mardi 18 décembre 2012

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Pascal Hausherr à L’atelier TK-21

Pascal Hausherr a inauguré le mercredi 5 décembre la première séance de L’atelier TK-21

, Pascal Hausherr

À partir des images de son livre Encore, paru aux Éditions Trans Photographic Press au printemps 2012, il a évoqué son parcours et en tentant de répondre à une question qui à la fois le poursuit et le dépasse, celle des relations entre photographie et conscience de classe, il a abordé de manière intime la relation qu’il entretient avec les images, et le fait de faire aujourd’hui encore et toujours de la photographie, le fait de les montrer dans des livres.
Cette séance n’ayant pas été enregistrée, Jean-Louis Poitevin lui a demandé de revenir à travers un échange de mail sur ses propos. Nous donnons à lire les premières réflexions que cet échange a fait naître.

En préambule, je tiens à signaler que je n’ai pas tenu une conférence, où un savoir aurait été prodigué avec un mètre étalon — ce que Lacan a appelé le discours du Maître. Ça sonne bien comme une excuse à t’avouer que je ne sais pas s’il y a un rapport entre photographie et conscience de classe. Je peux seulement dire qu’en ce qui me concerne, l’une comme l’autre me préoccupent et m’occupent suffisamment pour en faire l’objet d’une discussion. Á cet égard, nous savons tous qu’une relation s’instaure par le fait même d’être assemblés, mais que ce savoir soit immanquablement prétexte à ne pas penser…
Édgar Morin dans La Méthode ne désigne-t-il pas la difficulté à penser ce que nous savons… Voilà, nous y sommes, dans cet atelier, à se lier.

Je crois que la conscience de mon aliénation me transporte plus en avant, pour ne pas dire plus haut, que la conscience de ma liberté — peut-être parce qu’on est fondamentalement libre dès l’origine, à savoir seul, que ça laisse un grand trou et que c’est insupportable. Et que c’est bien cette pensée de l’aliénation qui devrait nous faire penser les rapports de classes ; on a oublié combien de luttes au passage ! Á ne pas oser mal penser, on n’a tout simplement pas osé penser le mal.

Toute liberté est un leurre (est-ce pour cette raison qu’on nous en rebat les oreilles !), et à l’heure où je vous parle je m’aliène déjà non seulement mon histoire et le récit que j’en fais, mais je me lie à toi… avec une volupté certaine.

Pascal Hausherr

2 — Jeudi 13 Décembre

Cher Jean-Louis,

Je parle de livre de photographie, et de son lecteur. Pour que celui-ci fasse réellement l’expérience de la lecture, il est nécessaire qu’il en passe par l’épreuve de la dépossession de son moi, qu’il accepte de s’éloigner de ce qui est représenté pour s’en aller dans le fleuve de la représentation-même ; dans ce lit ce n’est que clapotis, eau et boue mêlées, à se débattre, à s’agiter, toute possibilité de sommeil ôtée…

Regarde, chez Daido Moriyama par exemple, grand faiseur de livre de photographie, c’est une belle pagaille, mais il me semble que ce sont encore de beaux objets plastiques, c’est encore de la photo. Qu’est-ce que je veux dire par là ? Il me semble qu’il est encore beaucoup trop adroit, et que s’il doute malgré tout du monde, il n’est pas dans l’incertitude fondamentale de sa présence au monde ; sa raison ne vacille pas. Il a l’univers économique et financier à ses côtés (il y a une différence entre rendre compte et rendre des comptes, n’est-ce pas !).

Dans mes livres, j’en suis au moment où je voudrais que ça n’en soit plus, de la photographie (la photo, c’est toujours une image d’appareil, qu’il soit photographique, d’État ou de ce qu’on veut !). Il faudrait en arriver au point de la laideur, de la violence, du meurtre, de la destruction, il faudrait en être réduit au n’importe quoi, mais dans une direction donnée, voulue !
En fait, il n’y a pas de rapport entre conscience de classe et aliénation comme je le disais l’autre soir ; je ne parlerai plus d’aliénation, fini, terminé. Cette conscience de classe, l’être de classe comme dit Duras à un moment, c’est ce qui me fait libre à moi-même, c’est ce qui fait ma photographie libre d’elle-même.

Je n’en peux plus de regarder la photo, les expositions, les livres qui ne sont que des faire valoir, produits dérivés et autres… J’ai de ça, et du monde, une lassitude immense, irrévocable ; je crois que cette fatigue, cet ennui, c’est une chance, c’est une chance que j’ai là et qui m’arrive seulement maintenant.

Si l’on souhaite (parce que certains ont encore la fibre aventureuse) avoir une expérience du monde, ce ne sera qu’en prenant congé de celui-ci en tant qu’objet représenté, pour n’être plus que dans la seule représentation, dans une sorte de spécificité photographique, absolument pas sentimentale, où nous emportera la sensation d’une folie jusque là inexplorée…

Jean-Louis, c’est venu comme ça, peut-être une remémoration, ton souhait qui continuait d’agir en moi, je t’envoie tel quel, sans relire…

Amitiés

Pascal

3 — Samedi 15 Décembre

Cher Jean-Louis,

Ce que tu me dis là me fait penser qu’il y aurait intérêt à ce que l’on conserve la forme de la correspondance, je veux dire que ça pourrait prendre la forme d’un entretien, genre questions/réponses en quelque sorte ; qu’en penses-tu ? On peut se voir dimanche pour travailler ce truc et choisir des images ?
Je te fais part, m’y invitant, quelques bribes de réflexions qui me sont venues depuis :

Je voudrais revenir un instant sur mon dernier opus “Parce que vous êtes là” (juste évoqué ce soir du mercredi 5 décembre), qui est peut-être ce que j’ai fait de mieux, de plus “en allé” et qui s’est fait dans le sentiment d’une lassitude extrême, de moi, du monde, de la photographie, du mensonge de la photographie telle qu’elle est apprise puis récitée généralement. Je n’en reviens toujours pas que ça ait pu donner cette chose aboutie, précise et si nette. Que signifie cette lassitude, cet ennui chez moi ? Je ne décolle pas de cette pensée que la servitude a gagné l’univers, que tout le monde sait aujourd’hui claironner l’oppression, mais que c’est la peur qui lui fait garder la raison, sinon il en serait à la folie, et ce serait le stade ultime de l’amour. Le monde ne s’est jamais autant soumis à ce qui le dépasse. Le monde devient de moins en moins supportable ; pourtant le penser crée de l’espoir, et c’est cette immense fatigue qui m’incite à croire qu’ici tout pourrait recommencer, puisque le ménage — et dieu que ça épuise ! — aura été fait, travail accompli, place nette, place…

Me revient cette citation de Karl Marx :

« Les hommes font l’histoire dans des conditions non voulues par eux. »

Et puis ce matin, cette dernière notion à propos de l’importance que j’accorde à la représentation, et à ce qui en est peut-être sa fin dernière (en art, on proclame bien régulièrement la mort de quelque chose !).

Il y a dans notre monde un tel manque à vivre — voyez l’envahissement effarant des émissions de "télé-réalité", ou très récemment du "cinéma-secret" britannique, j’ai vu ça hier soir sur Arte — que c’en sera bientôt fini de notre relation privilégiée, nécessaire, à la représentation (Flaubert ne disait-il pas que pour bien voir la lune il faut la regarder dans un puits) ; finies, terminées la symbolique, la poésie, la forme, le style, terminé l’art. Vivons ! C’est devenu un mot d’ordre. Vivons, à défaut de mieux (qui saura jamais ce que signifie cette phrase ?). Je sais qu’un espoir ne peut naître que de la seule dépossession, totale, entière… et qu’à ce point ce serait la folie cette épreuve — poing dressé.

Il me plait infiniment que par ces échanges notre amitié s’en trouve gaillarde…

Pascal

4 — Dimanche 16 décembre

Tu vois, cher Jean-Louis, comme tu m’ouvres à la parole ! Merci.

Tu ne me convoques pas, tu me provoques ! Comprends-tu, ce que je dis vient en partie de ma fatique — elle est entière, elle est renversante. Mais aussi parce que je l’accepte, j’y vois une force de vie énorme, une vigueur contestataire inconnue de moi jusque-là, et j’en use, librement ! Je veux citer quelques propos de Marguerite Duras, dans une note écrite en 1972 pour le scénario de son film Nathalie Granger — propos que je voudrais laisser en suspens, sans commentaire aucun, tel un dernier rebond pour nos lecteurs sur notre sujet initial « photographie et conscience de classe », propos qu’ils prendront évidemment pour une parabole de l’artiste.

« La situation du voyageur de commerce — je parle de ceux qui sont au plus bas de l’échelle, qui font du porte-à-porte — m’apparaît toujours comme étant la plus terrible de toutes. C’est en général un dernier boulot, celui qu’on se décide à faire quand on n’a plus d’autre recours. Mais l’aspect terrible de ce travail, c’est surtout qu’il oblige celui qui le fait à en passer par le mensonge fonctionnel qui, en général, est réservé aux patrons. Ordinairement c’est le patron qui vante sa camelote, et non l’ouvrier. Les ouvriers ont au moins le droit de se taire. Et justement, le voyageur de commerce, lui, ne l’a pas : il est tenu d’« imiter » le patron, de se « dégrader », de rejoindre les rangs des patrons — et cela pour survivre. Il est tenu d’imiter son langage, son maintien, son aisance — même s’il monte quarante étages par jour pour faire un seul repas. »

Commentaire ou comment taire ?

Bien à toi, et avec mon amitié,

Pascal

Voir en ligne : http://www.transphotographic.com/#/...