dimanche 2 février 2020

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Œuvre et désœuvrement chez Alberto Sorbelli

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, Romane Charbonnel

C’est de récit et de dissimulation dont traite cette seconde partie. Le dernier mot est laissé à Giorgio Agamben dont la mise en tension avec le droit trouble l’appréhension même du texte.

Dissimulation et reconnaissance

« Qu’est-ce qui confère à la forme-de-vie sa vérité et, en même temps, son errance [1] ? » Ce qui est remarquable, c’est que l’œuvre d’Alberto Sorbelli ne se remarque pas. Du moins, elle n’est pas reconnue comme telle et c’est en cela qu’elle est désœuvrée. « Pour désigner l’œuvre cachée, j’utilise la notion de « camouflage ». Ce qui est camouflé dans l’environnement social, comme dans la nature, passe pour un moment « naturel » de la vie [2]. » Il est un secrétaire, une pute, un utilisateur fou de Facebook, mais pas un artiste. En fait, ce n’est pas tant le statut d’artiste qui n’est pas identifié, c’est ce qui fait œuvre. Lorsqu’Alexandre le Grand lui fit de l’ombre en le cachant du soleil, que Diogène eût été en train de philosopher ne semble pas évident, il nous apparaît désœuvré (ne faisant pas œuvre). Ce bain de soleil fait pourtant déjà partie intégrante de la philosophie de Diogène. Sa réaction envers Alexandre le Grand n’est que la continuité de celle-ci. Dans le cynisme, ou la forme-de-vie, il semble impossible de hiérarchiser les actes. Tout acte dépend de la forme-de-vie qui l’anime et, par là même, la définit.

Dans son article « When Is Art ? » (« Quand y a-t-il art ? » selon la traduction de Marie-Dominique Popelard) [3] Nelson Goodman pose une question sous-jacente qui me paraît pourtant bien plus importante que celle qui titre. « Qu’est-ce que fait l’art ? », dans cette question l’expérience prime sur la valeur de l’objet, intrinsèque ou non. Elle ôte toute valeur ou essence a priori. Cette question permet de penser l’art pragmatiquement, cependant Nelson Goodman n’y répond pas. « La vérité que l’art contemporain ne parvient jamais à exprimer, c’est le désœuvrement, dont il cherche à tout prix à faire œuvre [4]. » Il n’y répond vraisemblablement pas car l’art contemporain, reconnaissable car institutionnalisé, n’est pas dans le faire ou l’action. « Une curatrice d’exposition très connue » - nous dit Nathalie Quintane à la fin de son entretien Contrechamps [5] « L’art dévoré par l’argent » - prône la sidération comme expérience artistique. L’art se constitue alors en sédatif, somnifère. Sidération, stupeur et torpeur sont les maîtres mots des expositions de masses. « Que se passe-t-il si les gens ne sont plus sidérés ? » se demande enfin Nathalie Quintane.

Capture d’écran du facebook d’Alberto Sorbelli, 8 décembre 2019

Du 14 décembre 1999 au 20 janvier 2000 Alberto Sorbelli expose En même temps, Jeux de médias avec la société aux Beaux Arts de Paris [6]. Y sont exposés des journaux dans lesquels il s’est infiltré en publiant son numéro de téléphone et une série de journaux différents - contemporains de l’exposition (Art Press, Le Monde, Les Inrockuptibles, Beaux-arts Magazine, Elle, Jalouse…) - dans lesquels se trouve une page comportant quelques cases d’un jeu de l’oie à reconstituer. Les spectateurs cherchent l’œuvre, « des journaux ne peuvent pas être des œuvres d’art » songent-ils. Alors qu’il était directeur du Musée National d’Art Moderne, Alfred Pacquement présente le Jeu de l’oie d’Alberto Sorbelli à la commission d’achat. Les membres sont unanimes, s’ils acquièrent des journaux, ce sera pour la bibliothèque Kandinsky. La vente n’aboutit pas. « C’était la même chose quand je faisais Le (Secrétariat du) Secrétaire de monsieur Sorbelli  : se tenir au bureau, sur une chaise, recevoir les gens. La marge, c’est où tu te places, dans quel contexte. En étant camouflé, l’autre se révèle et entre réellement en rapport avec toi. Sinon, on assiste au spectacle de l’art, avec une distance entre l’artiste et le spectateur. Le camouflage permet d’obtenir de réelles réactions [7]. » Cette non-reconnaissance semble souhaitée par Alberto Sorbelli. Le camouflage permet à son œuvre d’agir, c’est son principe actif.

Ce que je cherche ici à entendre comme désœuvrement, Claire Lahuerta le nommait « œuvre dissipée » dans un texte faisant suite à la seconde exposition d’En même temps, Jeux de médias avec la société à la galerie Cowbell à Metz en 2007 : « [...] Sorbelli toise l’Institution avec une désinvolture qui va jusqu’à dissiper l’œuvre elle-même, dissiper c’est-à-dire disperser, dépenser l’objet d’art, quel qu’il soit, jusqu’à son anéantissement. [...] De l’œuvre dissipée à l’art du sabordage – ou inversement – : l’œuvre en dépense absolue s’invagine, jusqu’à ne conserver, au fil des actions, qu’une puissante et désinvolte intention créatrice dépourvue d’objet à consommer [8]. » Le souhait d’Alberto Sorbelli, comme Marie, s’apparenterait à « [concevoir] par l’oreille, c’est à dire par la foi accordée aux paroles de l’ange [9] » ou en ses termes « glisser une œuvre à l’intérieur d’un individu » (2012). Ce qui n’est alors qu’à l’état de projet semble parfaitement incarner le désœuvrement : vendre un mot aux enchères dont la transmission ne serait qu’orale, un mot prononcé à l’oreille de son acheteur.

L’écoute et le récit, sont pour Alberto Sorbelli comme pour Diogène indispensables à l’accomplissement de leur forme-de-vie. Ainsi, Alberto Sorbelli organise des performances où, à l’aide d’archives, il en fait le récit. « En fait, les gens ne savent pas décrire mon travail. Alberto Sorbelli ? Quelqu’un qui fait des choses, mais on ne sait pas quoi. Mon œuvre s’inscrit dans le réel, mais de façon sous-jacente : elle ne peut être identifiée ni définie en des termes déjà existants [10]. »

La parrhêsia

C’est une esthétique de l’infiltration, du non-apparaître, du « décept », dont l’efficacité repose sur le fait que je ne suis jamais pris pour un artiste mais pour une pute qui était débarquée là où il ne fallait pas qu’elle soit [11]. » Si Alberto Sorbelli se camoufle c’est pour obtenir des réactions vraies : une agression des services d’ordre ou un numéro de téléphone glissé dans la poche. L’objectif est atteint. Diogène aussi, par un franc-parler et franc agir, s’attirait les foudres de tous et fut traité, insulté et battu. Alberto Sorbelli et Diogène tendent-ils le bâton pour se faire battre ? Sans le moindre doute, mais pas par masochisme. Après la figure de la Pute, vient la figure de l’Agressé. Alberto Sorbelli met en scène ses agressions.

Alberto Sorbelli, L’agressé, 1999

L’usage et le souci (qui commence par l’évocation de l’Herméneutique du sujet de Foucault comme le chapitre Œuvre et désœuvrement qui suscitait notre intérêt dans la partie précédente [12] suit un chapitre sur le sens du verbe chresthai à partir de la recherche de Georges Redard sur le sujet. Ce verbe n’a de sens que dans sa relation et son association avec un autre terme. La définition qu’en donne Giorgio Agamben est alors la suivante : « ce verbe exprime la relation que l’on a avec soi, l’affect que l’on reçoit en tant que l’on est relation avec un être déterminé [13] »

C’est le moment du cours où Michel Foucault interprète un passage de l’Alcibiade de Platon, qui suscite notre intérêt au début de L’usage et le souci. La violence provoquée et subie par Diogène et Alberto Sorbelli trouve une part de réponse dans la parrhêsia (pan (tout) rein (dire), « franc-parler ») qui est, pour Diogène, ce qu’il y a de plus beau chez les hommes. La capacité de parler nu, selon lui, nous rendrait tous égaux. Car la capacité de tout dire est, du même coup, la capacité de dire vrai, le franc-parlé et le franc-agir (cela va de pair dans une forme-de-vie) de Diogène et d’Alberto Sorbelli blessent pour interroger. Ils nous invitent à savoir qui nous sommes.

Michel Foucault note en effet une transformation d’une parrhêsia s’exerçant depuis une tribune politique et face à une assemblée (Périclès ou Solon face aux Athéniens) à une parrhêsia qui se pratique sur une place publique et s’inscrit dans le cadre d’une relation interindividuelle (Socrate et Diogène). Dans la première, la dichotomie privé-public est exercée ; dans la seconde, nous sommes dans le cas d’un dire-vrai courageux qui vise à transformer la manière de vivre de son interlocuteur afin qu’il apprenne à se soucier correctement de lui-même. Dans la figure de Socrate, s’articule donc la parrhêsia et l’epimeleia heautou, le « souci de soi », pour reprendre la traduction foucaldienne de ce mot grec. Pour asseoir la supériorité de l’âme sur le corps, Platon distingue « celui qui use » (ho chromenos) de « ce dont on use » (hoi chresthai). Avec cette distinction, celui qui use, use par là même de son corps. Ainsi, de quoi faut-il prendre soin ? De l’âme qui use du corps. Platon se sert donc de la formule gnotis heauton « connais-toi toi-même » pour faire de l’âme le maître d’œuvre. Michel Foucault préfère la formule epimeleia heautou. Du moins selon lui, le « connais-toi toi-même » devrait toujours être « enchevêtré » avec le « souci de soi ». À partir des expressions hybriskos chresthai (se comporter avec violence) et theois chresthai (se servir des dieux), Michel Foucault met en évidence que chresthai désigne tant une certaine attitude qu’un certain type de relation avec autrui et donc « [...] une certaine attitude vis-à-vis de soi-même [14]. » Ainsi « le souci de soi » peut être entendu comme : s’occuper de soi-même en tant que l’on est sujet de la chresis. Il y a donc deux sujets : le sujet éthique, qui est en relation avec le sujet de l’usage. Cette relation est aussi trouvée par Frédéric Gros dans les notes de Michel Foucault : « l’immanence ou mieux l’adéquation ontologique du soi au rapport. » Giorgio Agamben relève alors que le rapport est déjà inclus dans le verbe chresthai, d’où la question « si « user » signifie “entrer en rapport avec soi en tant qu’on est en rapport avec autrui”, comment quelque chose comme un souci de soi pourra-t-il légitimement prétendre définir une dimension autre que l’usage [15] ? » Le souci de soi devient alors « l’usage de soi [16] (chresis heautum ?) avec toute la complexité que le terme contient. Comme « dire la vérité » se traduit par « user d’un discours vrai » (chresthai alethei logoi) [17], « se soucier de soi » peut être traduit par « user de soi ».

L’usage de soi devient alors la condition de la constitution d’une forme-de-vie. Si chez Socrate la connaissance de soi s’opère par une articulation entre parrhêsia (dire-vrai) et epimeleia (souci de soi) ; chez Diogène et Alberto Sorbelli la constitution d’une forme-de-vie passe par la parrhêsia (qui devient dire-vrai et agir-vrai) et l’usage de soi. « Si, comme le suggère Bréal, le terme ethos n’est que le thème pronominal relatif et suivi du suffixe thos et signifie donc simplement et littéralement « séité », c’est-à-dire la manière dont chacun entre en contact avec soi, alors la pratique artistique [...] appartient d’abord à l’éthique et non à l’esthétique, est essentiellement usage de soi [18]. »

Du désœuvrement à la jurisprudence

Alberto Sorbelli, Tentative de rapport avec un chef-d’œuvre, Musée du Louvre, 1997
(à droite Yoshida photographiant la performance)

« Dès lors qu’il se constitue comme forme-de-vie, l’artiste n’est plus l’auteur (au sens moderne essentiellement juridique du terme) de l’opération ni le propriétaire de l’opération créative [19]. » En effet l’artiste est - « je suis une performance », « je suis incroyable » [20] - et son œuvre est dissimulée, elle est inhérente à cet état. Cependant Alberto Sorbelli est à l’origine d’un changement d’une jurisprudence par lequel l’attitude peut être reconnue comme œuvre. Il a poursuivi une photographe ayant capturé sa Tentative de rapport avec un chef-d’œuvre en revendiquant qu’il était l’auteur de l’image. Un article [21] d’Emmanuel Pierrat, son avocat, et de Clémence Lemarchand paru dans la revue Juris art etc. en mars 2015 relate les faits. D’après l’article, les juges de la cour d’appel de Paris (4e chambre B, 3 décembre 2004, n°04/06726) ont déclaré : « comme le fait observer à juste titre M. Sorbelli, il n’a pas été seulement un sujet pris en photo par Mlle Yoshida, sujet inactif, qui aurait pris des poses dictées par le sujet, mais a été un sujet actif » ainsi que « M. Sorbelli a imposé son choix dans la composition et la mise en scène du sujet tandis que la photographe a imposé son choix dans le cadrage, les contrastes et la lumière. » Madame Yoshida et Alberto Sorbelli sont alors coauteurs des photographies. Emmanuel Pierrat et Clémence Lemarchant concluent : « Le système juridique en place ne permet donc pas, ou difficilement, d’appréhender la réalité conceptuelle de l’art contemporain. » Et Giorgio Agamben : « La forme-de-vie ne peut ni se reconnaître ni être reconnue parce que le contact entre vie et forme et le bonheur qui sont en question en elle se situent au-delà de toute reconnaissance possible et de toute œuvre possible [22]. »

Notes

[1Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement », Homo Sacer (1997-2015), Seuil, Opus, Paris, 2016, p.1304.

[2Entretien Alberto Sorbelli et Laurence Louppe, Alberto Sorbelli au risque de l’esthétique, Artpress 292, 01/07/2003 : https://www.artpress.com/wp-content/uploads/2014/12/2391.pdf.

[3Nelson Goodman, « Quand y’a-t-il art ? » dans Manières de faire des mondes, trad. Marie-Dominique Popelard, Paris, Gallimard, Folio Essais, 2006.

[4Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement », op. cit., p.1304.

[5Entretien « ContreChamps » avec Nathalie Quintane, « L’art dévoré par l’argent », 19/08/2017 : https://www.youtube.com/watch?v=p3uH8NdXJYg.

[6« Nous nous sommes tant aimés », Alfred Pacquement, exposition, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, du 14 décembre 1999 au 20 janvier 2000.

[8Claire Lahuerta, « Alberto Sorbelli. De l’œuvre dissipée à l’art du sabordage », Figures de l’art n°14 : La désinvolture de l’art, 2007.

[9Remigereau, « Les enfants faits par l’oreille. Origine et fortune de l’expression », Études linguistiques, Paris, 1947, p.136.

[13Giorgio Agamben, « Chresis », op.cit., p. 1096.

[14Michel Foucault, L’herméneutique du sujet, Cours au collège de France 1981-1982 par Frédéric Gros, Paris, Hautes Études, Seuil, Gallimard, 2001.

[15Giorgio Agamben, « L’usage et le souci », op.cit., p. 1102.

[16Ibid., « L’usage de soi », p. 1116.

[17Ibid., « Chresis », p. 1093.

[18Ibid., « Œuvre et désœuvrement », p. 1305.

[19Ibid., p. 1305.

[21Emmanuel Pierrat et Clémence Lemarchand, « L’œuvre d’art comme support de création » (IV Quand le premier artiste devient soudainement coauteur : l’affaire Sorbelli) dans Juris art etc. numéro 22, Juris éditions, Dalloz, Mars 2015, p. 25.

[22Giorgio Agamben, « Œuvre et désœuvrement », op.cit., p. 1305.