration : dans le déplacement des lignes. Faire sortir de ses gonds ce que notre monde compte de lapalissades, les subvertir, nouer de nouvelles relations entre ses éléments les mieux établis : voilà les vertus de cette peinture qu’on appellerait déceptive, si d’entrée de jeu elle ne délestait pas le spectateur de ses attentes. Ce que nous dit l’artiste, c’est qu’il va nous falloir cohabiter : avec ces images, même les plus monstrueuses, mais aussi entre nous – et n’en déplaise au plus intolérant. Car la peinture, comme la vie, sera foreign – ou ne sera pas.

Alain Monvoisin
Alain Monvoisin
Alain Monvoisin
Alain Monvoisin
Alain Monvoisin

Galerie Simon Madeleine
7, rue des gravilliers Paris 3e
tel 06 10 66 22 34