dimanche 3 avril 2022

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La vie est un entre-deux — Cat Loray et Clément Borderie

Peinture, céramique, dessins

, Cat Loray , Clément Borderie et Ghislaine Rios

La mise en présence des œuvres de Cat Loray et Clément Borderie nous confronte à une évidence, l’évidence d’un quelque chose d’essentiel qui les traverse en une sorte d’affinité quasi-asymptotique.

Cette affinité ne livre pas son secret au premier regard porté sur les formes présentées, advenues, de leurs œuvres respectives. Pour approcher cette affinité dans son intimité, il importe de dépasser, comme le dit Paul Klee, ce handicap que représente le regard que l’on porte d’emblée sur ces formes là, pour « parcourir à rebours la genèse de l’œuvre ». Car ce qui fait œuvre, dit-il, ce n’est pas la forme dite « finie », mais c’est le processus d’élaboration, de construction.

Cat Loray et Clément Borderie, Cabinet de dessin

C’est dans ce parcours à travers la genèse de l’œuvre où l’artiste laisse advenir ce qui l’anime, que ce comportement asymptotique s’impose. Tout s’éclaire.


Ce qui se lit dans l’épaisseur des toiles de Clément Borderie, dans ses pierres de sel, dans les dessins, peintures, ou sculptures de Cat Loray, c’est une même approche du Réel, un travail sur ce qui « fait Vie », sur l’espace, le temps, sur l’espace-temps de l’œuvre, sur les forces en jeu entre des éléments à la fois cohérents et antagonistes, contradictoires parfois, qu’il s’agit de faire « tenir » ensemble, ce « tenir ensemble » ne s’imposant que lorsque l’état énergétique atteint ce stade d’équilibre qu’il s’agit, pour chacun des deux artistes, de repérer.

Leurs œuvres rendent compte non pas de cette « natura naturata », une nature passive, mais au contraire de la « natura naturans », nature où opèrent des forces.

« ...il ne se trouve nulle part rien de fixe, rien au repos, rien d’achevé, mais tout est au contraire flux et mouvement constant ».

Gœthe : Introduction à une morphologie

2019 - 2020
Toile produite sur le puits du jardin de la chapelle de l’ancien hôpital Yves Lanco à Le Palais (Belle-île-en-mer), 200 x 200 x 50 cm

S’il est des mots qui me paraissent résonner en écho dans les processus respectifs de ces deux artistes, ce sont ceux d’ « accumulation », « mouvement », « nature », « vie »... Les œuvres de Cat Loray ou de Clément Borderie nous donne ce sentiment étrange d’appartenance, comme on appartient à la nature, dans une cohésion intime qui impose sur elles un regard du « dedans »...

C’est par cette fusion dans le Réel, dans l’infini d’un devenir, que leurs œuvres absorbent celui qui voit, des œuvres qui, au-delà de ce dynamisme de formation, portent en elles quelque chose d’un temps suspendu...

Y aurait-il dans la rencontre entre les œuvres de ces deux artistes ce qui, en Chine, se donne dans le mot « yuan fen ».

Ghislaine Rios

Cat Loray, Virga, 2021
Céramique faïence cirée, fil suiffé, 270 x 400 cm

Cat Loray, peintre/sculpteur ou sculpteur/peintre...


Dans l’œuvre de Cat Loray, peinture, sculpture et dessin se confrontent, s’organisent, se répondent dans un processus de création constant, un processus où accumulation, succession de traits ou de points, mise en forme de modules de bases, attestent du rapport des éléments entre eux, le trait, la densité, le vide...

« Mes dessins peuvent être pensés en dimension trois, les modules de bases que je trace sur la toile peuvent être transcrits en céramique »
Cat Loray

C’est par la peinture et le dessin que Cat Loray a été amenée à créer des formes dans l’espace :

« Le dialogue qui se crée entre une forme et son environnement est identique à celui du pinceau et de la toile »
Cat Loray

Cat Loray, Cellula
2018. Acrylique sur toile, 210 x 140 cm


Dans un premier temps, un geste initial qui va façonner ou tracer ce qui sera le module de base pour une séquence répétitive. Cat Loray, dans un rituel quasi obsessionnel, trace inlassablement sur la toile une multitude de petits traits, petites courbes ouvertes ou fermées, tels des coups de griffes, des ponctuations nerveuses, des traces incisives, et de la même façon modèle dans la céramique une multiplicité de formes, identiques dans leurs différences minimales.


Qu’il s’agisse de peinture ou de sculpture, ces modules de base répétés indéfiniment, jouent le même rôle, modules/traits ou modules/céramiques.


Dans la série « Etat de choses », l’accumulation par énumération des éléments de même nature dans une succession de traits qui s’entremêlent, se fait par le geste inlassablement reproduit de l’artiste, travail à la fois rapide et lent. La forme prend corps dans l’épaisseur des milliers de coups de crayons tout en jouant sur la confrontation des couleurs. C’est le mouvement de la main qui impose le rythme. 
La réflexion, la concentration, la déconcentration, états dans lequel Cat Loray avoue être plongée, entraînent progressivement son esprit vers une ouverture presque méditative à travers laquelle, dit-elle, elle finit par « regarder les choses se faire petit à petit ».

Cat Loray, Virga (2021) et Madre (2021)

Alors que dans la répétition des premiers gestes, c’est une véritable lutte, parfois épuisante, que l’artiste engage face à la toile dans une recherche de maîtrise, elle va peu à peu s’abandonner au courant du rituel, s’y fondre, pour laisser faire, laisser advenir l’accumulation des éléments de base en des surfaces qui se dessinent, semblant évoluer dans un espace à trois dimensions, se lovant sur elles mêmes, s’enroulant dans des spirales infinies, avouant leur finitude inachevée dans des courbes et contre courbes, conduisant notre regard vers un en-deçà, un au-delà, à l’infini du geste...

Pour les sculptures, après le façonnage de l’ensemble des modules, à la fois identiques et différents, il s’agit dans un second temps, pour Cat Loray de les accumuler au sens de « mettre en scène ». Pour cela elle doit choisir un lieu, le lieu de construction de l’œuvre, un mur, un plafond où elle pourra fixer des fils, et passer à cette deuxième phase de son travail, le processus d’assemblage. Le choix du lieu est déterminant pour le regard que le spectateur va porter sur l’œuvre, une œuvre qui doit être à hauteur de corps, ni en dessus, ni en dessous, de telle sorte que celui qui regarde se trouve englobé dans l’œuvre.

Une fois le lieu choisi, l’artiste va positionner le premier module et à partir de là, contrairement à la première phase, chaque geste va représenter une prise de risque. C’en est fini du côté rassurant du geste répétitif ! Maintenant, chaque intervention est pensée, patiemment réfléchie, repensée, différente, à l’écoute du moindre paramètre à prendre en compte pour poursuivre.

Cat Loray, Winter, 2020
Acrylique sur toile, 200 x 200 cm

Cézanne pouvait attendre une journée complète avant de poser une touche nouvelle sur la toile qu’il était en train de peindre...
 Cette phase d’assemblage exige une gestuelle différente, une gestuelle qui se décide dans le temps afin d’éviter de mettre en péril l’ensemble tant l’équilibre est précaire, fragile, à la limite de la rupture, de l’accident.


Tout ne tient qu’à un fil, un fil d’où s’origine tout un réseau de fils qui vont faire que « ça va tenir ensemble »...

Et tout à coup... une forme est créée.


Par cette accumulation de modules Cat Loray opère comme le fait la nature lorsqu’elle assemble des particules élémentaires pour donner des atomes puis des atomes pour donner des molécules qui s’assemblent à leur tour pour donner des cellules, pour créer la Vie.


Tout son travail s’inspire de cette observation intime du vivant : regarder comment la graine pousse, observer le mouvement d’une poignée de feuilles jetées de façon aléatoire, suivre l’évolution d’un minuscule insecte dans un cheminement fractal, ressentir à travers le plus petit brin d’herbe cette construction de la vie, assemblage de petites choses, de petits modules...

Ghislaine Rios

Clément Borderie Toile produite par la matrice Cuve
Hôpital Charles-Foix AP-HP, Ivry-sur -Seine, 2017. 120cm

Clément Borderie et le processus Borderie

Le travail de Clément Borderie est tout à fait novateur et par là, s’inscrit dans une démarche qui nécessite quelques explications. Après avoir rangé définitivement ses pinceaux et renoncé à l’usage de la peinture... Clément Borderie se lance dans une toute autre aventure. Il installe sa toile en pleine nature, ou dans une étable, dans un lieu urbain, ou encore dans un espace industriel... Le lieu, l’environnement sont décisifs dans le choix de l’artiste.
 Pour installer cette toile un support est nécessaire. Ou bien ce support est déjà là, disponible, utilisable, par exemple un tronc d’arbre, un toit d’immeuble, une machine industrielle, les murs ou le sol d’une étable, ou bien l’artiste doit le fabriquer : il élabore alors une structure métallique, véritable sculpture qui va servir de matrice à la toile de coton que l’artiste met en place.

« Pour cela, je détermine un lieu dans la nature, en espace urbain ou industriel et y installe un dispositif dont le choix de la forme permettra la capture de micro éléments.

J’applique ensuite une toile de coton brut sur la surface de la forme qui devient alors une matrice. Selon le lieu, cette forme peut être fabriquée ou existante ».

Clément Borderie

Clément Borderie, Couche de boulanger
2022. Toile de lin, Boulangerie La Huche à Pain, Senlis

Il va ensuite « laisser faire » une ou plusieurs saisons, laisser œuvrer sa toile dans l’espace-temps et l’espace-temps dans sa toile, dans une fusion totale avec le Réel dans lequel il a plongé son dispositif, un Réel perturbé, modifié, car il prend en lui désormais cette matrice/toile ou cette toile comme l’un de ses éléments.

« Elle va se nourrir de ce que j’appelle les matières sensibles : les rayonnements du soleil, de la lune, les précipitations atmosphériques, la pollution, les pollens... »

Clément Borderie

Durant cette période que l’artiste qualifie de période de gestation, il n’y a aucune intervention de sa part. A travers les dépôts de toutes sortes, les altérations, les dégradations, se concrétise par accumulation en couches successives, telles les couches d’un millefeuille, un « morceau de Réel », création d’une identité, celle de l’interaction entre la toile, la matrice, l’environnement.

« Lorsque la toile est aboutie, c’est-à-dire chargée de l’énergie du lieu, je la retire de sa matrice, la rince, puis je la tends ou pas sur châssis et le processus s’arrête. Cette opération permet une plus grande lisibilité du dessin révélé. »
Clément Borderie

Cet arrêt du processus s’impose à l’artiste comme s’impose au paysan le moment de la récolte. L’œuvre est arrivée à maturité...


Retirée de sa matrice, rincée, installée à l’intérieur, la toile peut renouer avec la fonction de tableau car elle a atteint ce stade d’équilibre énergétique nécessaire à une telle fonction. Les œuvres de Clément Borderie nous donne à voir quelque chose de l’ordre de l’invisible, de l’ordre du temps, un temps qui se lit dans l’épaisseur de ce morceau de Réel, ce morceau de Vie, qui englobe à la fois l’artiste et celui qui regarde.

Cat Loray, Huile sur toile (2020) et Clément Borderie, Côté cave

« Mais l’homme finira par s’absorber dans l’œuvre, car là est pour lui le véritable dépassement, là est la participation au parachèvement de la Création. »
François Cheng, Vide et Plein

Il en va de même avec les pierres de sel, ces blocs de sel, compléments alimentaires des vaches, qui, léchées par ces dernières, deviennent après que l’artiste les ai récoltées, sculptures faites de creux et d’arêtes.

Là encore le processus Borderie consiste à laisser faire, un processus répétitif qui procède cette fois par élimination sous l’action répétée de la langue des vaches.


Pour les pierres comme pour les toiles l’arrêt du processus s’impose à l’artiste : il sent, il voit, il sait que c’est le moment de prélever.

Clément Borderie qui, dans le but de ne plus s’en mêler a renoncé a poser des couleurs sur ses toiles, a y tracer des traits, au profit de la mise en place soit d’un dispositif, une 
« machine à produire de l’art » comme le disait Bernard Lamarche Vadel dans les années 1990, soit de blocs de sel à la disposition des vaches, a changé par là le rapport classique sujet/objet, artiste/œuvre. Il ne s’agit plus d’un rapport mais d’une intrication où l’on ne sait plus ce qu’est le sujet, ce qu’est l’objet, le sujet n’étant plus indépendant de l’objet, la distance entre eux ayant perdu tout sens.

2019 - 2020
Toile produite sur le puits du jardin de la chapelle de l’ancien hôpital Yves Lanco à Le Palais (Belle-île-en-mer), 200 x 200 x 50 cm


Si l’artiste ne s’en mêle plus, c’est qu’il y est totalement emmêlé : il est l’œuvre elle-même.

« L’œuvre m’apparaît alors comme autonome, elle existe en tant qu’œuvre, mais très vite la distance que j’avais établie entre elle et moi (ne pas m’en mêler !) durant la production, disparaît. La frontière s‘efface, l’œuvre m’apparaît comme dans un miroir m’incluant dans ce qu’elle veut dire. ».
Clément Borderie

La beauté que nous donnent à voir les œuvres Clément Borderie est de celle que l’on ressent lorsqu’on est immergé au sein même de la nature, une beauté chargée de sérénité, de calme, une beauté apaisée, méditative, un « bien être »...

Ghislaine Rios

Cat Loray et Clément Borderie, Cabinet de dessin
Cat Loray, Glaciers (2019) et Clément Borderie, Pierre de sel n°20/30
Cat Loray, Ruban miroir
Bandes flexibles en plexi poly miroir, dims variables
Cat Loray, Ruban miroir
Bandes flexibles en plexi poly miroir, dims variables
Cat Loray, Ruban miroir
Bandes flexibles en plexi poly miroir, dims variables

Fondation d’entreprise Francès
27, rue Saint-Pierre 60300 Senlis

DU 10 FÉVRIER AU 30 AVRIL
ENTRÉE LIBRE
Du jeudi au samedi de 11h à 19h
Deuxième dimanche du mois et sur rendez-vous : contact@fondationfrances.com
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Frontispice : Cat Loray et Clément Borderie, Toile produite sur matrice Aile II, 2007. 180 x 300 cm

Photographies : © Max Borderie