mardi 18 décembre 2012

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La société de plaisir / Duel aux tétons

Zeus et Séméle, un chapitre du roman

, Francine Flandrin , Jean-Louis Poitevin et Katia Feltrin

Le Dimanche 2 décembre à l’occasion de la sortie et de la signature de "La société de plaisir" de Jean-Louis Poitevin, (Éditions du Moulin de l’Étoile, 2012), Katia Feltrin et Francine Flandrin ont réalisé performance Hue Dada intitulée "Duel aux tétons" à la Galerie White Projects. Aux images, Zazoum Tcherev.

Zeus et Séméle

Pourquoi perd-on des amis de vue ? Parce que nous ne descendons pas au même rythme les deux fleuves qui nous poussent à exister demain, le fleuve de la vie et le fleuve irascible du temps. Et puis il suffit que l’un s’arrête sur la rive et que l’autre continue à glisser pendant un moment sans faire de pause pour que chacun quitte le champ de perception de l’autre. Les vérifications d’usage sont faites évidemment, mais quelques appels non suivis d’effet ou un inévitable lancé de dé et la ligne de ces destins parallèle bifurque brusquement. En fait, il faudrait dire qu’elle a déjà bifurqué et lorsque l’on s’en aperçoit, il est trop tard pour revenir en arrière.
Tout se ressemble et plus rien n’est pareil. Le regard est toujours tendu vers le lointain, les mains caressent toujours, mais ce sont d’autres corps, l’amour coule toujours dans nos veines, mais les blessures ont changé de place.

Guido et moi avons partagé quelques-unes de ces années qui suivirent nos études aventureuses. Puis un jour, il a quitté la ville. Il vit toujours dans une obscure région peuplée de collines et de vignes, mais il revient régulièrement goûter à nouveau aux joies du labyrinthe parisien. Nous profitons de cette semaine pour renouer ces fils dont nous nous apercevons que s’ils peuvent être déliés, ils peuvent aussi résister à la destruction, même plongés pendant de longues années dans les eaux troubles de l’oubli. Il se trouve en fait qu’il a gardé le contact avec deux autres laborantins de la création continuée qui pour pouvoir peindre en paix ont choisi de gagner leur vie en sacrifiant leurs nuits.

C’est chez eux qu’il nous conduit ce soir, Tim et moi. En fait, c’est au Musée Gustave Moreau que nous avons rendez-vous, car c’est là qu’ils officient, plusieurs nuits par semaine, comme gardiens. À ce titre, ils peuvent puisqu’ils en possèdent les clés y faire entre
qui ils veulent et n’ayant rien à faire mis à part surveiller ce que
montrent les caméras et effectuer une ronde au milieu de la nuit,
ils peuvent occuper leur temps comme ils le souhaitent. Habiles
cuisiniers comme le sont souvent les peintres, ils s’amusent
parfois à inviter quelques amis pour un dîner hors norme dans
un lieu magique.

Certes, le plus souvent le dîner a lieu dans la
cuisine réservée au gardien, mais il leur arrive parfois, enfreignant
en cela des règles au demeurant floues, de dresser la table au
cœur du musée même qui fut la demeure du maître.
Tim n’a eu de cesse que Sacha lui fasse une visite commentée du
lieu pendant que Tim, Guido et moi donnions un coup de main
à David pour finir de préparer le repas. Nous étions cinq, mais je
m’aperçus très vite que nous préparions un dîner pour huit.
Je posais la question à David, mais celui-ci resta évasif.

Au terme de sa visite, Tim connut pendant quelques minutes un
état de trouble pouvant être assimilé au syndrome de Stendhal.
Littéralement ébloui par cette avalanche de beauté et surtout
de corps féminins plus envoûtant les uns que les autres, il dut
s’asseoir un moment pour reprendre ses esprits. Il déclara sentir
une odeur capiteuse inconnue de lui l’envahir et l’enivrer et
il fallut tout le tact de Sacha pour l’empêcher de partir tant il
pensait ne pas pouvoir en supporter plus. Quelques verres de vin
plus tard, il s’était ressaisi.

Il nous confia que ce n’était pas tant les œuvres en elles-mêmes qui
le fascinaient et le troublaient que les femmes qui s’y trouvaient
représentées. Celle qui le bouleversa le plus fut sans conteste
l’infortunée mère de Dionysos, la sublime Sémélé. Quant à
Salomé, elle lui fit tout simplement couler une sueur froide dans
le dos. Il s’était vu un instant sous les traits du Baptiste et il avait
comme « vécu » et le moment où l’épée trancha sa tête et le
moment de la vision mystique que peint Gustave Moreau où elle
voit flottant au centre de la salle, cette tête désirable et maudite.

Mais il avait surtout ressenti l’angoisse sourde qui innervait ces
œuvres. Il comprit alors combien la puissance des femmes était
liée à ce trouble ancien et magnifique qu’elles étaient capables
de faire se lever en chaque homme. Pour tenter d’atténuer cette
irrésistible fascination, il semble qu’ils n’aient rien trouvé de
mieux que de retourner ce trait fatal avec la puissance décuplée
de leur corps contre celles qui feignaient souvent d’ignorer
qu’elles venaient à peine de le lancer. Si certaines l’ignoraient
réellement, d’autres savaient qu’elles mentaient et se payèrent
le luxe de leur rappeler.


- Femmes entre elles sont pire qu’hyènes, dit soudain Tim avec
l’aplomb de celui qui sait.

- L’histoire de Sémélé en tout cas en témoigne. Elle est condamnée
à mort par une rivale rusée prenant son divin époux au piège de
sa parole et son amante au piège du regard, renchérit Sacha.


- Gustave Moreau savait que tout se passe dans le regard. Son
tableau Œdipe et le Sphinx en témoigne mieux que n’importe
quel discours en effet, ajouta David.

- Elles referment souvent sur nous les mots comme un piège et
nous font comprendre ensuite à travers leurs yeux d’où suinte
la lave du temps que nous ne sommes que des faiseurs qui
oublient leurs rêves pour pouvoir dormir et refusent de s’éveiller
pour pouvoir continuer à rêver, dit Guido d’un air sombre.

À ce moment-là, une sonnerie retentit. Sacha et David eurent
l’air surpris, mais un ardent sourire fendit aussitôt leur visage.
Manifestement, ils savaient qui venait d’arriver.
Le mystère dura encore quelques instants. Des voix nous
parvenaient de la cuisine, des voix féminines à l’évidence,
mais nous avions ordre de rester où nous étions et d’attendre.
Soudain, la grande porte s’ouvrit et nous vîmes, encadrés par
les deux hommes, trois jeunes femmes pénétrer dans la salle où
nous étions confortablement installés.


- Je vous présente Gaëlle, Lucie et Rose, annonça la voix de
Sacha, alors que chacune à l’énoncé de son nom, esquissa une
légère révérence.

- Tim, tu n’auras pas besoin de te prendre pour Œdipe ou pour
Dionysos. Elles ne portent avec elles ni le mal, ni la douleur, mais
la grâce et la légèreté.

Tout en un instant était devenu irréel ou plutôt improbable. L’âge
de la demeure nous renvoyait à un temps si lointain qu’il pouvait
nous sembler n’avoir existé que dans les livres, et pourtant
les œuvres de Gustave Moreau agissaient sur nous avec une
puissance magnétique certaine. La présence de ces demoiselles
nous ramenait, elle, à un présent dont la consistance charnelle
était manifeste. Quant à nous, nous nous trouvions comme
écartelés entre deux plaques tectoniques, l’immense continent
souterrain d’une mémoire trouble mais vivante et les volcans
toujours actifs du désir.

Elles prirent place dans les fauteuils et Sacha ouvrit les premières
bouteilles. Les trois amies avaient terminé leurs études il y a peu,
mais elles ne semblaient pas pressées de rejoindre la cohorte des
malheureux chômeurs qui de toute façon le resteraient de longues
années, ni celles des malheureux travailleurs qui ne gagneraient
même pas de quoi vivre et devraient néanmoins accepter pour
cela une forme d’esclavage ou d’humiliation constante. Elles
avaient apparemment compris que la vie se déployait dans le
mouvement inchoatif de la pure activité et que la ligne droite
des destins préfabriqués n’était qu’un leurre vendu à des gens
inquiets pour qu’ils puissent le rester le plus longtemps possible.
La table fut dressée.

Chacun prit place. Les mets furent servis.
Le festin commença. Ce fut Rose qui se chargea de nos verres,
alors que Gaëlle qui semblait bien connaître les lieux allait et
venait avec David entre la salle et la cuisine. Lucie, elle, racontait
quelques-unes de ses expériences dans les champs variés de la
vie. Elle fut la muse d’un photographe, joua les hôtesses dans les
salons de la consommation marchande, tint le rôle d’une geisha
moderne pour quelques hommes qui souhaitaient se prouver
qu’ils existaient en achetant ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir
autrement, mais aussi voyagea loin, seule, et en revint marquée
et plus seule encore.

Leur trio, comme elles l’appelaient, avait ceci de bon qu’il leur
offrait une identité supplémentaire, à la fois solide et suffisamment
souple pour qu’elles puissent s’y sentir à l’aise. Gaëlle travaillait
elle aussi comme graphiste. Elle sortait des arts déco. Lucie allait
devenir avocate, mais plus tard, et Rose était musicienne. Toutes
les trois aimaient la peinture et côtoyaient les milieux artistes.
Elles ne les trouvaient pas tous drôles, c’était le moins qu’elles
pouvaient dire, mais elles savaient aussi qu’ailleurs, dans les
milieux drogués à l’angoisse de manquer et à la possession du
néant des chiffres, c’était encore pire et de loin. Elles pariaient
pour des temps qui, s’ils ne devaient pas être meilleurs dans
l’avenir, devaient donc être les meilleurs possibles maintenant
et ici.

Il ne fallut pas attendre la fin du repas pour que les molécules
humaines que nous sommes, s’agitent avec détermination.
Sacha ne semblait pas indifférent aux charmes de Gaëlle dont les
cheveux blonds très courts lui donnaient l’air d’un garçon, n’était
sa bouche si pulpeuse qu’elle ne laissait aucun doute sur sa
nature réelle. Tim, attiré sans doute autant par ses longs cheveux
châtains que par ses compétences musicales avait entamé une
conversation avec Rose. Guido et David avaient eux, entrepris de
se rapprocher de Lucie, brune aux cheveux mi-longs et aux yeux
d’un noir si puissant qu’ils semblaient un porte ouverte sur l’au-
delà. Ils la pressaient de raconter quelques-unes de ses aventures
particulières.

Moi, je tendais l’oreille à ces diverses conversations
et tentais pour moi seul d’en extraire l’incernable unité.
J’avais sous les yeux des corps aux charmes certains, des attitudes
qui ne cessaient de varier, des regards qui tentaient de percer le
mur du silence et de pousser la porte des secrets. Ces yeux-là
ne cherchaient pas tant à faire jaillir la parole dans la bouche de
l’autre qu’à faire passer sur le brillant de l’oeil ce oui silencieux
que d’autres yeux vous disent lorsqu’ils sont décidés.

Et soudain, j’ai associé cette scène à laquelle, malgré mon
apparent retrait, je participais activement, à un tableau ancien.
J’ai cherché un moment comment, dans ce temple du symbolisme
me venait une telle image. Sans doute la manière dont nous nous
retrouvions plus ou moins côte à côte comme s’égrènent les
personnages ou comme il forment une guirlande charnelle aux
allures de plaisir incandescent.

En fait c’est à Ruysdael ou à Van
Dick que j’aurais dû penser, car nous étions autour d’une table
et Watteau situe ses personnages le plus souvent à l’extérieur,
dans des champs rêvés, dans un monde diaphane où résonne
la voix douce du luth et de la flûte. Mais c’est à Watteau que j’ai
pensé. Puis j’ai compris pourquoi. C’était le cou de Lucie libéré
par son chignon, ses cheveux presque cendrés dans la lumière
tamisée qui, ainsi relevés et fixés, m’avaient rappelé la cohorte
des femmes présentées de dos qu’il a tant aimé peindre.

Qui a commencé ? Je ne le sais pas, mais le bruit des conversations
s’est brusquement éteint pour laisser place à la seule voix de
Rose qui venait de se mettre à chanter Les Bijoux de Baudelaire,
a capella. Tim a enchaîné avec quelques poèmes plutôt grivois
qu’il a déclamé en anglais et David a suivi en disant quelques
poèmes érotiques de Verlaine.

Ce qui me surprenait le plus dans notre assemblée, c’était la
manière dont elle ne cessait de s’éloigner à chaque seconde
de notre époque puritaine et sectaire, moralisatrice et morbide.
Une ambiance à la Watteau dans une fusée interstellaire lancée
à l’assaut du ciel, voilà ce que nous vivions et, un instant, il m’est
venu que l’atterrissage auquel il faudrait procéder au petit matin
pourrait être particulièrement rude.

Mais l’heure n’était pas
encore arrivée. Un baiser de Lucie sur mon épaule, une caresse
furtive sur ma joue, me fit savoir que je devais à mon tour prendre
la parole. Villon devait être des nôtres et je choisis la Ballade de
la grosse Margot. Ce n’était pas un « bordeau » où nous nous
trouvions même si cela pouvait y ressembler, en rappeler la
particulière grandeur et l’insistante légèreté.

Voir en ligne : Pour commander le livre

"Duel aux tétons" - performance Hue Dada de Katia Feltrin et Francine Flandrin, lors de la signature de "La société de plaisir", Jean-Louis Poitevin, Éditions du Moulin de l’Étoile, 2012 - Galerie White Projects, décembre 2012 - courtesy Zazoum Tcherev

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