vendredi 11 mars 2011

Accueil > Les rubriques > Images > La vie secrète de l’image

La vie secrète de l’image

par rapport à la vidéo "mémoire – la fin d’un utopie" d’Olivier Menanteau

, Weiswald

Le texte suivant n’a pas été retravaillé particulièrement pour la publication. Il me semble tout à fait justifiable de le publier tel quel, comme mémoire d’une intervention. Il s’agit donc du manuscrit pour une intervention au domaine de Chamarande dans le cadre de l’exposition d’Olivier Menanteau, faite le 26 juin 2010.

Bonjour.
C’est un grand plaisir d’intervenir dans le cadre de l’exposition d’Olivier Menanteau ici à Chamarande et je tiens à remercier Judith Quentel, la directrice artistique du domaine de même quʼOlivier Menenateau pour leur invitation de même que Julie Sicault pour l’organisation de cette rencontre. Vous avez eu la possibilité de voir la vidéo "mémoire" d’Olivier Menanteau dans l’espace de projection très particulière qui est "l’auditorium". Dans mon introduction à notre petite discussion que nous avons prévue avec Olivier, je vous propose quelques pistes de lecture de cette vidéo.

Le toucher de la vidéo

Cette vidéo me touche aussi bien par son propos, la psychiatrie que par sa façon de faire figurer les intervenants. Les personnages ne sont, vous l’avez sûrement remarqués, pas tous des patients. Ils existent dans l’espace cadré qui donne la vidéo : ils nous regardent. Pour employer le terme Barthien par rapport à l’image vidéo, on pourrait dire, que le geste de cette vidéo, c’est créer le punctum, ce qui nous touche, ce qui nous pointe, voir ce qui nous blesse. Le punctum ici, c’est l’intensité avec laquelle ces personnages dans le spectacle de cette vidéo se présentent à nous : fragiles, déroutés, plein d’attente, de projets, de croyance.

Attente, car ils veulent tous quitter le cadre – de l’hôpital psychiatrique, de la logique psychiatrique mais aussi quitter le cadre de la vidéo ce que lʼon retrouve aussi dans le cadrage employé : ils dépassent tous d’une façon ou d’une autre le cadre de l’image. Mais du coup, c’est le cadre justement qui leur donne leur identité. C’est le cadre où leur assujetissement a lieu – et donc qu’ils ne peuvent pas quitter tout à fait.

Projets, car ils ont tous des choses à faire, en préparation, en suspens, ils ont tous un avenir – après, en dehors du cadre. Du coup, c’est la projection de ces projets qui leur donne cet avenir et leur met en attente de réaliser leurs projets.

Croyance, car ils sont tous – et pas seulement la personne qui raconte dans la vidéo, qu’elle veut s’installer dans un couvent – motivés par le fait de croire – en quelque chose hors de vue, hors du cadre, hors du visible. C’est cette alternance entre voir et croire qui m’a le plus touché. La vidéo, dont lʼorigine latine veut dire "je vois", donne à voir comment le cadre crée ses sujets. Et sur l’écran, les sujets se voient comme élément du cadre, comme encadrés. Mais c’est justement cet acte de voir qui amplifie le fait de croire qu’il y a un monde, un avenir, une communauté – en dehors du cadre.

Univers de l’image

Attente, projets, croire – ces trois termes désignent aussi bien l’univers psychiatrique que l’univers de l’image. Pour devenir image photographiée, image enregistrée, il faut l’attente que cette image représentera ce qui est à voir. Dans le cas d’Olivier Menanteau, il ajoute l’attente de faire voir ce qui n’est pas visible. Le lien entre les gens. Les structures de pouvoir. L’"habitus" des gens. Avec ses photos prises au Collège des Sciences de Berlin, aux séances politiques des Nations Unies ou dans des entreprises privées, Olivier Menanteau renvoie à la notion de distinction sociale de Pierre Bourdieu que lʼon peut définir comme lʼexpression de la personnalité sociale, un ensemble de formes du comportement, de la pensée et de l’action par lesquelles les groupes sociaux se distinguent. Mais au lieu, comme un sociologue, de déduire des habitudes des structures supra-individuelles, il fait apparaître des caractères individuels de distinction sociale. "La photo est un spectacle", dit- il. Et effectivement ses séries de photos ou ses vidéos apparaissent comme des petits spectacles.

Le spectacle de la vidéo

Regardons la vidéo "mémoire" : c’est un spectacle. Il y a des figurants qui lisent des textes, recueillis par l’artiste lors des entretiens avec des patients. Et il y a des patients eux- mêmes, qui deviennent, dans le cadre du spectacle donné par la vidéo, figurants de leur propre histoire en tant que sujet psychiatrique. Sur la scène cependant, et nous le savons depuis Bertolt Brecht, le social et son habitus se condensent en un "gestus" : "un complexe de gestes, mimiques et habituellement de propos qu’une ou plusieurs personnes adressent à une ou plusieurs autres, là où justement des relations de personne à personne émergent."1 Les photographies d’Olivier Menanteau forment ce gestus en portraits de hiérarchies sociales. Gestes de pouvoir, positionnement de l’individu dans le groupe. À "l’exposition" des personnes devant la caméra correspond ici "l’exposition" des sujets dans le théâtre du social. Elle focalise des actions, des gestes et des attitudes qui constituent l’individu comme partie d’un groupe.
Dans "mémoire" il s’agit d’un groupe de patients psychiatriques. La vidéo ne montre pas seulement les patients. Nous comprenons vite : pour être patient, il faut des médecins, pour être fou, il faut des sains, pour être aliéné, il faut des normaux. Mais comment se définit dans une société l’état d’âme médian ? C’est le cadre qui moule, qui définit tous ce qui se plie pour passer dedans. Le travail d’Olivier Menanteau consiste à rendre visible, à travers le cadrage de ses photos et vidéos, ce cadre social qui est normalement invisible, qui ne devient visible qu’au moment qu’il est dépassé. Et puis, en le rendant visible, il montre comment, par quels gestes, par quelles formations et par quels pliages, le sujet trouve sa place dans ce cadre.

Se glisser dans la peau des autres

Pour réaliser ses photos, Olivier Menanteau se plie lui-même, se glisse dans le cadre. "Jʼessaie dʼentrer dans le rythme respiratoire des personnes, de mʼidentifier à elles." Comme un acteur qui cherche à capter son personnage le plus exactement possible, Olivier Menanteau se met en harmonie avec lʼenvironnement social dont il fait, tel un "reporter immergé", le portrait. La vidéo "mémoire" est plus q’un simple reportage. Elle parle aussi d’elle-même en tant que média. Elle aborde, par sa mise en scène et son montage, le mode constitutif de toute conscience d’images : la shize.

Shize

Ce terme désigne la double-contrainte entre deux entités qui font en réalité une, comme l’œil et le regard, mais qui se distinguent par leurs actions et réactions. Appliqué à la conscience de l’image, la shize se crée à la base de toute image rétinienne qui découle dès son apparition d’une scission ou autrement dit d’une duplication : "L’objet forme sur les rétines une image, et l’image rétinienne se redouble au centre optique d’une autre image", explique Maurice Merleau-Ponty. Mais quelle conséquence a ce fait pour notre relation à l’image et notamment à l’image photographiée ? Reprenons le terme d’attente : l’attente de retrouver ce que l’on a vu, ce qui a existé un moment donné devant l’objectif de l’appareil demande à la base un clivage entre vécu et vu, entre expérience et perception.

Voir et percevoir

Il est important ici, de faire une différence entre voir – le simple fait d’une reception physiologique de lumière – et percevoir – la transformation d’un stimulus en image, alors de faire la différence entre sensation et conscience. La particularité de la conscience veut, qu’elle réproduit d’une certaine façon une première expérience physiologique pour l’intégrer dans un fond de connaissances et donc transformer en réplique – dans les deux sens du mot, en réponse et en copie – à la sensation d’un côté (le corps) et à la connaissance de l’autre côté (la culture). Toute perception d’image est le fruit d’un rapprochement de deux hémisphères dissociés, toute image a deux vies : une vie publique (tous les images que nous connaissons et qui forment le fond de ce qu’on a appelé « la conscience collective ») et une vie privée (tous qui nous arrive comme sensation avant que ça soit « image » mais qui est néanmoins initié par l’image, par le fait d’être touché, d’être intrigué, d’être irrité, bref : de tourner le regard vers quelque chose).
Dans la vie normale ce clivage est courant et nous arrivons facilement à le refermer ou à le relier. En fait, nous y arrivons car il le faut. Pour « tenir le cadre », pour nous rassurer que les deux hémisphères du réel soit reliés, on se pousse à faire et à refaire des images et des textes sur ces images, pour expliquer ce que l’on voit ou ce que l’on devrait voir. La scission à la base de toute image est la conditio sine qua non de son existence. Pas de visuel conscient sans shize.

L’incision

Dans son texte "Sans commune mesure" (2002), le philosophe Jean-Luc Nancy décrit la relation entre image et texte comme une relation d’échange, motivé et interrompu en même temps par le trait. Ce trait se présente, selon Nancy, comme incision, comme ouverture, entaille très fine, semblable à l’espace entre les lèvres. Dans la vidéo, toujours selon Nancy, la distinction entre image et texte est brouillée dans les oscillations de l’appareil. En suivant les réflexions de Nancy, on pourrait dire que la shize ou bien la distinction, qui est à la base de toute conscience d’image (clivage entre image et texte, imaginaire et symbolique...), est au moins virtuellement à la fois suspendue et conservée dans la vidéo. Suspendue, car elle est brouillée dans l’oscillation de lumière projetée sur l’écran. Conservée, car la vidéo elle-même peut être vu comme manifestation de ce clivage entre image et texte ou bien comme manifestation de la shize entre voir et percevoir.

Autoréflexion

Quand je dis que la vidéo "mémoire" d’Olivier Menanteau parle aussi d’elle-même en tant que média, cʼest quʼelle est lʼexpression de cette "shize", de cette "oscillation" fondamentale. C’est la vie secrète des images, c’est ce que l’on ne voit pas au moment du regard, mais ce que nous amène à regarder. D’une certaine façon, toute image manifeste une disjonction du monde tant qu’elle nous éloigne du réel. En même temps, elle emporte une partie du réel, que nous retrouvons dans l’espace propre à l’image, dans son cadre. C’est ce qui touche, ce qui nous regarde. Pour que ça existe, ils nous faut de la mémoire. Il nous la faut, encore une fois, fondamentalement, à la base de toute image mentale. C’est Bill Viola qui nous rappelle, dans son texte Le noir – mortalité de l’image, publié en 2000, que « Dans le cas d’un film, le spectateur ne voit qu’une image à la fois et, à l’extrême, dans la vidéo, là trace déclinante d’un point de lumière unique. Dans l’un et l’autre cas, il n’y a pas d’ensemble (sauf au stade dormant, lové dans sa boîte), celui-ci ne pouvant résider que dans l’esprit de celui qui l’a vu, être périodiquement revécu dans sa mémoire."

Le trait de la différence

La vidéo d’Olivier Menanteau, certes, est une mémoire de la psychiatrie, ses pouvoirs, ses abîmes. Elle nʼen est pas pour autant seulement un reportage. Elle nous ne raconte pas seulement la vie dans les hôpitaux psychiatriques, une vie qui reflète les relations que notre société entretient avec le déséquilibre, l’anomalie, bref : à la différence. La vidéo expose aussi le trait de différence à la fois comme faille et que comme chance. Faille, car cette fine fissure entre réel et imaginaire, entre normalité et fantasme est fragile, et ce qui est fragile se fait écraser par des intérêts qui tirent dans l’une ou dans l’autre direction. Chance, car montrer ce trait, c’est montrer la possibilité d’une rencontre. Une rencontre comme entre deux lèvres, qui se ferment et se rouvrent, sans jamais inviter à la fusion ni à la décision pour l’une ou pour l’autre.

Personnes-images

Dans le cadre de la vidéo, nous avons affaire à des personnages, plus précisément, à des personnes-images. Ce sont à la fois des masques (personae en latin), à la fois des représentations ou répliques de personnes réelles. Olivier Menanteau nous invite à entrer dans l’espace cadré de la vidéo, dans sa réalité. Vous voyez bien en regardant l’œuvre,dans quelle mesure cet espace est semblable à l’espace de l’hôpital psychiatrique, aussi bien cadré, aussi bien dépassé par les attentes, par les projets, par la croyance de ses sujets. Mais en entrant, en suivant l’invitation, nous y retrouvons non seulement l’image en tant que réplique, mais aussi l’image synonyme de rencontre.

Pour qui existent les images ?

Quant au titre complet de lʼoeuvre "mémoire. 2010, la fin d’un utopie » : comme mémoire- thèse, cette vidéo marque la fin de ce que Tony Lainé a cherché à ouvrir avec le cinéaste Daniel Karlin, mais aussi la fin de l’espace de la vidéo comme non-lieu, comme espace où l’appareil dit seulement "je vois" pour donner à voir. Comme mémoire-souvenir, elle désigne et met fin à l’utopie du sujet autonome, habilité, souverain dans l’ordre symbolique. Mais au lieu de nous montrer des sujets errants, sans appui ni référence, elle donne place à la rencontre. Est-ce une rencontre avec des patients ? Avec des aliénés qui nous ressemblent tant que ce soit dans leurs attentes ou dans leurs projets ? Non. Les personnages que nous rencontrons ici, ne sont pas le reflet d’une réalité documentée, il s’agit plutôt des répliques (dans le sens de réponses) à la question parfois oubliée : pour qui existent les images ? Cette question je l’adresse à l’artiste directement : Les images, celles de la vidéo, pour qui existent-elles ?

Voir en ligne : texte pour le catalogue issue du Salon de Montrouge 2010

Quelques éléments biographiques :

Olivier Menanteau vit à Malakoff et Berlin. Il est né en 1956. De 1976 à 1981 il a participé à des expériences thérapeutiques en milieu psychiatrique. De 1981 à 1984, il a été metteur en scène pour le théâtre jeune public et commence à avoir une pratique photographique de manière régulière. Il s’oriente alors vers l’Ecole Nationale Supérieure de Photographie d’Arles qu’il intègre en 1984. En 1987, il s’installe à Marseille et ouvre “les ateliers Nadar” un lieu de recherche et d’expositions pour l’art contemporain. En 1995, il réalise une première commande photographique pour le Magasin de Grenoble puis il part vivre à Düsseldorf en 1999. Depuis cette date, il a réalisé une quarantaine de projets photographiques. Actuellement, il photographie la préfiguration de l’Institut d’Études Avancées Nord Sud de Nantes.