dimanche 24 mai 2015

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Peau piquetée

Cinq rêveries autour de Sinusoïde, quatre saisons (1996) de Clément Borderie

, Camille Paulhan

Les matrices métalliques, givrantes ou pas, qui ont servi à Clément Borderie pour la majeure partie des œuvres qu’il réalise depuis près de trente ans, sont encore pour la plupart conservées dans le jardin de l’hôpital Charles Foix, à Villejuif. Précision de taille : le jardin est celui de l’aile gériatrique. Ici, les toiles sont déposées quelques mois, plusieurs saisons ou années. Les patients invisibles derrière les fenêtres peuvent-ils constater heure après heure, jour après jour, les infinies variations colorées qui attaquent les toiles blanches ?

Le cartel de Sinusoïde, quatre saisons, un rien austère, signale la présence de rouille sur toile. Mais en filigrane, lavés à grande eau par Clément Borderie, subsistent sur ces grands canevas de petits piquetages grisés de moisissure, des étoilements légers dus à des excréments d’animaux, des souvenirs de conglomérats de feuilles mortes et d’autres scories. Sur ces tartres poétiques aux teintes et aux motifs nuancés, aucun vernis ne vient fixer ce que la pluie, le vent ou les brindilles ont pu imprimer au fil du temps.

On souhaiterait lire dans les œuvres de Clément Borderie le ressac d’alluvions, des marées quelconques, des coulées de boue ou le travail de rivière. On imagine volontiers de graves modifications climatiques, houles violentes, et peut-être même – pourquoi pas ? – cyclones tourbillonnants, tempêtes et autres foudroiements soudains. Las, il n’y a ici que le résidu sinuant et ambré des variations journalières des quatre saisons sous notre climat tempéré, accentué par une réfrigération aléatoire.

Il doit bien y avoir des éleveurs de rouille comme il y a des éleveurs de poussière ou de moisissure. Léonard de Vinci recommande la contemplation des « murs souillés de beaucoup de taches » ; Vasari dit de Piero di Cosimo qu’il « s’arrêtait parfois pour contempler un mur où s’étalaient des crachats de malades ». La célèbre photographie de Man Ray du Grand Verre de Duchamp a entraîné les deux artistes dans le champ des amateurs de pulvérulence grise. Mais les admirateurs de rouille se font plus rares : plus près de nous, Friedensreich Hundertwasser a célébré dans un manifeste de 1958 cette curieuse rousseur qui apparaît sur les objets métalliques. Clément Borderie lui donne ses lettres de noblesse avec ses toiles sur lesquelles elle apparaît sous la forme d’élégantes marbrures.

Je n’aime guère les hôpitaux, encore moins l’idée d’y pénétrer pour y saluer des malades. L’expérience est moins traumatisante lorsqu’il s’agit de matrices auxquelles on rend visite. Dans le jardin de l’hôpital Charles Foix, nous avons erré au milieu des ondulées, des pliées et des circulaires, sur lesquelles le temps suinte et propose, côté pile ou côté face, des formes aussi subtiles qu’imprévisibles. Dans ce lieu où les œuvres s’inventent quand on les laisse en paix, Clément Borderie a retiré délicatement certaines toiles de leur support. Un discret bruit de ventouse a accompagné le geste de l’artiste, à la fois sûr de lui et inévitablement inquiet de voir peut-être la fragile peau piquetée se déchirer.

Texte publié à l’origine par le Mac/Val dans le cadre de sa collection de textes commandés à des critiques de l’AICA, "C’est pas beau de critiquer ?"