lundi 23 janvier 2012

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Peinture, corps et théologie - I

Interprétation poétique du sens pictural

, Emmanuel Brassat

Ce texte découle d’une conférence qui a été prononcée à la galerie La Ralentie à Paris le 4 décembre 2011 à l’invitation d’Isabelle Floch. Le préambule a été rajouté pour la version écrite de cette communication afin d’en éclairer les difficultés et les partis-pris.
Pour Robin Goldring.

Préambule.

Le texte qui suit pourra paraître curieux à un lecteur qui ne peut se situer dans une perspective de pensée un tant soit peu spéculative et assez peu historiciste. Son point de départ esthétique est celui de la perception de l’art pictural et de ses formes propres, pris indépendamment des types de discours qui les organisent et les justifient dans l’époque qui est la leur. Une telle approche implique que ne soient pas admises comme allant de soi plusieurs constructions théoriques et notions qui font nos interprétations les plus reconnues de la nature des images, des symboles, ainsi que du théologique et de ses ressorts. Ce dernier terme étant pris ici dans son sens le plus extensif de représentation de l’invisible, ou du voilé du réel, en deçà donc d’une identification de la théologie avec le monothéisme. Cependant, il ne s’agit pas non plus de prétendre échapper totalement aux constructions théoriques et culturelles acquises, mais de ne pas s’y conformer d’emblée, de provoquer une tension, de conduire une torsion des idées au risque de l’inexactitude factuelle. En ce sens, si la voie de pensée empruntée par les analyses qui composent ce texte ne prétend pas s’abstraire totalement des préjugés philosophiques et culturels qui, à titre de prémisses implicites, la constituent, elle ne prétend pas non plus les respecter et les reconduire sans frictions. Ce en quoi, s’il est bien admis qu’il y a des processus historiques, des subjectivations institutionnellement, géographiquement et temporellement distinctes, des croyances culturelles entre elles incommensurables, des points de vue esthétiques divergents, des langages intraduisibles entre eux, des différences entre art magique, symbolique, mythique et figuratif, également des degrés hiérarchisables d’objectivité dans l’interprétation des matériaux, pour autant, on n’en fera pas des grilles obligatoires de la pensée face à l’art pictural.

On se remémorera à ce propos le débat mené, à la fin du XVIIIe siècle et après, sur la religion par les philosophes, les théologiens et les savants, autour de la notion de fétiche. Deux positions s’affrontaient alors dans l’interprétation de celui-ci. Pour l’une, les pratiques fétichistes africaines relatées par les navigateurs portugais étaient les formes dégradées et superstitieuses d’une religion monothéiste originaire, seule véritable et naturelle, voire seule rationnelle, et il fallait retrouver en elles le sens dégradé de celle-ci pour les comprendre, les combattre et la restaurer. Pour d’autres, il y avait dans les pratiques fétichistes des formes religieuses authentiques qui révélaient les premières relations objectives de l’être humain à ses pensées et croyances et aussi à lui-même, à son propre sujet en tant qu’objet de représentations symboliques. La seconde position se plaçait dans le cadre d’une théorie progressiste du mouvement de l’histoire humaine générale et de la civilisation qui allait successivement du théologique au métaphysique, puis à la science positive. On sait qu’elle fut celle du philosophe Auguste Comte. Le terme de théologique en ce sens désignait l’ensemble des croyances et des pratiques sociales et culturelles premières qui faisaient ontologiquement de forces invisibles et intentionnelles, plus ou moins personnifiées, le réel du monde naturel. Elle conduit à ne pas distinguer nettement les formes figuratives en général des formes symboliques et mythiques, y compris dans leur valeur de représentations magiques ou animistes.

C’est dans ce sens là, qui n’est ni discriminant ni hiérarchisant a priori quant aux croyances spirituelles, aux différentes religions et pratiques cultuelles, que nous l’employons, sans prétendre amalgamer la diversité des conceptions théologiques à travers l’histoire et le temps, confondre le magique, le symbolique et la figuration. De ce fait, plusieurs problèmes controversés resteront donc latents et non-résolus dans les analyses exposées, cela sur les plans méthodologiques et conceptuels. Il s’agit, premièrement, de la possibilité ou non pour l’être humain de pouvoir penser le corps et la face organique qui le constituent sans se référer à des images fictives investies de sacralité ou d’une puissance symbolique d’ordre réel et, deuxièmement, de la dépendance dans la conception des dieux invoqués, mais aussi du Dieu unique, avec les croyances relatives à la forme et à la figure du et des corps, y compris les plus archaïques. A ce titre, si le texte qui suit procède d’hypothèses argumentées, il n’est pas pour autant systématique et pourra apparaître non-exempt d’inexactitudes. Elles font partie du risque spéculatif qui l’organise et qui tend nécessairement à les faire surgir. Par ailleurs, ce texte est travaillé implicitement et explicitement par les différences oppositionnelles, irréductibles, du paganisme, du polythéisme et du monothéisme, puis du judaïsme et du christianisme quant à l’image, à la figure et au corps, sans qu’il puisse ni les résorber ni ne pas se voir aussi déterminé par elles. De telles différences, à ne pas être seulement historiques, n’en sont restent moins culturellement divergentes dans les conceptions qu’elles expriment.

Par ailleurs, les analyses exposées s’appuient sur l’hypothèse d’une triplicité posée comme structurelle quant à la représentation dans l’art pictural, que celle-ci soit symbolique, figurative ou abstraite. Il s’agit de la triplicité référentielle du corps, de l’image et de la figure. Le corps physique y est posé comme le référent objectif premier, l’image comme la matrice immatérielle et fictive de toute forme symbolique ou figurative, et la figure comme la matérialisation visuelle par des techniques de l’irréalité foncière des images.

Si de telles analyses soutiennent l’émergence théorique et pratique dans le christianisme d’une certaine universalisation mystique et mystificatrice du rapport à l’image dans la figuration de la scène christique, ce qui y est appelé figure relève d’un invariant anthropologique considéré comme antérieur à la scène culturelle historique du monothéisme. Il est donc également antérieur à l’opposition du judaïsme et du christianisme quant à la valeur et au recours à l’image et à sa figuration possible ou pas du théologique. Une telle typologie effectivement trinitaire ne recoupe donc pas l’opposition analysée si puissamment par le philologue Erich Auerbach entre la théorie chrétienne et paulinienne de la figuration, ou interprétation figurative de l’Ancien Testament, et l’interprétation juive du texte biblique étrangère à un tel usage de la dimension figurative empruntée à la rhétorique gréco-latine par les prédicateurs doctrinaires du christianisme. On sait qu’elle est, selon Auerbach, à l’origine de l’ensemble des formes figuratives (figura) de l’art occidental chrétien, cela par une réduction idéologique du récit biblique juif dans sa signification mystique, littérale et morale, à une préfiguration (praefiguratio) historique et théologique de l’avènement du christianisme. Cependant, à la différence d’Auerbach, nous ne ferons pas de l’image (imago) une expression illustrée de la figure annonciatrice. A l’inverse, nous prendrons la figure pour une effigie matérielle (exemplum) de l’image dans sa dimension de vision non-réelle inhérente au psychisme humain. L’image n’étant pour nous énigmatiquement que le contour figuré de l’ombre portée du visible (umbra), donc jamais la représentation réelle (forma) de cette invisibilité qui se niche au cœur de l’esprit humain dans les méandres de l’opposition symbolique de la clarté et de l’obscurité, dans la fantasmagorie des images qui nous habite sans doute depuis les commencements de l’humanisation.

Première partie

Parler du rapport entre la peinture, le corps et la théologie, paraîtra une affaire compliquée à plus d’un titre. Elle l’est tout d’abord parce qu’un tel sujet engage la pensée sur des problèmes difficiles à cerner, ceux de la représentation et du sens de ce que l’on appelle le corps, la chair et le spirituel, cela non seulement au sein de l’art, mais aussi dans les institutions religieuses et culturelles de la civilisation. Art et pratiques religieuses sont difficilement dissociables l’un de l’autre dès les temps anciens de la préhistoire. Ensuite, de façon plus personnelle, parce qu’il est permis d’hésiter aujourd’hui entre deux façons de traiter de la question de la peinture, ou du corps de la peinture dans les deux sens de l’expression. Ces deux sens sont ceux du rapport aux corps physiques et vivants que la peinture actualise et du corps de la peinture comme une matière picturale spécifique, un corps de peinture. Avant tout, disons qu’il y a au moins deux façons d’aborder la réalité picturale et ce qu’elle représente ou pas, une question qui s’est trouvée accusée pour la pensée depuis la crise moderne de la représentation naturaliste et de l’imitation, cela au bénéfice de l’abstraction et de l’expressionnisme non-figuratif.

La première est de considérer que la peinture n’est ce qu’elle est, à une époque de l’histoire culturelle, qu’en fonction d’un certain régime de discours qui lui donne son statut, et que, en ce sens, il n’y a pas de d’expérience et de représentation picturale, fussent-elles non-représentatives, indépendamment d’un discours sur la peinture qui détermine ses modes d’expression, de composition et l’usage symbolique et idéologique que l’on en a. C’est la position de Jacques Rancière. Elle présuppose que tout imaginaire représentatif se soutient d’une structure de paroles et de textes qui l’irrigue et lui délivre le contexte de son sens. Il n’y a donc jamais d’expérience pure hors discours de la peinture et de l’image. Il y a un régime linguistique du sens qui la prédispose et détermine en elle le statut qu’elle donne aux images et aux signes qu’elle emploie. A la fin de l’antiquité, c’est la théorie de l’incarnation et de la résurrection qui donne aux scènes spirituelles chrétiennes leur statut et leur sens symbolique de représentations d’un mystère divin. Classiquement, c’est le discours d’Alberti sur l’art pictural qui inaugure de la Renaissance et de son usage narratif de la perspective dans l’image. Plus récemment, c’est l’argument d’une confrontation de la peinture à la photographie et à son réalisme qui donne lieu à l’impressionnisme. Ou encore, c’est l’abstraction géométrique et la physique mathématique qui font advenir la logique abstraite et multipolaire du cubisme. On pourrait adjoindre à cela comme également nécessaire et requise l’analyse du type d’usages sociaux des œuvres à une époque donnée, c’est-à-dire faire une sociologie de l’art.

La seconde, nonobstant le fait qu’il n’y a probablement effectivement jamais d’images représentées sans paroles, sans langage autour d’elles et dans leur secret, est de ne pas se préoccuper du discours qui environne et traverse la peinture, mais de partir de l’histoire formelle et picturale concrète, de la succession évolutive des productions et des styles de la peinture en eux-mêmes, à partir de la perception que l’on a du travail de composition picturale et de l’effet qu’il suscite sur les spectateurs que nous sommes. On peut dans cette seconde « perspective » ne pas nécessairement tenir compte du discours général sur la peinture et ses contextes, par exemple du discours dit critique propre à la modernité depuis Manet, Monet, Gauguin et Cézanne, mais s’efforcer d’interpréter l’œuvre picturale à partir d’elle-même, c’est-à-dire dans sa matérialité formelle et picturale, à partir de l’image que l’on voit, des couleurs et des figures, des signes et des intensités sensibles qui travaillent celle-ci dans ses opacités et transparences, dans ses faux-semblants et simulacres. Il s’agit en quelque sorte d’analyser la logique expressive du sensible avec du sensible, de penser à partir de la sensation, affects et percepts ici réunis. C’est la position de Gilles Deleuze. Elle présuppose que l’image, les couleurs et les formes de la surface peinte, procèdent d’une logique d’intensités oniriques, symboliques et matérielles, d’affects et d’impressions, qui sont autant d’événements psychiques, corporels et de peinture, d’une dimension figurale d’où s’originent la toile, le panneau, l’objet représenté ou façonné tel qu’il est donné à voir sur un support de projection, d’inscription, de matérialité. Par figural, on entendra l’ensemble des événements et formes picturales concrètes indépendamment de toute représentation figurative spécifique.

C’est plutôt cette seconde orientation qui est la mienne. Elle n’implique nullement qu’il n’y ait, autour des productions picturales, ni paroles, ni discours qui en organisent et traversent le sens, la possibilité formelle et matérielle. Pour autant, nous ne les entendrons pas a priori, car la peinture est un art qui fait d’abord appel à la perception visuelle et la mobilise en tant que telle sans que les mots ne soient convoqués immédiatement, ni nécessairement après. Néanmoins, il faut admettre que cette seconde orientation n’est valorisée que depuis qu’est né un discours post-critique sur la crise de la représentation dans l’art, sur son évolution dé-figurante, c’est-à-dire vers la défiguration, le matiérisme et l’expressionnisme abstrait. Il y a donc bien eu un discours sur la peinture et l’image qui a autorisé une telle vision de la peinture hors du discours. Acceptons ce paradoxe sans le traiter pour autant. Ce faisant, on fera fi de l’histoire idéologique de l’esthétique, ou de l’histoire des conceptions de la peinture. Je ne m’intéresserai donc pas à la succession institutionnelle des idées picturales : imitation de la nature, peinture liturgique, peinture narrative, peinture de genre, naturalisme, art abstrait, peinture sémiologique et auto-référentielle. Je prendrai la peinture comme une chose brute, un art en soi qui fabrique et exhibe des sortes d’images qui durent et perdurent, qu’elles soient figuratives ou pas. J’ajouterai que, de ce point de vue là, sa définition relève non pas du statut que le discours institutionnel lui donne, mais des interprétations qu’en fait le discours commun à partir de ce qu’elle nous montre, de sa réception. Une telle position anti-linguistique n’est pas pour autant anti-sémiotique, puisque la peinture agence aussi par elle-même des signes et de figures, des agencements symboliques plus ou moins lisibles, mais elle permet de prendre l’histoire de l’art à rebours, de s’en détacher en étant intempestif. Il s’agit de partir de l’aspect disons phénoménologique de l’œuvre que la pensée du regardant est libre de percevoir et d’interpréter pour en déceler le sens ou l’empreinte dans ses dimensions sensibles et formelles, dans sa possible intelligibilité, mais à partir du surgissement désormais induit par le matériau pictural et ses dispositions propres. Vous le savez, il n’y a là rien d’impossible, mais il faut quitter le champ du savoir et se risquer à ne rien comprendre, à se trouver sidéré, à se plonger dans une histoire atemporelle qui n’est ni plus ni moins fictive et impossible que le discours proclamant l’historicité institutionnelle de toute chose.

Ce faisant, je ne resterai pas non plus prisonnier d’une vision plutôt traditionnelle et classique de la peinture et selon laquelle celle-ci ne serait faite que d’images, de représentations plus ou moins figuratives qui, sans être toujours toutes nécessairement imitatives et naturalistes, ne seraient essentiellement que des images et pas aussi le substrat d’un non-figurable et d’un non-dit, voire d’un immatériel du corps humain qui n’est pas seulement donné dans le sens visuel. Disons que je m’en tiendrai à une théorie des images et des signes figurés, en négligeant les discours qui peuvent bien les environner et les interpréter en les assignant à l’époque des conceptions qu’elles évoquent. De toute façon, et c’est là pour moi une sorte d’axiome, toute représentation figurante peinte, figurative ou figurale, n’est jamais la représentation plus ou moins naturaliste d’un objet réel, mais toujours une production fictive et formelle issue de l’intelligence du regard sur le visible et la visibilité qui l’utilise et la transpose. Ce qui vaut également pour la peinture figurative et naturaliste. Ainsi avez-vous jamais vu les paysages sylvestres et bucoliques de Corot, si ce n’est dans ses peintures ? Autrement dit, il n’y a de peinture qu’intentionnelle, fût-elle délirante et hallucinée, car elle procède toujours d’un regard du regard sur le visible par le moyen d’une visée symbolique, picturale ou graphique. Est intentionnel, on s’en souvient, le procès par lequel la pensée humaine se saisit d’un objet qu’elle vise de façon immanente à sa propre activité et lui permettant d’en produire l’objectivation comme un réel. Cela ne signifie pas qu’un tel objet soit un existant réel, si ce n’est à exister pour la pensée.

Une telle orientation revient donc à admettre comme point de départ quant à l’image peinte qu’il y a au moins deux réels distincts, celui de l’image et celui du discours. Disons alors en ce sens qu’il y a ontologiquement des images et des figures et qu’elles prennent leur essor, leur forme et leur statut, dans le travail de la figuration picturale qui appartient au peintre et à son geste. Il y a donc un réel du peindre qui échappe, ou s’échappe du discours et qui est l’expérience de la peinture. Et si René Magritte jadis, Jean Daviot aujourd’hui, venaient pour soutenir le contraire, on ne l’entendrait pas, même s’ils prouvaient le tort qu’il y a à maintenir une telle dichotomie. Là, encore j’admets volontiers qu’il y a erreur, mais je crois pouvoir et devoir persister en elle. Cependant, le problème pourrait se poser tout autrement si on en venait à postuler l’existence de quelque chose comme un langage spécifique de la peinture ou des signes graphiques, distinct du langage des mots et qu’on l’appelle art pictural. Ce qui est possible, mais un tel langage se passerait de mots, ne pourrait se systématiser et il serait aussi fait d’actes du corps, de la main, de productions matérielles formelles-informelles visibles, de nature tactile et haptique. Par haptique, on entendra cette dimension spécifique du regard qui lui fait toucher ses objets et non pas seulement les voir, ce qui est optique. Un tel langage pictural ne serait donc pas directement traduisible dans le sens d’un discours pré-donné. Donc ici, à mauvais entendeur, salut.

Deuxième partie

A partir de telles prémisses, on peut en venir au premier des aspects du sujet annoncé par le titre, celui du rapport de la peinture et du corps, ou, de façon plus générale, de l’art pictural avec le corps. Appelons image, le point de départ imaginal de toute figuration picturale, même si toutes ne sont pas des images, au sens d’une figuration imitative et analogique d’un objet réel dont nous aurions plus ou moins la perception par la sensation. S’il y a donc des images, des figurations, des figures, des trames de traits et de couleurs ayant valeur de représentations pour les yeux et l’esprit, et que celles-ci sont produites par le travail du graphisme et de la peinture, mais aussi de la sculpture et de la gravure (ils n’en sont pas tellement dissociables dans les formes anciennes de l’art préhistorique), et que de telles images ne résultent pas de simples transpositions des perceptions optiques spontanées, quels sont donc les référents les plus fréquents de cet art pictural ? À une telle question, il pourra paraître impossible et prétentieux de répondre du fait de la diversité des productions à travers le temps et l’espace, moins si l’on s’en tient à l’art occidental de la préhistoire.

En s’appuyant sur les travaux des paléontologues, plus précisément sur ceux d’André Leroi-Gourhan, on peut distinguer plusieurs thématiques ou figures types dans l’art pictural, en remarquant que celui-ci a pour axe prédominant, dès ses formes les plus anciennes, la représentation du corps animal et humain. Pour ma part, dans l’immense recueil comparatif et classificatoire des représentations pariétales de l’art préhistorique, je crois pouvoir distinguer six types de figuration du corps qui peuvent également se combiner et s’associer. Il y a, la plus fréquente, celle analogique de l’animal (1), celle schématique du corps humain (2), celle plus ou moins réaliste, symbolique et grotesque-fantastique, du corps hybride animal-humain (3), celle symbolique, schématique ou réaliste du corps sexué masculin et féminin (4), celle figurale du corps spectral (5) et enfin celle de la face, du visage seul (6), qui semble le plus souvent masculine et caricaturale. De toutes ces figures corporelles, la plus spécifiquement peinte, faite de couleurs et de dessin, est celle de l’animal. Le corps humain, réaliste ou schématique, est lui dessiné, tracé, creusé, gravé. Les corps sexuel, spectral et les visages, sont sculptés, gravés et dessinés. Quand le corps est désigné dans sa spécificité sexuelle, il pourra tendre à devenir schématique, voire devenir symbolique sous la forme de signes abstraits. On peut tout de même discerner des pénis érigés sur les corps masculins dessinés. Mais la symbolisation du caractère sexuel du corps peut tendre à se dissocier du corps global ou à devenir géométrique, presque littérale. Pour autant, le corps féminin apparaît aussi sous forme anatomique, charnelle, ou dans la figuration directe de la vulve, d’une image des « origines du monde » si l’on pense à Courbet, présentée de façon parcellaire. Quant au corps masculin sexué, il semble plus schématique, bien plus tracé que représenté de façon analogique. De façon globale, toutes ces thématiques picturales, quand elles ne sont pas faites de symboles abstraits non-figuratifs, entraînent et mobilisent une représentation du corps et de la face ou tête, conjoints ou disjoints. Ce qui exprimé abstraitement implique, d’une part, le volume du corps comme un englobant dynamique et, d’autre part, la surface de la tête-face comme un milieu percevant statique. Autrement dit, un corps-sac contenant délimité et une face percée, réceptrice marquée. Ce peut-être une représentation animalière, elle aura le plus souvent corps et/ou tête. Observons également que face et corps peuvent se voir représentés indépendamment l’un de l’autre. Il y a des corps sans face et des têtes ou faces sans corps. Cependant, il n’est guère possible de dissocier nettement le style de la représentation formelle des faces humaines, souvent de profil, des têtes animales. Quant au corps sexué, on constate qu’il tend à se dessiner peu à peu de manière symbolique par une dissociation des signes organiques de l’identité sexuelle de l’ensemble corporel global.

De telles représentations des corps, du corps, peuvent être obtenues en gravant, en traçant, en étalant de la couleur, en modelant, en épousant la forme d’un relief, voire par la combinaison de ceux-là. De sorte qu’on peut percevoir ici que le propre de l’image, devenue figure, est qu’elle tend à venir s’apposer à un support physique qui, bien que différent d’elle, en est l’élément de compossibilité qui lui permet de se matérialiser. Elle peut être plane, mais aussi par sa propre plasticité kinesthésique devenir épaisseur et prendre la forme d’un corps tridimensionnel, tendre à être fresque, à se mouvoir. Ainsi l’image est aussi le vecteur d’un mouvement à la fois abstrait et concret, bien qu’elle soit immobile dans sa facture matérielle. Car l’image vient comme s’habiller de matière et celle-ci la supporte et la conserve, lui donnant existence dans le réel externe. Pour autant, il y a aussi dans l’art graphique et pictural des corps formels et des figures-signes qui ne ressemblent à aucun corps naturel, ni visage apparemment humain. Comme si l’image, hormis sa valeur représentative directe plus ou moins analogique, était environnée, parsemée et tramée d’emblée d’un devenir signe qui l’apparente aux formes de l’écriture par une stylisation des ses éléments abstraits : hachures, traits, figures géométriques régulières, superpositions, réitérations. Cependant, dans l’art pariétal, les représentations du corps animal et de la face humaine apparaissent, ainsi que celles du corps humain, comme les motifs les plus prédominants de ce qui est figuré. Il semblera donc assez peu possible de séparer les formes picturales figuratives les plus anciennes de la production de figures géométriques, du recours à des signes symboliques abstraits non-figuratifs, de l’intérêt manifeste pour la forme et la figure du corps, puis pour la représentation de la face, de la figure humaine. En cela, l’objet de l’art pictural est d’emblée mû par la visée de montrer quelque chose du corps, qu’il soit celui d’un vivant, homme ou animal, masculin ou féminin, spectre ou esprit. En ce sens, pour l’être humain, quelque chose de l’apparaître propre au regard se trouve dans la saisie de la configuration corporelle ou charnelle, du contour tracé ou peint du principe matériel des corps, comme donation essentielle conjointe du visible et de l’invisible, cela dans la représentation picturale.

Bien entendu, pour que ce soit possible, il faut la texture du trait, la matière de la couleur et le jeu de la constructibilité formelle d’un objet pour le regard. Il faut encore la dualité de la surface et du volume, de l’épaisseur et de la ligne, du creusé et du modelé. A quoi viennent s’adjoindre les jeux de la lumière et de l’ombre, du jour et de la nuit, de l’enfoui et du dévoilé. Plus précisément, c’est la dualité de la vision et de la réalité qui advient et se déploie dans cet art, l’écart de l’image et de la chose, du visible apparent et de l’invisible caché qui sont aussi symboliquement la différence du vivant et du mort, du présent et de l’absent, des bruits et du silence, de la pensée qui imagine et conçoit et du corps qui éprouve et perçoit. D’emblée la peinture est un art, une technique de représentation et une pratique cultuelle, une relation à la sacralité, à ce qui se retire du côté de l’intouchable et du non-visible et qui habite les pensées. Par ailleurs, l’art graphique et pictural, même s’il ne paraît parfois qu’ornemental, n’est jamais exempt d’une théorie latente de la nature du monde, d’un lien établi entre les figures, les signes et les choses, avec le secret d’un non-visible, d’un environnement ontologique dans lequel évoluent aussi des dieux, les morts, les forces et les puissances invisibles. En ce sens, figurer, graver, peindre, tracer, représenter, inscrire, c’est tout autant saisir le réel d’une existence présente, que s’efforcer de produire ce qui n’est pas, n’est plus, ou existe tout autrement, sis dans un autre réel qui dédouble celui-ci de son enveloppe ou soubassement mystérieux, inaccessible bien que co-présent au monde environnant. La peinture est donc d’emblée un art que l’on ne peut dissocier du religieux, au sens ici d’une vision de l’invisible qui a partie liée avec les dieux, les morts, les forces secrètes, avec le domaine théologique qu’il soit animiste ou déiste, voire aussi déjà métaphysique, c’est-à-dire référé à des idées-principes immatériels.

Et si le corps est plutôt l’enveloppe, l’englobant identifiable en sa forme typique et schématisé par son tracé, son contour et sa silhouette, il ne se réduit pas à cela, au rapport d’une figure et d’une forme. Il est aussi le dynamisme des mouvements et la brillance des couleurs, la forme fugace et intense d’une énergie qui fait de l’image des corps un apparaître suspensif et délié, une intensité de pensée et de gestes qui exprime de façon sensible le spirituel, la liberté de l’esprit humain, joie et effroi mêlés dans l’image. Enfin, ce corps représenté, c’est aussi le contenu du tracé des corps, le tactile et le sensoriel qui peuvent tendre à l’informe, à l’indéterminé, et qui sont rapport de la couleur et de la matière vivante, des volumes et du corps charnel qui se touche et se creuse, qui tend à se sculpter, s’il ne se dévore et se prend. A ce titre, il est intéressant de développer l’observation suivante. La théologie chrétienne, comme le montre Marie-José Mondzain, oppose, à partir de St Paul, le spirituel, le charnel et le corporel. Le premier procède de l’expression du principe créateur, de la personne du Père, le second correspond à l’incarnation par la naissance virginale, à la personne du Fils, le troisième correspond à la communauté des croyants, à l’Église institutionnelle et aux sacrements de la communion. La dualité pathétique de la chair et de l’esprit dont atteste l’incarnation et le supplice du Christ étant résorbée par l’unité de l’esprit et du corps dans l’appartenance à la communauté ecclésiale. Cette tripartition de l’esprit, de la chair et du corps, on peut la retrouver sans systématicité dans les figures de l’art pariétal, mais distribuée tout autrement. Curieusement, le spirituel apparaît dans la musicalité et la grâce des représentations animales peintes, à la fois réalistes et symboliques, celles d’un l’animal probablement mythifié et chassé, puis sacrifié et consommé. Le corporel, lui, apparaît dans les formes schématiques et métamorphiques de corps masculins toujours gravés et dessinés, mais jamais peints. Quant à la dimension charnelle, dans sa sensualité et sa matérialité, dans ses volumes et formes généreuses, elle est représentée du côté de corps féminins qui, gravés ou creusés, voire sculptés, sont les seuls à apparaître en relief, de façon analogique ou grotesque, une chair parfois déjà représentée à la limite de l’obscénité, d’une démesure. Ce n’est pas là dire que le corps masculin n’est pas tout autant charnel, mais dans les représentations pariétales de la préhistoire, il n’est pas montré tel.

Troisième partie

J’en viens donc à la seconde thématique de mon exposé, le lien entre la peinture, la peinture des corps, de la chair et de l’esprit, et la théologie. Si la peinture est le plus anciennement une peinture des corps et des faces, y compris animalières, elle est également d’emblée un tressage particulier dans l’image du visible et de l’invisible. En cela, on pourra dira qu’elle est peinture de la dimension théologique, au sens de la présence-absence d’un autre divin, de l’être qui n’est pas, mais dont on soupçonne l’être et la présence et qui advient par l’image à l’existence dans le monde sensible. Une telle dimension apparaît curieusement tout d’abord dans ces figures d’animaux, finalement anthropologiques, parce que dotées d’une vibration spirituelle qui n’est pas du tout animale. Elle s’exprime en cette intensité suspensive, musicale et dynamique, qui les fait être, par la couleur et le trait et, pour le regard, dans leur élan processionnel ou leur masse sauvage de corps animés, habités d’une vie supérieure.

A partir de quoi on posera, de façon axiomatique, qu’il n’y a pas de peinture qui ne soit aussi celle du corps et de la face, toute représentation de ceux-ci ne se pouvant qu’à partir d’une vision suprasensible du corps vivant, ou d’une vision spiritualisée de celui-ci et de ses organes faciaux.
Par ailleurs, on désignera corrélativement comme théologique, toute représentation qui avoisine avec la présentification du non-être et de l’invisible, en tant qu’ils sont médiés par le problème du corps et de sa représentation dans l’image, y compris par un corps de signes et de symboles non-figuratifs qui n’en sont pas en soi dissociables puisqu’ils inscrivent dans l’environnement des corps comme un treillage supplémentaire de leur être.

En ce sens, toute peinture est potentiellement théologique, puisque qu’elle déploie un rapport à l’image du corps et de la face comme à une matérialisation de l’invisibilité pour le regard. Marie-José Mondzain, encore, montre que dans le christianisme byzantin, plutôt johannique dans son inspiration, l’icône peinte n’est point l’image de la personne du Christ, mais la représentation dans l’ordre du visible de qualités spirituelles invisibles dont sa personne est le représentant symbolique dans la chair même. Pour autant, on admettra bien que pour qu’une telle transposition figurative dans le visuel se fasse, il faille qu’elle soit un effet de la parole et du langage. Ne le nions pas, mais celui-ci ne se dit pas, il se voit. Le passage à la figuration suppose un retrait de la parole, une cérémonie silencieuse du regard et de la main qui se passant de mots, ne se passe pas de figures, de couleurs et de signes. Les graphismes, les images, les signes symboliques non-linguistiques se voient, se déchiffrent, se contemplent, à défaut de se lire et de signifier quelque chose clairement pour celui qui les contemple. Ils ne sont donc pas référés au même registre de pensée que les mots du discours, parce que leur dénotation n’est pas certaine et que c’est cela qui les rend signifiants et apparentés à la scène de l’invisibilité en tant que toujours déjà soustraite au regard et condition de sa possibilité.

De ce qui précède, il s’ensuit qu’il faut encore se demander ce qu’a le corps figuré de théologique. Pourquoi l’est-il ? La proposition est éminemment discutable et sujette à controverse, puisque les théologies monothéistes ont nettement opposé institutionnellement, historiquement et conceptuellement, aux représentations symboliques animistes et à celles figuratives des divinités païennes, le caractère irreprésentable d’un Dieu unique qui serait à proprement parler la seule conception véritable de la nature du théologique à l’exclusion de toutes les autres. Comment se fait-il alors que l’on puisse pourtant de façon spéculative associer la représentation picturale d’emblée à la question du divin, des dieux et des esprits, et donc ne pas la dissocier aussitôt du théologique, y compris de la mention d’un Dieu unique et à jamais invisible ? Les archéologues et les paléontologues ont longuement discuté et disputé du caractère rituel et sacral des peintures pariétales. Et comme ils ne pouvaient les interpréter directement, ils se sont référés à la symbolique des chamans d’Asie qui est l’une des plus anciennes dont nous disposons et qui n’est pas sans parenté avec l’art préhistorique. Il est clair, jeu de mot compris, que l’on ne se rend pas dans des cavernes dépourvues de lumière diurne pour peindre sans un motif autre que simplement profane. Il y a là nécessairement quelque rituel, quelque sacralité. On peut le supposer, même si toutes les peintures pariétales n’étaient pas dissimulées. Pour ma part, je ne spéculerai que sur le sens esthétique des images, ne pouvant accéder à quelque aspect doctrinal qui serait un corpus de croyances inaccessibles que nous ignorons. Le sociologue Emile Durkheim disait qu’il fallait distinguer religion et rituels. La première est un ensemble de croyances, les seconds sont des pratiques sociales impliquant des gestes, des coutumes et des techniques concrètes. La peinture, dans sa structuration propre, est d’abord une pratique et une technique de figuration qui déploie de ce fait son sens en elle-même. Il n’est donc pas nécessaire d’en connaître la doctrine pour y accéder, puisque l’usage du regard qu’elle appelle reste techniquement déposée dans les images qu’elle a assemblé en tant qu’elles induisent ce regard. Pour autant, il peut nous apparaître que l’image n’est visible qu’environnée d’invisibilité, d’obscurité, comme il en règne métaphoriquement et matériellement dans les salles et boyaux des cavernes ou sur le fond sombre des peintures de l’âge classique moderne. Ce en quoi il se confirmerait qu’elle procède du secret, d’une visibilité d’abord dérobée, soustraite au regard qui ne saurait pas la célébrer et en déceler le miroitement spirituel singulier. Pour répondre aux questions posées, je m’en tiendrai pour ma part comme fond de référence aux figures de l’art antique, à la peinture des grecs et des latins, puis à l’art chrétien et à la Renaissance, tels que nous pouvons y avoir accès et connaissance. Les doctrines qui les environnent nous sont bien plus connues, nous pouvons donc les négliger ou nous en inspirer pour nous en tenir à ce qui se produit dans l’image peinte. De plus, de telles images nous sont des plus familières.

Tout d’abord et plus avant, quel rapport y a-t-il entre le corps et la théologie ? C’est un thème qui n’est pas anodin. Savoir si le dieu a un corps et la nature de celui-ci, sont des questions capitales qui traversent diverses théologies et qui sont devenues retentissantes avec le récit de l’incarnation chrétienne. Par ailleurs, subséquemment, s’est toujours trouvé posée la question de la nature du corps humain. Est-il simplement vivant et mortel, ou également, à l’instar du dieu, doté d’une nature immortelle, voire immatérielle, d’un corps supplémentaire d’ordre spirituel, a été une question tout aussi importante et cruciale dans les diverses croyances et religions humaines.