dimanche 1er octobre 2023

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Linéaments d’une poétique imagée du dissentiment

Seconde partie

, Christian Ruby

Après avoir montré, dans la première partie de cet article, comment la dénégation habituelle du cri et son mépris sont mis en question par de nombreuses œuvres d’art, la question développée dans cette seconde partie est de savoir ce qu’une œuvre sur le cri et de cri veut de la spectatrice ou du spectateur (lectrice/lecteur, auditrice/auditeur), dans quelle mesure les uns et les autres sont prêts à lui céder et céder quoi, enfin quel est le désir qui meut alors les regards ?

Pourquoi, comment, les artistes en sont-ils venus à cette invention du cri artistique et à faire par lui appel aux spectatrices et spectateurs ou aux différents regardeurs ? Toutefois, avant de basculer entièrement du côté des spectatrices et des spectateurs, il importe de répertorier, autant que possible, les options et conventions culturelles qui ont rendu efficace et centrale la saisie du cri d’indignation et de dissentiment à la fois par les artistes plasticiens et les spectatrices/spectateurs. Qu’est-ce qui du monde les appelle à parler le cri et du cri, en rendant même parfois ce geste nécessaire, dans la mesure où il souligne des rapports entre des personnes comme l’expose l’image d’une œuvre sur papier d’Annette Messager qui chapote cette deuxième partie de notre article. Il faut une telle explicitation afin de justifier la quantité d’attention discursive ou imagée que ce type de cri mérite. Un repérage superficiel montre, d’ailleurs, qu’elle se déploie à partir de la Renaissance, et surtout à partir du XVIIe siècle.

Au demeurant, cette montée en puissance spécifique du cri dans les arts visuels semble bien se substituer, en premier lieu, aux lamentations religieuses et aux larmes médiévales :

Quel désir de s’adonner à la figuration du cri est poursuivi dès l’aube du monde moderne ? Il n’est pas impossible d’arguer que l’intérêt pour un tel désir aurait donné, de surcroît, aux artistes des moyens d’inventer l’art classique, perspectiviste, mettant de la distance entre le réel et la représentation ? Pourquoi donc produire de telles images de cris d’indignation et de dissentiment, et quels rapports entretiennent-elles avec la théorie des passions — qui vient d’être entièrement renouvelée par René Descartes dans Les Passions de l’âme (1649), ouvrage dans lequel il dresse une liste des passions dont les six primitives sont : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse, chacune étant étudiée à partir d’une définition, de mouvements physiologiques qui lui sont liés et de son usage —, lorsqu’il s’agit des classiques, et la théorie des émotions, au sein du monde moderne ?

Ne fallait-il pas surmonter aussi cet ancien sentiment de mépris « envers les cris et les implorations à la pitié que les gens sensés réprouvent », écrit Eschyle (Les Sept contre Thèbes, sur le fil d’une opposition femmes/hommes), mépris que Soeren Kierkegaard conteste : « Je crie (face à la souffrance) ; je tiens cela des Grecs dont on peut apprendre ce qu’il y a de purement humain » (Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, trad. Régis Boyer, tome 1, p. 36). Envers les émotions des pleureuses (de femmes) par exemple ? Ne fallait-il pas porter ailleurs la dimension du cri fortement condensée auparavant dans des stéréotypes religieux : dans le cri émis durant la Chute (par exemple chez Cornelis van Haarlem), le cri du Christ à l’adresse de Dieu (« mon père, pourquoi m’as-tu abandonné ! »), les lamentations religieuses (au pied de la croix, le Vendredi saint), les innombrables dragons, Lucifer, anges rebelles et autres représentants des Enfers tels que les affronte Antoine dans les tentations que le diable hurlant exerce à son égard, et que l’on retrouve bien décrite dans l’ouvrage Les Tentations (de Jérôme Bosch à Salvador Dali), par Frédérick Tristan (Strasbourg, L’Atelier contemporain, 2023, p. 56-7, 68, 86). Quand le cri humain n’était pas entièrement pris dans le télescopage avec le démoniaque, ainsi que l’exemplifie cette gravure médiévale anonyme (1519), puisque le démon qui habite l’accusée (en sorcière ?) est menteur. Aucune vérité ne peut sortir de sa bouche, sinon sous l’exercice de la violence inquisitoriale !

1519 exorcisme demons bouche

N’est-il pas plutôt question, à partir de l’époque postrenaissante, de l’âpreté d’une existence émancipée du divin, du développement du thème culturel de la finitude et des passions humaines, de la crainte du sort réservé à tel(le) ou tel(le) en matière politique, de l’effroi de tel(le) ou tel(le) devant les coups humains qui le frappent, du cri à laquelle on arrache sa dignité, etc. ? Dans les cas répertoriés, et quelles que soient les tensions entre les différentes figurations, le cri artistique se charge de significations spécifiques et invite à des méditations dont l’humain et l’ordre qu’il met dans le monde sont l’objet.
L’art du cri artistique moderne, si on veut en établir la genèse dans sa dimension pleinement humaine d’indignation et de dissentiment, prospère sans doute dans le contexte de la sécularisation (et de la laïcité), et revêt trois traits. Le premier souligne que le cri n’est plus lié à un destin aveugle ou à l’état d’une créature. Le rôle libérateur du processus d’émancipation à l’endroit de la religion permet de considérer le cri du strict point de vue de la dignité humaine. Ce serait sans aucun doute le cri de l’humain devant lui-même mort, le cri sur lui-même en furie. Plus symptomatique sans doute en musique, dès le Combat de Tancrède et Clorinde de Monterverdi (1624), et jusqu’au Roland Furieux de Vivaldi (1727)), ou le cri de Don Juan tombant mort sous la main du Commandeur. Ce que comprend mieux encore l’auditrice-eur de la version mozartienne : « Se met à résonner, en lui, le cri de Don Juan qui clôt cette même rencontre dans le Don Giovanni de Mozart. Il est là, il l’entend. C’est un continuum sonore qui n’en finit pas de sortir du larynx réduit au syrinx, quand l’implosion, l’explosion et la coupure manquent. » (Jean Charmoille, « Mozart et le cri de Don Juan, Dialogue entre l’artiste et le psychanalyste », Revue Insistance, Paris, 2005, n°1, pp.37-43). Dans le premier, l’humain se prend pour objet de sa propre dignité. C’est du moins ainsi que Piero della Francesca (1452, La mort d’Adam, Arezzo) met en fresque le thème de la finitude, en cri et, notamment, en femme :

Piero Della Francesca, La mort d’Adam
détail

Le second trait enferme cependant souvent le cri dans un dualisme âme-corps, dessinant une humanité dédoublée, et un cri conçu comme expression spontanée de l’âme ou du corps, devenant ainsi sublime ou grotesque (non sans maintenir le partage femme-homme). C’est encore Alberti qui précise que les humains peints sur un tableau doivent manifester très visiblement le mouvement de leur âme, de telle sorte que, par exemple, la spectatrice ou le spectateur souffre du cri du personnage avec lui. Il ajoute que les mouvements de l’âme sont révélés par les mouvements du corps (De la peinture, II, §41, op.cit.). C’est aussi La Bruyère, dans Les Caractères (1688), insistant sur le fait que l’humain, à l’époque, a deux oreilles, l’une pour « écouter les prédicateurs sacrés », et l’autre que « l’on dresse vers les charlatans de foire » et la rue. (Antisthène). C’est sans doute ce motif qui, jusqu’à l’art moderniste ou les performances contemporaines qui le contestent, féminise encore largement le cri et en mépris. Le troisième entraîne le cri dans une diffraction humaine, en fonction des causes mises en scène, et à une éventuelle dialectique entre l’individuel et le collectif, impliquant le problème des modes de la diffusion du cri (audition par un autre, contagion, etc.).

C’est bien une spécificité de ces pratiques artistiques d’avoir construit, au cours de l’histoire moderne, un motif particulier à l’inspiration du cri, une sublimation artistique du mal auquel il renvoie, si l’on veut, qui suspend l’éventuelle réalité affreuse du cri antérieure. Elles posent le cri comme humain — si, nous négligeons ici les cris des spectres fabuleux encore présents chez Matthias Grünewald (1512, Retable d’Issenheim). Si l’humain est le seul à pousser de tels cris d’indignation et de dissentiment, notamment publics, c’est qu’il n’est pas un animal et qu’il est pensant. Et même il s’engendre comme humain dans et par le cri. Ces pratiques en travaillent la différence avec d’autres attitudes humaines, en lui conférant une signification simultanément familière et étrange. Elles raffinent un face-à-face de l’humain avec lui-même ou une confrontation de lui-même avec son image. Que les cris servant de décor dans une fresque ou peint sur un tableau apposé sur un mur illustrent la finitude humaine, deviennent une critique de l’inhumanité de l’humain, ou soient mués en performance afin de témoigner de leur inquiétante étrangeté au droit de la mort, les arts, avec un grand lustre de détails, donnent aux cris une signification et une audience qui permettent d’explorer à la fois des manières de faire artistiques (codes), des préjugés à son égard et des manières de s’en déprendre, au profit d’un commentaire sur les dissentiments dans l’existence sociale, politique, culturelle, etc.

Des codes du cri

Si, avant l’époque considérée ici, les hurlements, aboiements et autres sons animaux font l’objet d’une réflexion, c’est très souvent sous forme de diables et de créatures maléfiques incluant parfois les humains puisque, théologiquement parlant, tous sont des « créatures » au même titre. Au moment où les arts visuels dont nous parlons inventent le cri en bouche, c’est toutefois par différence nette avec les animaux, et a fortiori, par différence avec les peuples « sauvages » pris dans les mépris coloniaux — sans développement, il est nécessaire de souligner cette spécificité raciste du monde classique qui, traitant une partie de l’humanité en animal et en « barbare », réduit humains et animaux à proférer des sons incompréhensibles ; il faudrait, sous cet angle, examiner l’iconographie du « sauvage », tel qu’il est pensé et imagé à l’époque. Seul l’humain (identifié avec l’européen) sait crier d’une manière particulière, car seul il sait sa finitude et la manière dont l’appel ou l’adresse aux autres peut le réconforter. Seul il sait voir que le cri est finalement le propre de l’humain, mais surtout de l’homme (cette fois au sens restrictif), parce qu’il est le pivot du rapport à l’autre, paraissant au sein d’un conflit, entre une parole qui se fixe dans une bouche et une oreille qui la recueille ou non.

Cependant, afin d’aboutir à ce résultat, selon l’expérience artistique du temps et l’organisation conceptuelle du champ de l’art, il a fallu déployer plusieurs processus et/ou faire des choix. Le premier devait faire une place au combat pour séparer le réel (à cette époque la « vérité » biblique) de la fiction artistique (en général), en s’appuyant sur la mise en place de la perspective. Le deuxième devait inciter à se focaliser sur telle ou telle partie du corps afin de mieux dessiner le cri : la bouche est rapidement privilégiée, pour ses qualités visuelles. Elle creuse la toile et focalise le regard, comme nous l’avons relevé ci-dessus. Le troisième devait s’atteler aux doctrines élaborées du beau (vertu) et du laid (vice) ; la bouche risquant de frayer avec le laid, pris pour un manquement aux règles de l’harmonie. Le quatrième devait tenir compte du fait que la peinture ou la sculpture narrative du cri peut (ou doit) se redoubler par le cri d’admiration ou de surprise de la spectatrice ou du spectateur, voire leur stupeur devant l’œuvre.

Ces processus ont trouvé leur édification majeure dans la codification première d’une dignité de la figure du cri. Après bien d’autres, c’est, en particulier, à Charles Le Brun, dans son ouvrage L’expression des passions (1727), que nous devons une systématique anatomique qui résout, à sa manière essentialisante, l’approche classique des problèmes artistiques et esthétiques posés par le cri.

Dans cette conférence sur l’expression des passions, prononcée devant l’Académie royale de peinture et de sculpture, aux cours des séances des 7 avril et 5 mai 1668, Le Brun dresse une table des mimiques humaines expliquant comment traiter au pinceau la physionomie des passions. Parmi ces mimiques, le cri, expression psycho-physiologique soudaine et violente de l’humain confronté brutalement à quelque chose, dont Le Brun souligne qu’il conviendrait de s’en garder en êtres rationnels que « nous » sommes. Dans cette pathognomique, le cri renvoie, selon les cas proposés à l’examen, à la douleur — « La douleur aigue fait approcher les sourcils l’un de l’autre, et élever vers le milieu ; la prunelle se cache sous le sourcil » — ou au mépris — « L’objet méprisé cause quelques fois l’horreur et pour lors le sourcil se fronce et s’abaisse beaucoup plus » —, à l’effroi — « La violence de cette passion (l’effroi) altère toutes les parties du visage, le sourcil s’élève par le milieu ; les muscles sont marqués, enflés... » — ou encore au désespoir — « Le front se ride du haut en bas, les sourcils s’affaissent sur les yeux, et le pressent du côté du nez ; l’œil est en feu et plein de sang ; la prunelle égarée ». En tout état de cause, la description de Le Brun doit faire norme pour les artistes.

Ces discussions sont entreprises par Le Brun et ses collègues masculins de l’Académie, mais aussi quoiqu’un peu plus tard, par Gotthold Ephraïm Lessing, dans l’Ut pictura poesis (1763, La peinture comme la poésie) autour de la sculpture découverte à la Renaissance, Laocoon. Ce groupe de trois personnages (un père, Laocoon, et ses deux enfants, ceinturés par un serpent qui les mord et annonce leur mort) donne lieu à des interprétations contradictoires autour de la bouche et du cri : la présence visible du cri, si tel est le cas, correspond-elle à l’expression de la douleur provoquée par la morsure du serpent ou au contraire montre-t-elle la volonté sublime de la supprimer ? Et pourquoi cette focalisation des commentateurs sur la figure de la bouche ? Parce qu’en peinture, selon Lessing, une bouche béante produit l’effet le plus choquant du monde, puisque le beau ne peut être qu’harmonieux (par conséquent le laid est dysharmonieux). La discussion durera, s’y mêleront plus tard Johann Wolfgang Goethe, dans son essai Sur Laocoon (1798), et d’autres. La polémique soulevée par Lessing n’a pas empêché l’existence d’autres tableaux de cris, comme ici, chez Michel-Ange Houasse, dans son Hercule jetant Lycas dans la mer (1707).

Hercule jetant Lycas dans la mer, Michel-Ange Houasse

Plus approfondie, cette enquête devrait témoigner de la nécessité première (ou non) de concentrer l’image du cri sur la bouche, et souvent de façon machiste sur les femmes, laquelle image se perpétue longtemps dans les œuvres figuratives, et se trouve encore légitimée jusqu’à des dates récentes. Ainsi en va-t-il chez Georges Bataille, dans l’article La Bouche : Premiers écrits : « Chez les hommes civilisés, la bouche a même perdu le caractère relativement proéminent qu’elle a encore chez les hommes sauvages. Toutefois […] dans les grandes occasions la vie humaine se concentre encore bestialement dans la bouche, la colère fait grincer des dents, la terreur et la souffrance atroce font de la bouche l’organe des cris déchirants. […] Il est facile d’observer à ce sujet que l’individu bouleversé relève la tête en tendant le cou frénétiquement, en sorte que sa bouche vient se placer, autant qu’il est possible, dans le prolongement de la colonne vertébrale, c’est-à-dire dans la position qu’elle occupe normalement dans la constitution animale. [Mais l’homme civilisé adopte normalement une autre attitude] d’où le caractère de constipation étroite d’une attitude strictement humaine » (in Œuvres Complètes, Paris, Gallimard, I, 1970, p. 237-8).

Critique des codes

À ce niveau, ce qui nous intéresse, plus encore, c’est de confronter ce que font les artistes modernes et contemporains à la classique prescription rigoureuse de normes concernant le cri exposée ci-dessus. Car, justement, ils n’y prêtent plus leur consentement, depuis Auguste Rodin notamment. Ils tentent par tous les moyens de désintrumentaliser le cri de cette procédure et de détraquer la machinerie des codes hérités, bien souvent enfermés, de surcroît, dans la doctrine de la catharsis qu’ils récusent et un évident machisme. Appuyés sur d’autres doctrines (le primat du mouvement, la prise de conscience brechtienne, la théorie du signifiant, la réception, le in situ…), ils procèdent de plusieurs manières. Ils refusent les complaisances antérieures pour le cri dramatisé. Ils en contestent simultanément le genre, uniforme, puisque désormais, la femme sans doute (Pablo Picasso, 1937, Guernica), mais l’homme crie aussi — c’est le paradoxe, jamais commenté, du Laocoon —, renouant avec les textes grecs qui prêtaient aux héros, à Achille en particulier, à Prométhée, des cris et des larmes. Ils en critiquent les formes de l’intérieur comme c’est le cas, chez Alberto Giacometti (1962, Tête d’homme en cri), Zoran Music (1970, Nous ne sommes pas les derniers), et Francis Bacon, dont le Portrait du pape Innocent X (1949) montre une vieille figure de la tradition de l’imitation reprise à l’encontre de cette tradition, la toile ne comportant plus aucune narration et participant entièrement (bouche, poings, décor) à la présentation d’une arène de souffrance et de lutte dont on appréhende aisément la fin, toute en dissolution et dispersion dans le néant. Mais ils en critiquent aussi les formes grâce à de nouvelles visibilités graphiques, ainsi qu’en résume le geste de l’artiste JR en « criant » contre la culture globalisée du regard dont la propriété est de confondre le réel avec une image qui nous rend incapables de voir (les femmes des bidonvilles, les anonymes…).

Avant de revenir sur le commentaire, ajoutons, à propos de Zoran Music — mais ce pourraient être non moins à propos d’œuvres de Michel Nedjar, Jeanclos ou Rosemarie Koczy —, que le silence porté par les lieux de mémoire et les mémoriaux édifiés après et à propos de l’extermination passent par le cri, à la fois passent par leurs cris (celui des victimes), ceux que nul ne voulait entendre, soit qu’ils aient été inaudibles, soit qu’ils aient été inimaginables, et sont eux-mêmes des cris. De même (en une sorte de parallèle) que l’écriture des noms gravés sur les pierres font de l’écrit le cri même. Ce n’est pas non plus ici forme infra-linguistique ou psycho-physiologique. Au contraire. Leurs cris et l’écrit sont des cris sans voix qui crient sans fin d’une parole opposée à l’indignité de la violence infligée (Cf. Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980 ; et Robert Antelme, L’espèce humaine, 1957, Paris, Gallimard, Pléiade, 2021).

Les artistes modernes rompent donc avec le représentable formaté, et sa focalisation sur une bouche typée, laquelle peut même disparaître des œuvres, à suivre les artistes Anne et Patrick Poirier et la disparition de la figure au profit du mot (1996, série Fragility), ou les agencements des multiples vidéos entre lesquelles circuler dans la critique décoloniale des Oxymores de la raison de Kader Attia (2015), etc. Il arrive même que, dans des visées plus métaphysiques, des artistes prêtent désormais au cri une valeur universelle, indépendante de genres ou de causes précises (en extension de Francis Bacon, Étude du pape Innocent d’après Velasquez, 1947). Quand ils ne nouent pas au cri une plasticité en situation créative, suivant en cela les auteurs littéraires ayant centré le cri sur la création artistique même. C’est alors Charles Baudelaire (la poésie, « ce combat dans lequel le poète crie de douleur avant d’être vaincu », in Petits poèmes en prose, 1869), Chaïm Soutine transformant son cri écrit en peinture (d’après son ami Szittya), Margueritte Duras avouant qu’écrire, c’est hurler sans bruit, ou René Char affirmant que l’art est provocation et cri. Pour ne citer que ces exemples.

Enfin, si Duras, dans son film Les mains négatives (1979), a raison de prétendre que « les premiers cris sont dessinés avec les mains », muant alors le cri en appel à toute l’humanité et à la succession des générations, son propos peut être complété par celui de Georges Didi-Huberman constatant que « s’il est un motif — tout à la fois historique et psychologique — qui investit largement le champ de l’art aujourd’hui, c’est bien celui du trauma, comme si notre époque dite « postmoderne » se définissait elle-même en tant qu’épisode « post-traumatique » de l’histoire moderne » (Image, histoire, désastre, Revue d’études esthétiques, Presses universitaires de Pau, n° 15, 2008, p. 26). Helena Almeida, quant à elle, s’attache au cri-parole des femmes dans la situation pré-#MeToo.

Helena Almeida, Entends moi 1979

L’humanité au miroir d’elle-même 

Il est temps de tirer une leçon de ce parcours un peu cavalier dans les thématiques artistiques du cri, dans une gamme minimale de traitements artistiques du cri recouvrant l’art classique (disons narratif), moderne (disons descriptif de situations) et contemporain (disons performatif).
Ces traitements ont plusieurs points communs.
Le cri humain d’indignation et de dissentiment n’est pas une séquence stéréotypée de forces sonores exécutées par réflexe. Dans ce traitement, il est reconnu que le cri n’est pas une pulsion se déversant sur quelqu’un comme une cascade. Le cri revêt des formes diverses, adéquates aux circonstances que l’artiste veut dénoncer, et se fait résistance. En cela, il peut être associé au rire qui polémique, lui-aussi, avec une situation, ainsi que le précise Theodor W. Adorno, dans Minima moralia (I, 1944, Paris, Payot, trad. Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, 1980, § 33, p. 51).
Le cri d’indignation et de dissentiment a toujours valeur d’événement, il marque un avant et un après. Il ne peut être nié comme parole que parce qu’il subit une assignation à la privation de sens. Mais, justement, le cri, dans les arts visuels, récuse la dépréciation dans laquelle il est tenu dans la vie courante ou au sein des violences de la vie sociale (ci-dessous, selon Jules Adler, 1899, La grève au Creusot) et politique, placé d’emblée hors parole, dans une spontanéité aveugle. Aucun artiste n’admet son (in)efficacité, et le discrédit jeté sur les « locuteurs », femmes et hommes confondus ici en une foule protestante.

Adler, Grève au Creusot

Le cri artistique rompt avec une manière de détourner le cri de toute signification. Le cri ne renvoie pas à des victimes sans phrases, se contentant d’exhiber leur douleur pour susciter crainte ou pitié en mode infra-linguistique. Il dessine des paroles niées. Or, une parole empêchée est un acte de rébellion en puissance dont la propriété est qu’il est aussi possible de les organiser, de les théâtraliser, de leur donner de l’efficacité aux yeux de spectatrices et de spectateurs.

Et pour dire quoi ? Dans le cri indigné, l’humanité se montre aux prises avec elle-même, avec sa finitude, mais aussi aux prises avec la violence de ses partages, de ses orientations et des légitimations injustes de ses actions. Parce qu’il n’échappe pas à la signification, le cri évalue ces exégèses, met en exergue les dissentiments qu’elles dissimulent, interroge les rapports de forces constitutifs des sociétés, y compris les rapports hommes/femmes (cf. Michèle Ramond, Regardez les cris, Conditions de la peinture en temps de guerre, Paris, Des Femmes, 2017), les corps torturés par le racisme et les différentes phobies (xéno-, homo-…), s’indigne des normes violemment incarnées, des genres fermés sur eux-mêmes ou sur le patriarcat, etc. Le cri est le conflit même qui désigne à la fois une force et ce qu’elle refoule. En ce sens, le cri ne livre pas un passage vers une quelconque profondeur de l’être humain. Il impose une césure qui ne fait qu’un avec la mise au jour des agencements sociaux et politiques.

Le cri d’indignation et de dissentiment est à lui seul tout ce qu’il y a à dire : comment supporter ce qui est ? C’est bien l’interrogation de l’artiste Jochen Gerz, dans une vidéo intitulée Crier jusqu’à l’épuisement (1972, Rufen bis zur erschöpfung), dénonçant simultanément les exactions commises dans la guerre du Viêt-Nam, celle de l’artiste Absalon, visible et audible désormais seulement en vidéo (1993, Bruits, vidéo), et celle de PEROU (via Sébastien Thiéry) de nos jours, pour ne citer que quelques travaux majeurs.

Frontispice : Annette Messager, Deux cris ensemble, 2019