vendredi 5 mai 2023

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Nostalghia

Quand Andreï Tarkovski rencontrait Piero della Francesca

, Marc Lenot

Andreï Tarkovski est venu en Italie, d’abord en 1979 pour écrire le scénario de son film  Nostalghia  avec son ami Tonino Guerra, puis en 1980 pour repérer les lieux et enfin en 1982 pour tourner ce film. Il ne sait pas encore qu’après ce tournage il ne retournera plus dans son pays et vivra en exil, las des tourments que lui a infligés la bureaucratie soviétique ; il ne sait pas non plus que ce sera son avant-dernier film, et que, dans cinq ans, il sera mort.

Andreï Tarkovski filmant Nostalghia dans l’église San Pietro à Tuscania devant une reproduction de la Madonna del Parto, 1982, D.R.

En Italie, il aurait voulu prier, mais il était incapable de prier devant les Vierges occidentales, aussi belles soient-elles. Il l’avait ressenti à maintes reprises quand il parcourait le pays pour choisir les scènes du tournage de  Nostalghia :  il voyageait avec Tonino Guerra et son épouse russe Laura (Eleonora) Kreindlina dont Tonino était tombé amoureux lors d’un voyage à Moscou, et avec le producteur Franco Terilli. Ils sillonnaient l’Italie des Pouilles à la Toscane, cherchant des lieux pouvant correspondre à l’idée encore vague qu’ils avaient de ce film, et lui pensait : « Des endroits à vous couper le souffle, éblouissants. Mais je n’arrive plus à engranger tout cela. Ma perception est émoussée » ; ou, comme il le fera dire à son double Gorchakov dans le film « des beautés écœurantes ». Guerra lui disait : « Tu dois dévorer ce pays, jeter ensuite tout ce qui te semble superflu et accoucher d’un nouveau monde. » Mais sans prier, il n’y arrivait pas.

En mai 1980, ils étaient à Loreto, où se trouve la Sainte Maison de la Vierge, miraculeusement transportée là depuis Éphèse. Il aurait aimé y prier, mais il n’y parvenait pas, ce lieu catholique lui était trop étranger, ces Vierges étaient trop éloignées des siennes. Les Russes, pensait-il, ont un rapport singulier à la Madone, qu’ils appellent le plus souvent Theotokos, la Mère de Dieu. Marie est très présente dans leur liturgie, dans leurs prières, et elle est beaucoup plus visible chez eux, les orthodoxes, que dans l’Eglise catholique. Bien que n’acceptant pas le dogme romain de l’Immaculée Conception, les Russes glorifient la Vierge Marie, supérieure à toute créature terrestre ou céleste, dans une exaltation sans limites. Aucun Russe ne peut être indifférent à Marie. Même le jeune Pouchkine, dans sa pochade de la  Gabriéliade,  témoignait, au-delà de sa radicalité et de son irrévérence, d’une forme de foi et d’affection, pensait Andreï. Et il voyait les Madones occidentales comme tellement éloignées de sa foi, il se sentait incapable de les prier.

Allant de Loreto à Ancône, ils firent halte dans un village de pêcheurs nommé Porto Novo et voulurent y visiter une petite église du XIe siècle sur un rocher en bord de mer, Santa Maria. Pour les laisser entrer, le gardien devait demander l’autorisation à la patronne de l’église, la marquise Fumasoni Biondi, à qui il fallut téléphoner à Milan. Dès que Tonino lui eut dit que Tarkovski était l’un d’eux, elle s’exclama : « Le réalisateur d’Andreï Roublev ! Mais c’est un honneur de l’accueillir ». Andreï se souvenait que les moines de l’abbaye de Sant’Antimo, l’été précédent, avaient entonné des chants grégoriens en son honneur quand ils avaient appris qu’il était l’auteur de Roublev. Il entra avec Tonino, Laura et Franco dans une église aux murs blancs dépourvus de tout ornement, excepté, droit devant eux, au-dessus de l’autel, une icône orthodoxe de la Mère de Dieu, une copie de la  Vierge de Vladimir,  sainte protectrice de la Russie. Andreï était bouleversé, blême, comme transfiguré : il demanda à ses amis de le laisser là seul pour un quart d’heure. Il pouvait enfin prier.

Tonino rappela la marquise qui lui raconta que cette icône avait été commandée en 1936 par son père pour l’église, à l’exclusion de tout autre ornement. Le peintre se nommait Gregory Pavlovich Maltzeff, un Russe né en 1881, venu en Italie en 1914 comme Prix de Rome de l’Académie impériale des Arts de Saint-Pétersbourg, et resté là du fait de la guerre et de la Révolution d’Octobre ; les Italiens le surnommaient Pittorusso. Il ne put jamais rentrer en Russie et mourut à Spoleto en 1953.

Tonino et Andreï étaient alors en train de travailler sur le scénario de  Nostalghia,  avec encore beaucoup d’incertitudes : quelle devait être la profession du personnage de Gorchakov ? pourquoi était-il venu en Italie ? Mais ils savaient déjà que ce serait un film sur l’exil et la nostalgie du pays natal, celle d’Andreï, celle de Gorchakov, et celle du personnage que celui-ci serait venu étudier : avoir son corps en Italie et son cœur en Russie. Maltzeff aurait-il fait un bon caractère ? Filmer dans cette église aurait pu être une excellente solution, avec les murs blancs, l’icône et la mer, mais l’histoire de Maltzeff était trop récente, trop politique aussi, Andreï aurait sans doute des problèmes avec le Goskino, l’organisme soviétique qui, à l’époque, était encore supposé cofinancer son film avec la RAI italienne. Ils en parlèrent longuement et finalement renoncèrent, revenant à leur idée initiale, celle d’un musicien du XVIIIe siècle, qu’ils appelleraient Pavel Sosnovski, inspiré par le compositeur russe Maxime Berezovski, un musicien serf, qui, à 24 ans, en 1769, fut envoyé à Bologne pour étudier à l’Académie Philharmonique. Sa nostalgie de la Russie fut telle qu’en 1775 il préféra retourner en Russie et reprendre volontairement sa condition de serf avant de se suicider deux ans plus tard. Berezovski / Sosnovski était allé aux thermes de Bagno Vignoni et c’est autour de ces thermes, qui leur plaisaient beaucoup pour leur potentiel dramatique, qu’il allait filmer.

Lors de son voyage suivant, à peine arrivé en Italie (sans retour, mais il ne le savait pas encore), Tarkovski revint, en mars 1982, à Porto Novo pour prier de nouveau la  Vierge de Vladimir.  Il écrivit alors dans son journal : « Ça m’a fait grand bien. Vierge pure, viens-nous en aide ! Comme j’ai prié aujourd’hui, de toutes mes forces ! » Par hasard, quelques semaines plus tard, il entra dans la cathédrale près de la Piazza Navona à Rome pour méditer. Il regarda de plus près l’icône posée sur l’autel et découvrit qu’elle était aussi de style byzantin : c’était une autre icône ancienne, la Mère de Dieu avec l’Enfant. Il pria de nouveau.

Andreï et la Madonna del Parto

Piero della Francesca
Madonna del Parto, vers 1460, fresque, 260x203cm, Musée de Monterchi.

Lors de son premier voyage, pendant l’été 1979, Tonino lui avait montré dans un livre une reproduction de la Madonna del Parto de Piero della Francesca dans la petite église de Monterchi, aux confins de la Toscane et de l’Ombrie, en lui faisant remarquer que toute reproduction, comme toute traduction, était une trahison. De plus, dans ce livre assez ancien, le baldaquin était surmonté d’un dôme rouge peint par le restaurateur en 1910, et qui avait été ôté en 1956. « Tu verras, lui dit Tonino, les murs veulent engloutir la fresque ». Quand Andreï était ensuite allé la voir à Monterchi, avant d’entrer, il était d’abord longtemps resté dans l’entre-deux, entre ombre de la chapelle et lumière dehors. Il était de biais sur le seuil, les bras croisés, le menton reposant sur sa main gauche, triturant sa moustache, regardant la Madone émerger de l’obscurité. Il y avait dans la chapelle deux jeunes filles du village en prière, des jumelles enceintes, belles comme deux anges vivants. Il pensa à sa femme Larissa, restée à Moscou et, pour la première fois, il réussit à prier devant une Vierge occidentale.

Les orthodoxes ne représentent pas la Vierge enceinte d’une manière si réaliste : leur icône habituelle est la Platytera, une Madone orante assez hiératique sur le ventre de laquelle se trouve un médaillon, circulaire ou en mandorle, dans lequel apparaît l’Enfant Jésus déjà formé. Leur Orante d’Iaroslavl,  aussi appelée  Notre-Dame du Signe,  en est l’exemple le plus fameux. Plus rarement, on peut voir l’Enfant en transparence dans le ventre de sa Mère. Mais l’art religieux orthodoxe est soumis à des règles formelles bien plus strictes qu’en Occident, et jamais un peintre russe n’aurait osé représenter la Vierge de manière réaliste comme Piero l’avait fait. Et c’est aussi pour cela qu’Andreï fut bouleversé. La composition quasi symétrique de cette fresque, son fond abstrait à motifs rectangulaires représentant la doublure du dais, la Madone imposante, les deux anges en miroir issus du même carton, tout cela l’associait à ses yeux aux familières icônes byzantines. Et, tout comme les icônes orthodoxes, cette fresque avait été vénérée, baisée, touchée par les fidèles pendant plusieurs siècles avant que les Beaux-Arts ne la protègent.

Andreï apprit que Piero était décédé le jour même où Christophe Colomb avait posé le pied sur l’île de Guanahani : la mort de Piero, c’est aussi le moment, pensait-il, où l’homme de la Renaissance, l’homme européen, perdit sa place au centre du monde (et vingt ans plus tard, écrivant en secret son  Commentariolus,  Copernic fit perdre à ce monde-là sa place au centre de l’univers, une deuxième rupture, se disait-il). D’autres histoires le touchèrent : que Piero n’était encore qu’un enfant lorsque Roublev mourut ; que l’église où se trouvait la fresque ait été endommagée lors de deux tremblements de terre, en 1789 et en 1917, deux dates chargées d’histoire ; et que, il y a quelques années, les femmes de Monterchi se révoltèrent quand on voulut transporter la fresque dans un musée. Cette fresque n’était pas seulement une œuvre d’art, c’était un objet de dévotion pour ces femmes, et, plus profondément, un lien avec un passé archaïque, avec les mystères universels de la conception et de la procréation.

Il savait que son compatriote Marc Chagall était venu là en 1954 lors de son voyage en Toscane avec l’historien d’art Roberto Papini. Surpris, Chagall avait interrogé Papini sur la proximité de la fresque et du cimetière où la mère de Piero aurait été enterrée (un contresens historique : le cimetière date de 1785 et la mère de Piero est enterrée à Borgo Sansepolcro), et avait dit : « Alors je comprends. C’est la vie qui va naître du ventre maternel, dans le lieu même de la mort ; c’est une idée de génie ! » Chagall dit aussi qu’il aimait la composition spatiale de la peinture, sa symétrie, l’équilibre des couleurs des deux anges, l’écho de la robe gonflée et des bords incurvés du baldaquin ; les lignes qui s’écartent, les formes qui augmentent de volume, ce n’était pas un hasard à ses yeux. Il qualifia la fresque de « mélange de symbole et de réalité faisant partie d’un seul immense mystère » et ajouta : « J’admire beaucoup de peintres, mais les seuls qui me font peur sont Cézanne et Piero. Oui, peur avec un long frisson courant le long de la colonne vertébrale. Une peur du mystère de la création. » C’est d’autant plus émouvant, pensait Andreï, que, en exil à Paris entre 1910 et 1914, tourmenté lui aussi par la nostalgie de sa lointaine Russie, loin de son amoureuse Bella Rosenfeld (qui, en 1916, accouchera de leur fille Ida), Chagall avait peint en 1913 une femme enceinte, grandeur nature. C’était pratiquement la première fois depuis Piero qu’un grand peintre représentait une femme enceinte : depuis la Renaissance, la corporéité n’étant plus de mise, montrer une femme enceinte était devenu de mauvais goût pour les artistes. Étant Juif, Chagall ne la qualifia pas de Madone, mais elle avait tous les attributs de la Platytera : un médaillon ovale sur le ventre, avec l’enfant visible, qu’elle montrait du doigt.

Marc Chagall
La Femme enceinte (Maternité), 1913, huile sur toile, 193x116cm, Stedelijk Museum, Amsterdam.

Pensant à ce lien imaginaire entre fresque, mère et cimetière, Andreï se souvint d’un de ses nombreux projets de films non aboutis : un homme cherche la sépulture de sa mère dans les cimetières où elle aurait pu être enterrée ; il a dans son camion une pierre tombale au nom de sa mère qu’il veut déposer sur la tombe. Il ne trouve pas la tombe et, abandonnant sa quête, laisse la pierre tombale dans le premier cimetière sur sa route, et il se persuade lui-même que sa mère est enterrée là.

Andreï savait que, quinze ans avant lui, Pasolini dans son  Évangile selon saint Mathieu  s’était inspiré de Piero. Leur approche réaliste, naturelle, était similaire. Pasolini avait dit que la Vierge devait être :

— une jeune fille juive, brune, vraiment du peuple ; comme des milliers d’autres, elle a une robe décolorée, son destin n’étant rien d’autre que de vivre humblement. Cependant, il y a quelque chose de royal en elle.

Et il avait ajouté que ce devait être une « référence réaliste, simple, idéalisée, comme celle du héros d’un roman populaire dans le sens de Gramsci ». Tonino Guerra informa aussi Andreï qu’en 1972 Valerio Zurlini avait montré une reproduction de la Madonna del Parto dans son film  Le Professeur  (ou, pour respecter le titre italien,  La première nuit de tranquillité ), où, de ce que lui conta Tonino, elle était surtout l’artifice par lequel le professeur, joué par Alain Delon, séduisait une de ses élèves. Andreï ne ressentit pas la nécessité de voir ce film.

Le 9 août 1979, Andreï filma la Madonna del Parto, notant dans son Journal : « Aucune reproduction ne peut rendre sa beauté. » Mais la chapelle n’était guère adaptée au tournage : trop petite, d’un seul tenant, alors qu’il voulait un lieu plus complexe où la caméra puisse changer de point de vue et où on puisse avoir des scènes avec une vingtaine de figurants. Il fallait trouver un autre lieu et y reproduire la fresque. On lui indiqua la crypte de l’église San Pietro à Tuscania, dans la province de Viterbe, à 200 kilomètres de Monterchi ; c’était une crypte du XIIe siècle, assez obscure. Sa superficie était d’environ 90 m2, son architecture était assez confuse, avec une forêt sombre de colonnes prompte à désorienter le spectateur. Plusieurs films avaient déjà été tournés dans cette crypte, dont l’ Évangile selon saint Mathieu  de Pasolini, ce qui lui parut de bon augure. Le directeur artistique du film, Andrea Crisanti, y fit peindre une réplique à l’identique de la  Madonna. 

Cela allait être la première scène du film, après un générique onirique et brumeux. Andreï voulait montrer des femmes enceintes venant prier la Madone de leur accorder une heureuse délivrance, un rite de fertilité mi-païen, mi-chrétien. Il allait placer Eugenia, l’interprète, en marge de cette dévotion, une Eugenia évoquant Marie, certes plus sensuelle, plus lumineuse, mais ne priant pas ; il l’avait nommée Eugenia car la fête de sa patronne, Eugénie de Rome, est, pour les orthodoxes, la veille de la naissance du Christ. Et son double, Gorchakov, serait encore plus en retrait, ne participant que de loin à cette scène. Il voulait en faire une scène sur la maternité, mais aussi sur la foi et la féminité.

Filmant cette scène, Andreï pensait au poème « Schau, unsre Tage sind so eng » (Nos jours sont si étroits) que Rainer Maria Rilke avait écrit en mai 1898 à Florence, où il séjournait avec sa maîtresse Lou Andreas-Salomé :

Marie, sois clémente envers nous
Nous fleurissons de ton sang
Et toi seule peux savoir
Combien fait mal la nostalgie.

Rilke était-il allé à Monterchi ? se demandait Andreï.

Le thème de la fécondité allait bien sûr être central dans cette scène du film : la Madone, les femmes qui prient, Maria épouse et mère laissée au pays avec les enfants, et les désirs rentrés de la malheureuse Eugenia, frustrée et prête à se mettre en ménage avec n’importe qui. De tous les films de Tarkovski, c’est  Nostalghia qui orchestre le thème de la maternité de la manière la plus complexe et la plus nette. Le film est dédié à la mère de Tarkovski, Maria Vichniakova, décédée le 5 octobre 1979, quasiment 520 ans après la mort de la mère de Piero.

Tarkovski n’était ni le premier ni le dernier à mettre en relation le mystère de la conception d’un enfant et celui de la création d’une œuvre d’art, mais il voulait aussi inclure ici la dimension de l’exil, de la nostalgie du pays natal. Il voulait faire un film sur la nostalgie russe, cet état d’âme si particulier qui s’empare des Russes quand ils se retrouvent loin de leur pays, comme Sosniovki / Berznovski, comme Matzleff, comme Gorchakov et comme Tarkovski lui-même. Il voulait montrer l’attachement fatidique qu’ont les Russes pour leurs racines, leur passé, leur culture, pour les lieux qui les ont vu naître, leurs parents proches et leurs amis. Un attachement qu’ils gardent toute leur vie, quels que soient les horizons où le destin les entraîne. Les Russes s’adaptent difficilement aux nouveaux modes de vie, aux nouvelles mentalités, toute l’histoire de l’émigration russe en témoigne. Curieusement, c’est en écrivant en novembre 1983 à Iouri Andropov, Secrétaire Général du Parti Communiste de l’URSS, pour tenter de faire cesser les tracasseries des bureaucrates soviétiques contre lui qu’Andreï Tarkovski l’exprima de la manière la plus concise :

 Nostalghia parle du mal du pays qu’éprouve un homme se trouvant pour un certain temps à l’étranger. En travaillant sur ce film j’ai essayé d’y mettre tout l’amour que je porte à mon pays. J’ai réussi pour la première fois, il me semble, à faire un film qui soit à ce point le reflet de mes tourments personnels. J’espère que le spectateur soviétique appréciera nos efforts pour lui faire ressentir la nostalgie pour la Russie, la difficulté de créer loin d’elle, pour lui transmettre ce sentiment sincère d’une éternelle et sainte dépendance de la Patrie.

Mais, de manière plus large, il a aussi fait un film sur la nostalgie d’une plénitude d’existence inatteignable. Le génie russe est incompréhensible aux Occidentaux, pensait Andreï. Le Russe reste chrétien, spirituel et fertile. L’Occidental, au contraire, est devenu spirituellement impuissant, hédoniste et stérile ; il ne sait plus prier. Sa quête de modernité et de bonheur lui a fait perdre ses valeurs chrétiennes, éternelles : Eugenia est sortie du monde des femmes en prière, elle n’a plus accès à leur foi. L’œuvre d’art a perdu son aura, a été réifiée. La Madonna del Parto est pour Andreï un des derniers exemples d’une conjonction féconde entre aspiration esthétique et ferveur religieuse, qui disparaîtra quand on en aura fait un objet purement muséal.

Nostalghia

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

Le premier plan du film, qui dure deux minutes et demie, est à l’extérieur, dans une brume épaisse. Une Coccinelle Volkswagen conduite par Eugenia arrive sur une route cahoteuse, dans un voile de brouillard matinal qu’éclairent les premiers rayons diffus du soleil levant. C’est un lieu désert, avec de petits buissons ras et secs, des pierres grises, une barrière, un poteau électrique. On pourrait presque croire que c’est un film en noir et blanc jusqu’au moment où s’allument les feux arrière rouges de la voiture qui freine. Une des premières répliques est déjà nostalgique, Eugenia dit : « Cette lumière me rappelle l’automne à Moscou. » Elle a un peu plus de vingt ans, elle est grande et mince, sculpturale ; ses cheveux blonds en bataille flottent sur ses épaules, ses seins sont lourds. Elle porte des habits amples et flottants, une longue houppelande de velours noir, une large robe claire, une écharpe et un sac à l’épaule ; elle chancelle un peu sur ses talons hauts. Elle a conduit Gorchakov jusqu’ici car il voulait voir la Madonna del Parto. L’église est à l’écart, noyée dans le brouillard. Eugenia se dirige vers elle, disant : « Quand je l’ai vue pour la première fois, je me suis mise à pleurer. »

Gorchakov sort à son tour de la voiture, il a environ quarante ans, un visage gris et fatigué, des pommettes saillantes, une mèche blanche dans ses cheveux noirs. Il porte un manteau qu’il ne quittera pas de tout le film, comme un signe de son état de voyageur permanent en exil. Il sort de la voiture à contrecœur, mais il refuse d’aller voir la Madonna. Dans le scénario écrit, il disait : « Voilà un mois que je suis en Italie. Et je n’en peux plus. Suffit. Une espèce de semoule dans la tête, tout s’est mélangé. Et le temps qui se mélange tout le temps. » Dans le film il dit simplement, en italien : « Je ne veux pas », puis en voix off en russe : « J’en ai assez de toutes ces beautés écœurantes, je ne veux plus rien seulement pour moi. Assez ! ». Il suit Eugenia à distance, mais n’entrera pas dans l’église.

Les plans suivants, qui durent six minutes et demie, sont à l’intérieur de la chapelle. Dans cet espace restreint, au lieu d’une simple alternance de champs et contrechamps, Tarkovski a voulu désorienter le spectateur en filmant dans diverses directions, de sorte qu’il soit impossible de comprendre l’architecture : l’abside avec la fresque de la Madonna n’est pas où on la croyait d’abord, l’entrée non plus. Il a filmé de cette manière déconcertante pour échapper à une représentation rationnelle, perspectiviste, de l’endroit, et pour tenter de construire plutôt une architecture mentale, une organisation mnémonique, avec une pluralité des lieux et des temps : plus ou moins consciemment, il s’est inspiré ici du lien entre théologie et perspective qu’avait théorisé le prêtre et philosophe russe Pavel Florenski.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, film, 121 minutes, captures d’écran.

Dans la pénombre de la chapelle, obscure comme une caverne, on ne peut d’abord rien distinguer, sinon la scansion de l’espace par les colonnes. On entend le bruit des talons d’Eugenia, et on distingue dans les recoins des silhouettes sombres de femmes à genoux en prière, la plupart vêtues de noir. Seule Eugenia est en cheveux, elle seule est debout et en mouvement, elle seule a des habits plus clairs. Les prières des femmes sont d’abord quasi silencieuses, un murmure sourd.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

C’est alors qu’apparaît dans la pénombre la fresque de la Madonna del Parto, derrière des bougies en grand nombre et quelques fleurs blanches. Le scénario disait : « Vêtement bleu comme tailladé par la blancheur de l’attache, tendu sur le ventre et sur lequel, comme pour couvrir une blessure, repose sa main. D’un geste inconscient, elle défend Celui qui n’est pas encore né. Celui à qui il est encore seulement échu de naître. Elle va s’efforcer de cacher pendant trente-trois ans la terreur sans remède que lui inspire cette catastrophe inévitable qui s’approche. Son regard exprime le désespoir et une tendresse intangible. »

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

Le sacristain de l’église va maintenant jouer le rôle du révélateur. On l’entend d’abord, hors champ, demander à Eugenia (avec un fort accent toscan) : « Voulez-vous aussi un enfant ou bien une grâce pour ne pas en avoir ? » Alors que toutes les femmes venant prier la Madone sont soit enceintes, soit désireuses de l’être, la modernité, la marginalité d’Eugenia ouvrent la possibilité d’un refus d’enfanter, d’une contraception, non point médicale, mais par la grâce divine.

— Je regardais seulement, répond Eugenia, marquant sa distance, montrant qu’en cet instant elle ne voit la fresque que comme une œuvre d’art.

Mais, rétorque le sacristain, entrant dans le champ, un petit homme au visage intense, la non-participation n’est pas possible car elle met en danger la communauté :

—  Malheureusement, quand il y a quelqu’un de distrait, d’étranger à cette invocation, il ne se passe rien.
—  Que doit-il se passer ? demande Eugenia.
Le sacristain passe au tutoiement :
—  Tout ce que tu veux, tout ce dont tu as besoin. Mais au moins, il faut que tu te mettes à genoux.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

À défaut de foi, il faut respecter le rite ; c’est bien sûr la fameuse injonction de Pascal : « Mettez-vous à genoux, priez et implorez. Faites semblant de croire, et bientôt vous croirez. » Eugenia, mal à l’aise, hésite, puis tente de s’agenouiller, vacille et renonce :

— Je n’y arrive pas.
— Regarde les autres femmes.
— Elles ont l’habitude
— Non, elles ont la foi.

« Sans doute » répond Eugenia, vaincue : sa quête du bonheur, son désir amoureux doivent se confronter à son incapacité de prier. Dans cette séquence, Tarkovski a tenté de traduire l’écart qu’il percevait entre religiosité traditionnelle et modernité, et donc aussi la différence entre la Russie, où la foi restait vivace, et l’Occident, où elle déclinait, où on ne savait plus prier.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

Alors entre la procession solennelle des femmes, celles qui demandent avec tendresse et douleur la bénédiction d’une conception future ou l’heureuse issue d’une grossesse en cours. Toutes couvertes de mantilles de dentelle blanches, le visage austère et paisible. Elles tiennent des cierges, l’une a un présentoir de bougies sur sa tête, un homme porte un étendard processionnel, mais surtout, aidées de quelques hommes sombres, elles transportent une statue de la Vierge couronnée, ornée de colliers, avec des ex-voto épinglés à sa robe et un arc de roses blanches autour d’elle. Le bruit sourd de leurs pas résonne dans la chapelle ; elles déposent la statue devant la fresque et fléchissent les genoux. Une jeune fille, de l’âge de la Vierge de la fresque, vient s’agenouiller juste devant la statue, et toutes s’agenouillent et prient. Le scénario avait aussi prévu de montrer des femmes montant les marches à genoux, rampant à l’intérieur, les yeux écarquillés dans l’attente d’un miracle, incapables de rassembler leurs forces, mais Tarkovski y a renoncé, ne voulant pas exagérer le côté spectaculaire de la scène. Il a voulu qu’on retrouve là plusieurs signes évoquant sa religion orthodoxe : les têtes voilées des femmes, l’espace vide de tout siège, les prières à même le sol, la danse des flammes.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

La caméra revient alors sur Eugenia, qui, hésitante, s’approche du sacristain et lui demande si elle peut lui poser une question, car elle ne comprend pas cette dévotion populaire :

— Selon vous, pourquoi les femmes prient-elles autant ?
— À moi, tu me demandes ça ?
— Je vois tant de femmes ici.
— Je ne suis que le sacristain, je ne sais pas ces choses.
— Vous avez bien dû vous poser des questions. Pourquoi les femmes sont-elles si dévotes ?
— Tu devrais le savoir mieux que moi.
— Je suis une femme, mais je n’ai jamais appris ces choses-là, je ne les comprends pas.
— Je suis un homme simple. Mais, selon moi, une femme sert à faire des enfants, à les élever, avec patience et sacrifice.
— Elle ne sert qu’à ça ?
— Je n’en sais rien.
— J’ai compris. Je vous remercie, vous m’avez été très utile.
— Tu m’as demandé ce que j’en pensais.

Eugenia, irritée, s’éloigne.

— Toi, reprend-il, tu voudrais être heureuse. Mais il y a des choses plus importantes.

Pour Andreï, la quête du bonheur n’est en effet qu’un artifice nous détournant de notre vraie route : la quête de la vérité, à travers l’expérience esthétique. Et le sacristain exprime ici ce que sont, pour lui, les valeurs et fonctions traditionnelles des femmes. Dans le film documentaire Un poeta nel cinema, de Donatella Baglivo, il déclarait :

Ce à quoi je tiens le plus, c’est que la femme demeure telle. La beauté de la femme est vraiment dans son essence, qui n’est pas différente, mais plutôt opposée, comme deux pôles, à celle de l’homme. Et maintenir cette essence propre est son devoir le plus important. Je n’ai jamais rien trouvé d’attrayant à une femme privée de ses prérogatives, y compris la faiblesse, la féminité, l’incarnation de l’amour dans ce monde.

Selon sa vision hyper-conservatrice de la féminité, le ressort naturel de la femme est la soumission, l’abnégation au nom de l’amour, alors que celui de l’homme est la création.

Eugenia va sortir de la chapelle, le sacristain la retient : « Attends ». On entend alors les prières des femmes, un chuchotement sonore, des invocations rauques sous les voûtes qui font naître l’écho. Elles prient :

« Mère charitable, Mère miséricordieuse, Mère de pureté, Mère joyeuse, Mère généreuse, Mère tourmentée, Mère béate, Mère sanctifiée, Mère douloureuse, Mère désespérée, Mère inspirée, Mère illuminée, Mère de toutes les mères qui connaissent la douleur d’être mère, Mère de toutes les mères qui connaissent la joie d’être mère, Mère de toutes les filles qui connaissent la joie d’avoir des enfants, Mère de toutes les filles qui connaissent la douleur d’avoir des enfants, aide les filles à devenir mères. »

Tonino et Andreï avaient prévu dans le scénario un crescendo dramatique de cette prière :

« Et d’un seul coup, après une courte pause, c’est toute leur haine, toute leur douleur et tout leur désespoir qu’on sent jaillir à l’extérieur. »

Leurs voix brusques et brûlantes auraient dit :

« Des fils ici, des fils là-bas, nous te rendons notre maternité. Madone de bonté, Madone sans voix, s’il faut que nos enfants meurent sur la croix, nous te rendons notre maternité. »

Le scénario continuait :

« Et ce même visage de la Madone, qui une minute encore auparavant vous inondait d’espoir, semble à présent déformé de souffrance, comme si la douleur et le désespoir de ce chœur s’y reflétaient. Ou bien, peut-être, son visage exprimait-il déjà auparavant une douleur sans espoir, car elle connaissait le destin qui attendait son Fils, Celui qu’elle portait dans son sein, le désespoir au cœur. »

Mais Tarkovski a finalement renoncé à inclure les invocations amères de ces femmes apeurées, accablées, et il a préféré tourner une scène plus sereine.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

La jeune fille agenouillée devant la statue déboutonne alors la robe de la Vierge, en écho à la Madone ouvrant sa robe dans la fresque de Piero. Des mésanges pépiantes, une centaine peut-être, sortent du ventre de la statue et volètent dans la chapelle. C’est un accouchement, une naissance joyeuse. La scène se conclut par une série de gros plans, sur les bougies, sur le visage transfiguré d’Eugenia qui est passée, à son corps défendant, de la simple contemplation d’une œuvre d’art à une participation passive à un rite religieux, et enfin sur celui de la Madonna.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

Aussitôt après, en gros plan aussi, le visage de Gorchakov à l’extérieur : c’est une séquence rêvée, en sépia. Il voit au loin sa maison russe, sa datcha, maison-matrice, devant laquelle passe un ange ailé, qui n’est autre qu’Eugenia. Pourquoi Gorchakov, qui désirait tant voir la Madonna del Parto, qui a fait ce long voyage depuis Rome, n’est-il pas entré dans la chapelle ? Beautés écœurantes, a-t-il dit, lassitude. Mais c’est aussi que ce culte de la Vierge, ces rites femelles sont sans doute trop puissants, trop archaïques pour qu’il puisse y assister sereinement. C’est un monde de femmes où il sent bien qu’il n’a pas sa place. Et, tout comme Tarkovski, Gorchakov hésite entre tradition et modernité, incapable de trouver un équilibre entre la réalité du monde et son désir d’harmonie. D’une manière prémonitoire, son refus de ce monde de femmes annonce son rejet, plus tard dans le film, du désir frustré d’Eugenia quand elle lui offrira son sein nu, son corps, et qu’il la dédaignera. « Tu ne t’intéresses qu’aux Madones », lui criera-t-elle, furieuse. Gorchakov est fidèle à sa femme, Maria, restée à Moscou, dont il dira : « Elle est belle comme la Madonna del Parto, mais plus sombre » ; plus tard dans une autre séquence rêvée, il verra son épouse couchée sur un lit, enceinte.

Cette scène du film de Tarkovski, soulignant éloquemment la difficulté de prier et d’avoir la foi dans le monde d’aujourd’hui, est sans doute la seule œuvre d’art moderne qui retrouve vraiment l’esprit de Piero della Francesca, la seule qui traduise en termes contemporains l’équilibre mystérieux entre mystique et dévotion, entre adoration de l’Incarnation et prière pour femme enceinte ou désireuse de l’être, que Piero avait si bien su rendre, en lien avec les mythes archaïques de la conception.

Andreï Tarkovski, Nostalghia, 1983, captures d’écran.

Andreï Tarkovski
4 avril 1932 : naissance d’Andreï Tarkovski à Zavrajié (URSS) 
16 juillet au 17 septembre 1979 : premier séjour en Italie pour Nostalghia
11 avril au 3 août 1980 : second séjour en Italie pour Nostalghia
7 mars 1982 : arrivée en Italie pour le tournage de Nostalghia
19 mai 1983 : Nostalghia obtient le Grand Prix du cinéma de création au Festival de Cannes (partagé avec L’Argent de Robert Bresson)
10 juillet 1984 : Tarkovski annonce son refus de rentrer en URSS
29 décembre 1986 : décès de Tarkovski à Neuilly-sur-Seine

Bibliographie
- Andreï Tarkovski, Nostalghia, DVD, Potemkine / agnès b. cinéma, 1983.
- Andreï Tarkovski & Tonino Guerra, Tempo di Viaggio, DVD, Potemkine / agnès b. cinéma, 1983.

- Andreï Tarkovski, Journal 1970-1986, Philippe Rey, Paris, 2017 (traduit du russe).
- Andreï Tarkovski, Œuvres cinématographiques complètes, tome II, Exils, Paris, 2011 (traduit du russe).
- Donatella Baglivo, Un poeta nel cinema : Andreij Tarkovskij, DVD, Ciak Studio, 1984, en italien.
- Maurice Darmon, Tarkovski Nostalghia Guerra 1976-1984, 202 éditions, Bordeaux, 2019.
- Jeremy Mark Robinson, The Sacred Cinema of Andrei Tarkovsky, Crescent Moon, Maidstone (UK), 2006, en anglais.
- James MacGilliwray, « Andrei Tarkovski’s Madonna del Parto », Revue Canadienne d’Études cinématographiques / Canadian Journal of Film Studies, automne 2002, Vol. 11, No. 2, p. 82-100, en anglais.
- Driciele Glaucimara Custódio Ribeiro de Souza, « Espaços Impossíveis : O Lugar da Madonna del Parto em Nostalghia, de Andrei Tarkovski », Atas do XIII Encontro de Historia de Arte, Unicamp, Campinas, 2018, p. 323-332, en portugais.

Et le site http://www.nostalghia.com/