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Linéaments d’une poétique imagée du dissentiment I/II
Première partie
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Comment la dénégation habituelle du cri et son mépris sont mis en question par les nombreuses œuvres d’art, classiques ou contemporaines, qui confèrent aux cris des significations humaines, sociales et politiques.
Ça crie. C’est un fait, irréductible dans l’univers humain auquel nous nous bornons. Chacun peut témoigner avoir entendu des cris, ce qui ne signifie pas les avoir compris. En général, dans notre culture et surtout notre culture politique, on s’attache plutôt à les mécomprendre — ils « gênent », ils « cassent les oreilles », ils « perturbent » la situation… — et à les mépriser — ils seraient infralinguistiques, ils relèveraient des « passions ».
Quoi qu’il en soit, de leur interprétation, leur existence n’appelle aucune suspicion. On ne peut éviter d’en constater la profération et la prolifération, et de relier cette dernière à des circonstances — sociales, politiques, culturelles — et des effets. Si le terme « cri » ne renvoie à aucune essence, les cris ont toutefois un trait commun : procéder d’une source, d’une cause éventuelle et d’une adresse à quelqu’un (au monde, aux autres, à de potentiels interlocuteurs). Leur variété est grande, tous genres confondus (femmes, hommes, enfants), toutes combinaisons possibles (individu et collectif) : cris de naissance de l’enfant, cris de jeu des enfants [1], cris de douleur de l’agressé(e), cris d’indignation et de colère devant une situation, cris de refus exposé dans une manifestation, mais aussi cris de stupeur et de joie. Même s’il n’est pas certain que d’une culture à une autre, les cris procèdent de traits identiques, comme le montrent Marcel Mauss, Bronislaw Malinowski, Germaine Dieterlen et d’autres.
Bref, il y a bien des cris. Et ils doivent susciter l’attention du philosophe. Selon le degré de bouillonnement du sang du/des crieur(s) au moment d’un contentement ou face à une violence et une coercition, l’intensité de ce que l’on appelle classiquement une « passion » ou une « émotion », la première exultation du cri se donne dans l’intensité d’un son : « Quels cris, mon Dieu ! Quels cris », s’exclame le médecin Bardamu pétrifié devant un enfant combattant pour sa survie au moment de naître, dans Voyage au bout de la nuit, de Louis-Ferdinand Céline [2]. Encore, même muets, sonnent-ils fortement aux oreilles du récepteur, par une bouche-en-cri ouverte sur une béance infinie, ainsi que le montre l’image paradigmatique élaborée par Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein dans Le cuirassé Potemkine (1925).
- Le cuirassé Potemkine, de Sergueï Eisenstein
Du fait aux questions
Étonnons-nous par conséquent de ne voir naître que peu de questions à l’endroit de cris qui, à chaque fois, font événement, même s’ils ne président pas chacun à des avènements. Le plus souvent, on ne s’en inquiète que graduellement, ou on s’exaspère plutôt insensiblement, parce qu’ils troublent une quiétude. C’est pourtant la sagesse de Virginia Woolf d’en avoir posé une première : « Une femme jadis poussait ce cri vers son amant, penchée à un balcon de Venise : Ahhh ! Ahhh ! Elle pousse ce cri puis recommence. Mais ce n’est qu’un cri. Et qu’est-ce qu’un cri ? » [3]. Une définition s’en trouverait-elle chez Georges Bataille ? Il écrit en effet : les cris « affirment la misère de l’homme que l’espoir abandonne — insignifiant et nu — en un monde qui n’a plus de loi, plus de Dieu, et dont les bornes se dérobent » [4].
Cette première question sur la nature du cri en engendre aussitôt une autre : par quel biais saisir le cri ? On l’appréhende dans l’expérience d’un bruit émis par une bouche et dispensé aux oreilles des autres (à nos oreilles), dans un lieu et à un moment donné. Cette adresse à une oreille structure profondément le cri. Plus que le lieu, et avant la conscience des circonstances. Fritz Lang le souligne à sa manière, par le propos de la mère de la petite Elsie avant son assassinat : « Tant qu’on les [les enfants] entend crier », c’est que tout va bien…, s’ensuit une bande son muette et un ballon qui traverse l’écran en cri muet (1931, M Le Maudit). On entrevoit donc aisément que la réception du cri ne dépend pas seulement de ses propriétés sonores. Elle repose aussi sur des propriétés visuelles (bouches-en-cri, émotions visibles, torsions du corps, émissions de liquides). En somme, le cri se donne à l’autre dans des propriétés tympanorétiniennes. Certes, il est plus fréquemment sonore — alto, mezzo, basso, et se rattache à une voix de tête, de gorge, ou encore une voix de poitrine —, mais son aspect visuel le renforce. Chacun a pu observer comment Alfred Hitchcock joue de ces traits avec subtilité, dans la scène de la douche du film Psychose (1960).
- Psychose, Alfred Hitchcock
Le cri émis, cette adresse à l’autre, renvoie ensuite à une troisième question, découlant des deux précédentes. Le cri proféré a-t-il une forme singulière signifiante ? William Shakespeare insiste avec humour sur ce qui pourrait sembler un dilemme, en tout cas pour le sens commun (signification ou absence de signification ?), mais se trouve être un véritable dissentiment sur l’approche du cri. Dans Troïlus et Cressida (1610), il expose ceci. Alors que Cassandre parle « dehors » (en dehors de la scène) et que le spectateur entend parfaitement le sens de son propos, Prima, sur la scène, s’interroge : « Quel est ce bruit ? Quel est ce cri ? ». Première identification d’une parole refusée au cri réduit à un bruit. Et Troïlus réplique : « C’est notre folle sœur ! Je reconnais sa voix ». Troïlus n’entend que le son et expulse la parole de Cassandre vers la folie (animale). Il ne veut pas reconnaître une signification à commenter, laquelle fait d’ailleurs l’objet de cette tragédie [5].
En somme, le cri — tant par sa manière de se présenter que par sa structure, son adresse, le dissentiment sur sa signification — exige de nous une réflexion portant sur le processus qui le constitue, la manière dont nous l’entendons (ou non) et sa portée individuelle ou collective pour un auditeur ou pour une société. Une chose est surtout patente : c’est au cœur des rapports humains — vie commune, rencontre, démonstration, diffusion de maladie, guerre, rapport de force — que le cri s’effectue, ainsi que l’affirme Louise Miller : « Les grands de ce monde ne savent pas ce qu’est la misère, mais je veux la leur peindre, et la hurler, leur crier aux oreilles » [6]. Mais il n’est pas toujours entendu pour ce qu’il énonce, il est même le plus souvent méprisé en insignifiance infra-linguistique, dès lors qu’il interroge ces rapports et désigne en eux un dissentiment.
Ce qui revient à affirmer que le cri doit être installé au cœur d’une analyse du rapport d’altérité, de la violence des rapports humains et de sa manière d’installer la mort, sous toutes ses formes (renoncement à son enfermement, à son ethnocentrisme, conscience de la finitude, manière de se montrer, coercition, destruction…), sur une scène du regard et de l’audition. Il est temps de déployer cette réflexion autour du cri, trop longtemps marginalisée parce que l’on réduit l’attention à son endroit aux seuls cris spectaculaires des victimes afin de provoquer la compassion ou l’adhésion.
Des figures visuelles
Si dans la vie courante, comme dans la vie politique, le cri n’est pas toujours reconnu pour avoir une signification, ni entendu/compris, c’est parce qu’il est dénié ou refoulé [7]. Nous nous arrêtons uniquement sur les nombreuses œuvres d’art, en référence européenne, qui confèrent aux cris des significations, ainsi qu’il en va du travail de Jeremy Deller, récemment exposé à Rennes comme en témoigne la photographie en en-tête de cet article, et dont « The Battle of Orgreave » (2001) est un concentré de cris d’indignation à l’égard de la destruction d’un mode de vie sans rien pour le remplacer.
Concentrons-nous donc sur des figures plastiques de cri. Explorons une partie du registre entier de recherches artistiques dans lequel le cri n’est ni ignoré, ni méprisé, ni inaudible, en l’occurrence, le registre poétique, entendu ici en un sens large (poïétique, si l’on préfère), que nous restreignons néanmoins aux seules œuvres visuelles, pour des raisons de commodité d’attestation dans une publication [8], et européennes par auto-limitation. Restreintes encore au cri d’indignation et de dissentiment, les œuvres référées ou décrites dans cet article dessinent un espace de légitimation d’une certaine véhémence — même déposés sur un support muet (fresque, toile, gravure, dessin, écran) —, vitale sans doute, un espace de fureur que l’on croit indomptée et déchaînée, et surtout un espace du cri d’indignation et de résistance devant un mal.
Ainsi triplement réduite — au trésor de souffrance qu’exhibe l’iconographie de la douleur interhumaine et de la guerre, de l’horreur de la destruction, de l’enchevêtrement de formes blessées —, l’exploration du cri figuré impose une série de remarques sur l’articulation du cri à des pratiques artistiques de l’image (peinture, cinéma, photographie, opéra), ainsi que des analyses esthétiques (portant sur la réception du cri).
Attribué à Orazio Riminaldi, une vue partielle du Supplice de Prométhée (1620), met ces remarques en jeu, si l’on observe bien le rapport cri-bouche ou le statut de la bouche-en-cri (bouche, lèvres, langue, dents…) sur cette toile :
- Orazio Riminaldi (Attribué à ), Le Supplice de Prométhée
- ©Musée des Beaux-Arts de Tours
Bien au-delà de Riminaldi, dans de telles œuvres, le cri prend, en premier lieu (historiquement et encore massivement de nos jours), la place d’un objet figuratif, clef d’un travail de structuration de l’image (de la fresque ou de la toile, de la vidéo ou de la performance de nos jours). Il passe alors au centre de l’image, et devient une sorte d’appel au regard des spectateurs en ce qu’il se fait principe d’individuation dans une manifestation dans laquelle le cri est bien le message. En cela, il conteste directement l’opinion qui méprise le cri, en faisant un élément signifiant central.
En second lieu, il fait l’objet d’un choix : certains artistes se concentrent sur le cri par la bouche, d’autres cernent le cri de/dans tout le corps ; tantôt le cri est individuel, tantôt il est pluriel, impliquant effet de masse, etc.
En troisième lieu, vu de profil ou de face, le cri se traduit par un cercle noir au milieu de l’œuvre, une sorte de trou ouvert sur l’infini, un trou qui ouvre sur l’inanimé : la mort ? Ainsi Jacques Lacan, à propos de la bouche en cri de Méduse (Tête de Méduse, Le Caravage, vers 1595), commente-t-il la « révélation de ce quelque chose d’à proprement parler innommable, le fond de cette gorge, à la forme complexe, insituable, qui en fait aussi bien l’objet primitif par excellence, l’abîme de l’organe féminin d’où sort toute vie, que le gouffre de la bouche, où tout est englouti, et aussi bien l’image de la mort où tout vient se terminer… » [9]. Le cri, plus prégnant que les yeux par lesquels Méduse se méduse elle-même dans le bouclier, n’y est ni décoratif, ni une figure seulement mimétique. Il participe à chaque fois à la fabrication du présent du regardeur selon la manière de s’y confronter. Il est en effet impossible d’éviter de se demander de quoi le cri artistique nous appelle à nous horrifier sinon de notre propre fragilité, de notre finitude.
- Le Carravage, Méduse
En quatrième lieu, il délivre des études imagées concrètes de ce qui est insupportable à l’humain, lorsque l’entour du cri manifeste des causes ou des raisons, en matière de douleur ou dans son rapport à la mort : la guerre, la violence, le viol, le dissentiment.
En cinquième lieu, selon le type d’images et de conventions du regard dans lequel le cri est enfermé (classique, moderne ou contemporain), frayant avec plus ou moins d’excès de visualité, il dispense une adresse à la spectatrice ou au spectateur.
Il est notable que les spectatrices-eurs sont alors conduits à se confronter, à travers des prouesses techniques de représentation, de présentation ou de performance, à la construction d’une œuvre qu’ils peuvent interpréter en deux sens au moins : soit repousser le cri du côté de l’insensé et de l’infra-linguistique — si le cri leur fait peur, si le sentiment de l’horreur ne leur fait éprouver aucun plaisir esthétique, s’ils refusent d’entendre — ; soit en valoriser le contenu dissensuel, s’ils veulent bien l’affronter en le plaçant au cœur du rapport culturel à la violence et à la mort. La place de la spectatrice ou du spectateur est ici décisive pour conférer sa signification au cri, comme le souligne le destin de cette image de cri — dite La Madone de Bentalha —, cette photo recadrée par le monteur avec un œil pictural — par allusion aux Mater dolorosa médiévales — afin de solliciter la mémoire artistique du spectateur, prise par le photographe Hocine Zarouar, en 1997, au moment d’un attentat, et publiée dans de nombreux quotidiens.
- Hocine Zarouar, La Madone de Betalha
Si, d’aventure, le poids du cri ne paraissait pas évident aux spectateurs, quelques admoniteurs — ce personnage légitimé par Leon Battista Alberti : « Ensuite, il est bon que dans une histoire représentée, il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs de ce qui s’y passe » [10] —, dans des tableaux classiques, l’appellerait à mieux voir. L’admoniteur a entendu le cri dans le tableau et attire sur lui l’attention à l’extérieur du tableau, à la limite de provoquer le cri de stupeur des spectateurs. On en trouve de caractéristiques chez Nicolas Poussin (1637, L’enlèvement des Sabines), dans cette femme horrifiée placée au centre de la composition dont la fonction est d’embrayer le regard des spectateurs. Ce personnage, à un poids phatique, disons de connexion ; il invite les spectateurs à pénétrer l’espace plastique du cri pour s’immerger dans la bataille qui le suscite ; il s’adresse à eux afin de les engager dans l’œuvre artistique. On en (cri, femme et donc admonitrice) trouve aussi chez Jacques-Louis David, dans L’intervention des Sabines (1796-1799).
Cela étant, une dernière remarque : si le cri réel fait peur, le cri représenté, mis en fiction, fait-il encore peur de la même manière ? La médiation de la fiction ne dissout-elle pas la crainte réalisée au profit d’un attrait pour le cri représenté, dont il convient d’examiner la teneur (voyeurisme ou esthétique) ? En un mot, qu’est-ce qu’une œuvre sur le cri et de cri veut du spectateur (lecteur, auditeur) ? Dans quelle mesure le spectateur est-il prêt à lui céder et céder quoi ? Quel est le désir qui meut alors le regard ?
La seconde partie de cet article l’explicitera.
Notes
[1] Est-ce parce que Walter Benjamin raconte, dans Enfance berlinoise, avoir entendu le cri des baigneurs dans la piscine devant laquelle il passait que la Piscine de Roubaix (ancienne piscine municipale transmuée en musée) déroule en permanence une bande passante de cris d’enfants jouant dans l’eau ? C’est du moins ce qui est raconté dans la présentation de ce centre culturel.
[2] Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Paris, Gallimard, Folio, p. 330.
[3] Virginia Woolf, Les vagues, 1931, Paris, Le livre de poche, trad. Margueritte Yourcenar, 1993, p. 161.
[4] Georges Bataille, L’Abbé C, 1950, Paris, Gallimard, Pléiade, 2004, chapitre XV, p. 675.
[5] William Shakespeare, « Troïlus et Cressida », 1602, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, II, 1959, trad. François Hugo, p. 729.
[6] Friedrich von Schiller, Cabale et amour, 1784, Acte III.
[7] Christian Ruby, Criez, et qu’on crie ! Neuf notes sur le cri d’indignation et de dissentiment, (Bruxelles, La Lettre volée, 2019). Consulter aussi l’article « Le cri sauveur dans les bruits du monde », in revue Raison présente, n° 226, juin 2023. L’ensemble prend le mépris du cri à contre-pied à partir de deux sources : certaines philosophies et certaines œuvres d’art.
[8] Raisons qui nous font laisser de côté la musique. Elle requiert l’audition des compositions avant tout. Cela dit, chacune et chacun peut penser d’emblée au cri d’Elektra chez Richard Strauss (1906, cri contre sa mère, sa situation, celle de la cité), ce qu’on appelle le Todesschrei ; au « Nein » final du personnage de Lulu (Alban Berg, Lulu, 1935, IIIe Acte) ; ou au cri chez Arnold Schönberg (Un survivant de Varsovie, 1947), qui le place entre le souffle, le parler et le son pur ; voire au cri de la guitare de Jimi Hendrix et à telle ou telle composition de musique contemporaine. Il conviendrait de parler aussi de la danse, etc.
[9] Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1978, p. 196.
[10] Leon Battista Alberti, De la peinture, 1435, II, § 42, Paris, Macula, 1992, trad. Jean-Louis Schefer, p. 179.
Voir en ligne : www.christianruby.net
Frontispice : Annette Messager, Deux cris ensemble, 2019