mercredi 28 octobre 2015

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La projection numérique — 4/4

Spécifications, son immersif et perception

, François Helt

L’adoption des spécifications pour le cinéma numérique ne s’est pas faite sans résistance en Europe.

Caractéristiques du standard de cinéma numérique

L’adoption des spécifications pour le cinéma numérique ne s’est pas faite sans résistance en Europe. Leur principal défaut pour certains, qui furent très virulents, résidaient dans leurs origines américaines... Elles ne pouvaient donc que servir, uniquement, les intérêts des industriels d’Outre Atlantique... Malheureusement, le corollaire de cette attitude critique a été de proposer des spécifications au rabais plutôt que de tenter de construire une norme de qualité. Si ces critiques avaient été constructives, il aurait pu être possible d’intégrer dès la première version de la norme DCI, les cadences vidéo européennes (voir 2ème article). On a les indignations que l’on veut ou peut mais celles-ci se doivent de déboucher sur des propositions constructives.

1 — Les « standards » de cinéma numérique publiés en 2005 avaient été conçus avec quelques idées fortes.

Les principales caractéristiques sont les suivantes :

Un coût de distribution moindre :

Le coût de la copie a été divisé par dix, il est passé d’un millier d’euros à quelques dizaines d’euros dans les cas les plus favorables. Ceci peut permettre à des productions peu fortunées d’envisager des sorties dans de nombreux cinémas. En réalité, l’opportunité de distribuer des films différents, dépend de la volonté des circuits grands ou petits de diversifier leur offre.

Le chemin de la pellicule dans un projecteur cinématographique argentique

Une meilleure protection contre le piratage :

La copie numérique est distribuée largement et on peut la dupliquer facilement mais des algorithmes de cryptage très sérieux sont utilisés pour se protéger du piratage. Une copie ne peut être lue que par une électronique et un projecteur donné avec les numéros de série spécifiques. De plus le décryptage n’est possible que dans une plage de temps définie. Enfin le système ajoute dans l’image et le son les numéros de série, la date et l’heure à chaque diffusion. Ceci n’est ni visible ni audible pour le spectateur mais ces informations peuvent être extraites de toute copie pirate même dégradée.

Une qualité égale ou supérieure au 35mm traditionnel :

Des études très complètes ont été menées afin de s’assurer que la définition d’image et l’étendue des nuances de couleur permettent une qualité d’image qui ne soit pas en retrait par rapport à la cinématographie photochimique traditionnelle ; c’est-à-dire le film 35mm utilisé selon les critères de la majorité des productions. Il a été trouvé un compromis entre les performances de l’électronique de l’époque (10 ans déjà) et la qualité de projection. Des nuances peuvent être apportées mais en moyenne la qualité de projection n’a pas régressé.

Des traitements numériques indépendants de toutes licences :

C’est une des préoccupations majeures des standards qui se veulent ouverts. Il peut exister des brevets ou des licences qui pourraient favoriser certaines entreprises et empêcher les autres de produire les appareils nécessaires à la production, la distribution et la projection en cinéma numérique. Les créateurs du standard ont recherché les traitements qui étaient réputés libres de droits. Ceci est vrai en particulier pour la compression d’image.

Cette règle s’est appliquée aussi à la bande son. Il fallait auparavant utiliser des systèmes de compression pour assurer une qualité suffisante de la restitution sonore. Les industriels rivalisaient entre eux pour imposer leurs systèmes avec des licences associées assurant de confortables revenus. Le numérique a eu comme conséquence d’écarter pour un temps les batailles d’industriels autour de la compression sonore. On a donc aujourd’hui des pistes sonores non compressées. L’amélioration de la qualité du son, avec la disparition du couchage optique, est une réalité de la projection numérique. En effet, dans un fichier de cinéma numérique, la bande passante réservée au son est, non seulement bien supérieure à celle du cinéma classique, mais de plus le nombre de pistes a été multiplié pour atteindre aujourd’hui 14 pistes auxquelles viennent s’ajouter une piste pour l’audiodescription à destination des malvoyants et une piste spécialement travaillée sur le plan sonore destinée aux malentendants.

Répartition des pistes sons sur la surface de la pellicule 35 mm

Tout ralentissement ou accélération même légère de la vitesse de la pellicule, ou encore le changement de la vitesse de défilement : 24 à 25 ou 25 à 24 ou encore un décalage latéral est la cause de pleurage ou pire de distorsions du son compte tenu de l’étroitesse de la piste sonore. SDDS : Sony Digital Dynamic Sound ; SRD ; Spectral Recording Digital.

Actuellement, la restitution sonore est en pleine (r)évolution et la bataille recommence ; elle porte sur les standards permettant la restitution d’un son immersif. Il s’agit sans doute d’une avancée technologique importante qui apporte une réelle amélioration de l’expérience cinématographique en salle. Les sondages effectués par les industries américaines du cinéma ont en tout cas indiqué que les spectateurs constataient une vraie avancée perceptive. Il ne s’agit pas seulement de multiplier le nombre des haut-parleurs mais de les mettre dans toutes les dimensions en ajoutant la dimension verticale. Le système le plus connu est le Dolby Atmos©, mais THX© aurait son propre système en préparation et sans licence.

Configuration et répartition des hauts parleurs dans une salle Dolby Atmos

Il y a aussi des progrès dans le domaine sonore qui concernent moins le public que les professionnels. Il s’agit du codage sonore orienté objet. Pour faire court cela veut dire que l’on construit une bande sonore à partir des objets émettant les sons. Il peut s’agir des acteurs mais aussi des voitures, des machines volantes et de tout système qui émet des sons. Cela devrait permettre de mieux contrôler l’origine et le déplacement des sons et de donner une restitution plus réaliste. Une grande partie des productions actuelles, surtout parmi les plus riches, utilise cette méthode de mixage.

Nous verrons dans quelque temps si les spectateurs apprécient cette avancée technologique.

2 — La projection cinématographique rattrapée par la télévision ultra haute définition

Il en est qui ne doutent pas que la projection cinématographique va être dépassée par le spectacle télévisuel. La qualité de l’expérience visuelle à la télévision pourrait surpasser celle de la salle de cinéma. À l’appui de cette vision des progrès technologiques de la restitution d’images on énumère de nombreuses spécifications techniques. Les perspectives d’évolution de l’ultra haute définition semblent bien constituer un défi pour les techniques de projection cinématographique. Maintenant, on parle de plus en plus couramment de 4K et même déjà de 8K pour la télévision. La télévision offrira aussi des cadences d’image plus élevées pour un meilleur rendu du mouvement, une gamme de couleur plus étendue et une dynamique plus grande donnant une meilleure restitution du contraste.

Au-delà des spécifications techniques, on peut assurément comparer l’expérience de l’image animée offerte par ces deux technologies. De nombreuses recherches ont fait progresser notre compréhension de la perception visuelle. Tout n’est pas expliqué loin de là. Les mécanismes cérébraux détaillés restent trop souvent sans explication convaincante. C’est un domaine qui nécessiterait un développement assez long et qui constitue un sujet complexe mais passionnant. Certaines des caractéristiques de la perception permettent déjà de mettre en évidence des spécificités de la projection cinématographique.

La comparaison technologique était devenue plus évidente avec l’émergence de la projection cinématographique numérique. La production des films reposait depuis longtemps sur des technologies numériques, mais la distribution et la projection en salle était restée tributaire de la technique photochimique. On ne pouvait évoquer la compétition entre les deux spectacles sans que l’on vous rappelle la supériorité quasi naturelle de l’argentique. La qualité de l’image argentique était réputée telle que rien ne saurait lui être comparée.

La comparaison argentique et numérique était bien entendu toujours possible mais elle nécessitait de longs préambules. Le passage à la projection cinématographique numérique a rendu cet argument caduc, il a remis les deux adversaires en partie sur le même pied d’égalité.

La perception du rythme des innovations dans les deux systèmes n’est sans doute pas pour rien dans l’idée d’une course inégale entre le cinéma et la télévision. Ceci ressemble fort à un mantra et la supériorité d’une technique n’est pas un acte de foi, elle doit se démontrer. Il y a trois attitudes possibles lorsque l’on veut nier la possibilité de surpasser quelque pratique établie, ignorer que c’est possible, s’en moquer ou ignorer les faits démontrés. Pour se convaincre qu’il y a de grandes différences il n’est pas nécessaire d’aller chercher très loin les arguments.

La télévision se regarde à quelques-uns avec la proximité du frigo, du bar de toutes les distractions qui peuvent être présentes dans un foyer. Le niveau de lumière ambiante est très variable d’un foyer à un autre et d’un moment à l’autre. Chacun est libre de se positionner comme il veut, assis debout ou couché et de changer de position aussi souvent qu’il le souhaite.

Pour le cinéma on évoque bien entendu l’acte volontaire de sortir de chez soi et le partage du spectacle avec un public inconnu (quelquefois peu nombreux). Il ne faut pas négliger la position dans la salle de cinéma qui est imposée par le fauteuil et par son orientation. La lumière ambiante et le niveau lumineux maximum de l’écran sont tels que l’on se retrouve un peu dans la position du rêve. Nous avions évoqué les différences de perception visuelle selon l’intensité de la lumière. Les termes photopique et scotopique définissent respectivement les fonctionnements de la vision de jour et de nuit. Les niveaux lumineux au cinéma sont tels que suivant la composition de la scène on oscille entre ces deux visions. On parle de vision mésopique pour des niveaux mesurés à une dizaine de candelas par mètre carrés, notés cd/m2. Le blanc maximum et le minimum de la projection sont fixés respectivement à 48 cd/m2 et 0,01 cd/m2.

La télévision se situe entre 100 et 400 cd/m2. Et on expérimente aujourd’hui des téléviseurs allant jusqu’à 1000 ou 2000 cd/m2. L’argument principal en faveur de ces niveaux lumineux élevés est l’augmentation du réalisme de la reproduction. C’est oublier un peu vite que la vision humaine s’adapte constamment au niveau moyen de lumière et que le contraste maximum perçu ne change pas vraiment en fonction de la luminosité.

D’autre part ces niveaux de luminosité peuvent être intéressants lorsque l’on se trouve dans l’environnement lumineux d’un salon, mais ils deviennent gênants dans la salle de cinéma. En effet si l’on augmente la lumière projetée sur l’écran la salle ne sera plus dans l’ombre et chacun pourra lire son journal pendant la séance. Cela peut avoir aussi des effets désagréables du fait des changements brutaux d’ambiance auxquels l’œil met longtemps à s’adapter et de l’intensité des flashes dans certaines scènes de film qui peuvent avoir des conséquences graves. On peut cependant souhaiter l’augmentation du contraste perçu sans rechercher un spectacle qui ne serait plus le cinéma tel qu’on le connaît.

On peut donc constater que les différences entre les deux moyens de reproduction reposent sur la façon de jouir d’un film, chez soi ou à l’extérieur de façon plus volontariste. Le son immersif peut faire aussi la différence car tout le monde n’a pas les moyens de se payer un équipement sonore haut de gamme bien réglé dans son salon. En plus du nombre de spectateur, de la position et des niveaux lumineux la disposition géométrique est encore une différence essentielle dont l’effet n’est pas souvent compris.

L’évaluation des dimensions pour la perception visuelle repose sur les comparaisons. Pour longtemps encore, c’est-à-dire tant que la majorité des gens auront des logements aussi petits qu’aujourd’hui, tant qu’il ne sera pas possible d’avoir une image reproduite sur un mur entier avec un recul au moins égal à la largeur de l’écran, la salle de cinéma offrira une image de dimension inégalée — avec pour les premiers rangs, un effet d’immersion exceptionnel — et un système de repères qui rend de façon particulière la perception des dimensions de l’image projetée.

Tout le monde a fait ou peut faire l’expérience simple du diamètre exagéré de la lune lorsqu’il regarde l’horizon à la campagne. La lune est alors comparée aux détails du paysage qui se découpent sur notre horizon visuel, arbres, maisons, clochers. Alors que lorsqu’elle est située plus haut dans le ciel, où il n’y a rien de taille comparable et aucune référence, sa dimension perçue semble plus petite. Cette différence d’estimation de taille est un effet de la perception, que l’on appelle aussi illusion d’optique. Incidemment on peut regretter que l’on nomme illusion ce qui est stable et ne peut être compensé que pour un temps et au prix d’un effort d’attention non négligeable.

Cet effet de perception existe dans la salle de cinéma car les éléments de la scène projetée sont comparés aux silhouettes des personnes ou des sièges environnants. Un plan serré sur la tête d’un acteur ou sur un objet paraîtra d’une dimension peu ordinaire, irréelle, comparée aux tailles des spectateurs qui sont dans le champ visuel. La perception de ces dimensions n’a rien à voir avec ce que l’on ressent sur l’écran de télévision. Les références d’objets ou de personnes à côté du meuble de la télévision donnent une toute autre échelle. Cette même tête et ces mêmes objets ne donneront pas le même effet. Ils seront certainement moins présents. Ils n’ont rien à voir en tout cas avec ce que le réalisateur et l’équipe créative ont construit dans la salle de projection du laboratoire.

Nous finissons donc ainsi avec un des aspects inchangés de l’expérience cinématographique. Le partage par un public rassemblé pour l’occasion de la projection d’un film sur un grand écran dans l’obscurité n’a pas varié. La projection numérique n’a pas encore changé cela. Les changements visibles portent sur la possibilité de la stéréoscopie, la qualité uniforme et constante des projections et l’apport du son immersif.