samedi 30 juin 2018

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La photographie, au-delà de l’utopie

, Bernard Perrine

La photographie, au-delà de l’utopie par Bernard Perrine, première publication dans La Lettre de l’Académie des beaux-arts n°87

Avant d’envisager si la photographie a été ou a engendré des utopies, il importe de considérer l’origine et les multiples sens et connotations de ce mot. Pour Walter Benjamin [1], il ne faut pas confondre utopie et mythe car « Le mythe, c’est le regard en arrière, la pensée qu’on endort. L’utopie, c’est le rêve en avant, c’est le regard prospectif, qui va permettre la libération, la prise de conscience, le réveil. L’image utopique est celle qui nous mène vers un devenir nouveau, en rupture avec le passé et les ambiguïtés de l’univers du mythe. C’est le côté positif de l’utopie par opposition au côté péjoratif qui rejette tout projet jugé irréalisable ». Pour Paul Ricœur, « l’utopie explore ou projette du possible, de l’imagination hors du réel dans un ailleurs qui est aussi un nulle part... »

Selon les différents dictionnaires l’emploi courant du terme est apparu dès le XIXe siècle, par opposition au sens originel se référant à l’ouvrage de Thomas More [2] et à son pays imaginaire et idéal.

À l’instar des druides ou des mages de Chaldée, qui dédaignent l’écriture, convaincus que la parole écrite est morte et «  ne peut donc pas donner vie à rien de sain  », Socrate ne laissa pas de texte. Mais on peut trouver les sources de l’utopie à travers la pérennité de son enseignement consigné dans La République de Platon [3] et certains passages du Timée et du Critias. L’Histoire naturelle de Pline, la Politique d’Aristote, les œuvres d’Aristophane, de Lucien de Samosate ou d’Épicure inspirèrent également l’écriture et la pensée de More. Au même titre que ses lectures de l’Ancien et du Nouveau Testament, les écrits des Pères de l’Église, tel Saint Augustin et son De Civitate Dei, car il ne limite pas ses recherches aux écrits des Anciens mais confronte la culture européenne aux nouvelles découvertes de son époque. Le personnage principal de son récit, Raphaël Hythlodée, dit avoir découvert l’île d’Utopie en participant à l’un des voyages d’Amerigo Vespucci, dont More est un lecteur. Rappelons que dans la lettre qu’il écrit à son ami Pierre Gilles et qui constituera la préface à l’édition de Louvain en 1516, More dit « avoir été dispensé de tout effort d’invention et de composition, se limitant à répéter et à consigner par écrit ce qu’il avait entendu exposer par le navigateur Raphaël Hythlodée  ». Si quatre siècles avant notre ère, l’allégorie ou la métaphore (et non le mythe) de la caverne [4], est souvent décrite dans la littérature comme une anticipation de l’invention de la photographie par référence au concept de la camera obscura [5] (l’inversion de l’image en moins), la portée philosophique du texte porte en elle, involontairement, les bases de nombreuses utopies liées à la naissance de l’invention. Pour Platon, l’allégorie est une « image » destinée à nous faire comprendre que nous sommes dans l’illusion, prisonniers de nos jugements, des fausses idées, des croyances qui nous empêchent de voir la vérité. Les prisonniers croient que les ombres sont réelles, Bernard Sichère y voit toute la différence entre le Savoir et le Connaître [6]. Dans son ouvrage, Sur la photographie, Susan Sontag [7], s’appuie sur l’allégorie de la caverne, pour déconstruire un certain nombre d’utopies liées à la photographie. « ...Tout en pouvant aiguillonner la conscience, la photographie ne peut en fin de compte jamais apporter aucune connaissance d’ordre éthique ou politique. Le savoir tiré des photographies sera toujours... un savoir au rabais : une apparence de savoir, une apparence de vérité ; de la même façon que l’activité photographique est une apparence d’appropriation, une apparence de viol...  »

De l’allégorie de la caverne aux descriptions de Thiphaigne de la Roche en passant par la légende de « la jeune Corinthienne » (anecdote étiologique de Marcus Vitruve dans son De architectura, IV, 1, 9), l’histoire de l’homme a été hantée par la recherche de la possibilité de fixer les images engendrées par la lumière et plus particulièrement celle de la « figure humaine ».

Le profil cerné de l’ombre par la jeune corinthienne [8] est pour Lavater [9] une image minimale de l’homme, son « Urbild  », la main de la jeune fille traçant le profil de son amant «  avec une flèche provenant sans doute du carquois de Cupidon ».

Alors que le voile de Sainte Véronique (« vera icona » icône véritable) de Francisco Zurbaran, au milieu du XVIIe siècle, n’est qu’une image acheiropoïète (non faite à la main).

Les véritables utopies attachées à la photographie ou à son concept, car le mot n’existe pas encore, apparaîtront à la fin du XVIIe siècle, surtout avec Charles-François Tiphaigne de la Roche [10] quand il décrit en 1760 au chapitre 18 de Giphantie, le principe de la photographie. « Les « esprits élémentaires » ont cherché à fixer ces images passagères ; ils ont composé une matière très subtile, très visqueuse, et très prompte à se dessécher et à se durcir, au moyen de laquelle un tableau est fait en un clin d’œil. Ils enduisent de cette matière une pièce de toile et la présentent aux objets qu’ils veulent peindre. (...) »

Si, dans les années et mois qui précédèrent l’annonce de son invention, la photographie fut considérée comme une utopie, comme Paul Jay le rapporte dans l’ouvrage qu’il a consacré à Nicéphore Niépce, Les conserves de Niépce, à peine annoncée elle suscita elle-même nombre d’utopies. C’est ainsi que Jules Janin [11] enthousiasmé par le daguerréotype « ce miroir qui garde toutes le empreintes » va esquisser une sorte de statut artistique des images et annoncer les utopies engendrées par ce procédé où « c’est le soleil lui-même qui opère ». André Rouillé [12] inventorie dans L’artiste, texte de Janin, paru en 1839, les «  utopies » sensées accompagner les premières décennies : « instantanéité, absolue identité entre l’image et son objet, dimension démocratique d’un procédé à la portée de tous et de chacun, capable d’assurer l’échange et le partage des richesses culturelles de l’humanité, un relevé universel des choses, une image à laquelle rien au monde ne pourra échapper...  ».

Autoportrait en noyé de 1840
Hippolyte Bayard (1801-1887), cet autoportrait vient balayer toutes les premières utopies liées à l’invention de la photographie.

Des utopies balayées par Hippolyte Bayard (1801-1887) dont le fameux autoportrait en noyé, réalisé le 18 octobre 1840, destiné à l’Académie et au monde politico-scientifique « immergé dans les mouvances d’une idéologie bourgeoise en plein épanouissement  » qui ont privilégié l’invention de Daguerre par rapport à la sienne. Ce noyé est la première photographie revendicatrice, voire politique. La mise en scène du suicide de son auteur prouve que la photographie n’est pas un simple outil d’enregistrement du réel mais qu’elle peut être une image mensongère déniant la preuve photographique, ce « faux-portrait » mettant en cause l’aspect vériste de la photographie : Hippolyte Bayard n’est pas mort donc la photo ment. On peut aussi dire qu’il récuse à l’avance le fameux « ça a été » de Roland Barthes par le « quelqu’un a été ». Enfin, comme l’image ne peut pas être comprise si elle est dissociée du texte figurant à son verso, cela montre que l’image ne peut pas dire seule ce que son auteur veut transmettre et qu’elle ouvre la porte à de multiples interprétations. Enfin son portrait fait signature, authentifiant un auteur donc un artiste.

Cette vision de celui que l’on peut considérer comme le premier artiste photographe n’empêcha en rien le développement de toute une série d’utopies envisageant en particulier un archivage du monde passant par toutes sortes d’expérimentations [13].

En 1869, le docteur Charles Ozanam veut photographier des phénomènes invisibles comme les battements du cœur. Le professeur Alfred Donné et Léon Foucault iront plus loin en pronostiquant, dès 1845, le remplacement de l’objet par l’image. En ce sens ils n’étaient pas loin de nos utopies contemporaines sur la virtualisation du réel par les simulations informatiques. À l’époque, ces extrapolations ont eu pour conséquence de mettre sur la place publique des controverses sur les modalités de la construction de la vérité par des preuves photographiques. En s’appuyant sur les résultats des missions photographiques, notamment celles de Auguste Salzmann, Félicien Caignard de Saulcy met en évidence la difficulté de suspecter la bonne foi d’un dessinateur fort habile « c’est-à-dire le soleil qui n’a d’autre parti pris que de reproduire »... Le XXe siècle fera de ce régime visuel de croyance l’un des principaux outils de la construction de la vérité avec les effets propagandistes et publicitaires que l’on sait.

En 1855, Cyrus Macaire, considère que la photographie offre des développements dans toutes les disciplines et formule l’utopie sur la « conservation sans fin des doubles du monde  ». Il fait des propositions dans ce sens, elles seront en partie réalisées par le banquier Albert Kahn au siècle suivant. Une suggestion reprise également par Ernest Lacan qui fixe les enjeux par rapport à l’architecture, «  tous ces lieux qui vivent déjà dans l’album du photographe...  ». Il propose « le musée imaginaire  », utopie de l’archivage du monde. Des utopies qui croisent les utopies sociales du saint-simonisme, dans la mesure où, reposant sur la vérité de la reproduction, la rapidité et le rendement, la photographie laissait espérer une nouvelle humanité. Pour des raisons autres, l’image, qui n’est pas la photographie, a bien impacté nos sociétés mais pas toujours dans le sens souhaité par les saints-simoniens.

En 2004, l’exposition célébrant le 150e anniversaire de la société française de photographie, avait pour titre L’utopie photographique. Michel Poivert, son président, rapporte dans la préface du catalogue que les principes et les ambitions de cette société savante qui se voulait une véritable académie « furent mis au service d’une vision utopique : faire d’une pratique encore anarchique une discipline. L’utopie photographique est le testament de ces ambitions et la preuve de leur accomplissement ». Elle a servi de moteur aux développements technologiques du procédé et aux expérimentations qui en découlent. Duchenne de Boulogne avec son Analyse électro-physiologique de l’expression humaine. Ou Gaspard-Félix Tournachon dit Nadar qui met au point en 1861 un procédé d’éclairage à la lumière artificielle et qui photographie les catacombes après avoir photographié la terre au dessus du Petit Clamart, en 1858, depuis la nacelle d’un ballon. Une photographie qui inspirera à Jules Verne son ouvrage Cinq semaines en ballon et son utopie De la terre à la lune dont le nom du héros Michel Ardan est l’anagramme de Nadar.

Nadar pose aussi les nouveaux enjeux de l’utopie photographique sur sa vocation à être, à devenir et surtout à être reconnue comme « Art ». Des questions alimentées, entre autres, par des oppositions baudelairiennes qui résistent d’ailleurs à travers les siècles ou les propos de Ingres ; questions parfaitement analysées à travers les différents ouvrages de Paul-Louis Roubert [14].

Si nous n’étions pas de épaves, nous brillerions comme des soleils.
© Bernard Perrine, 1978, recherche photographique pour l’illustration du livre Les Épaves de Claude Maillard (Éd. Paul Vermont).

Dès le premier numéro de La Lumière, Francis Wey, premier critique photographique, relève que l’invention de la photographie ne pouvait que succéder à un siècle de philosophie ; «  il fallait d’abord l’expérience comme fondement de savoir... si le discours épistémologique, né au XVIIIe siècle, offre à la photographie son cadre théorique premier, il est par ailleurs le carcan dont elle a du mal à se dégager dans sa constitution en tant qu’art. Observation, réalité, vérité, objectivité, précision déterminent la photographie et lui collent à la peau de manière parfois réductrice...  ». Loin de ces contraintes matérielles, comme le rapporte Robert de La Sizeranne dans ses travaux sur l’École anglaise, pour John Ruskin le daguerréotype fut une véritable utopie qui influença le mouvement préraphaélite et la peinture victorienne entre 1850 et 1860. Les utopies qui par la suite marqueront l’histoire de la photographie se partageront entre l’engagement social humaniste, voire politique et esthétique, aboutissant souvent à des contre-utopies ou à des utopies contraires. L’utopie de George Eastman de rendre l’invention accessible à tous fut à la base du mouvement pictorialiste qui, par contre coup, provoqua le mouvement Sécessionniste. À l’opposé, les courants politiques se sont emparés de la photographie en pensant qu’elle avait le pouvoir de dénoncer et d’arrêter les injustices sociales. Dans l’entre-deux-guerres de nombreux photographes adhérèrent à cette culture ouvrière, prônant la photographie comme « arme de classe », au sein d’associations comme l’AEAR (Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires) en France, les Arbeiter-Fotografen-Vereine en Allemagne ou le mouvement Proletarskoe photo en Urss.

La dualité de la photographie entre art et document amènera l’engagement des surréalistes d’un côté et la « nouvelle vision » qui conduira aux utopies du Bauhaus et à ce qui sera appelé plus tard « la photographie humaniste d’après-guerre ». Une utopie caractéristique à une époque où la circulation de l’information est devenue un « trafic des images », une production industrielle de marchandises qui conduit plutôt à une dystopie. Elle nous recommande de nous interroger sur le sens et le destin des « avant-gardes » et la place occupée par les artistes dans ces utopies : acteurs, témoins ou victimes de l’histoire ? Utopies ou contre-utopies englobant des sujets définis par Hua Hu (L’utopie chez Houellebecq) « typiquement houellebecquiens comme la société aliénée sous le signe de l’argent, du marché et de la technologie, ainsi que l’homme obsédé par la réification de son corps ». « Au Monument à la troisième internationale de Vladimir Tatline, tour de Babel porteuse de l’élan révolutionnaire de 1917, s’oppose La chute d’Icare de Marc Chagall qui symbolise l’éternel échec des utopies ». Inévitablement, l’informatisation des sociétés, les développements de la Réalité Virtuelle et de l’Intelligence Artificielle vont déplacer les paradigmes des utopies. Quelles seront les utopies des robots ?

Nébuleuse de la Rosette ou Caldwell 49, image réalisée par le satellite Hubble

Si comme le souligne André Gunthert [15] « les années 80 ont doté le champ photographique d’un récit séduisant et du prestige de la théorie en lui conférant une légitimité culturelle inédite », deux décennies plus tard, sa banalisation technologique la conduit vers un monde du « tous photographes », comme le rappelait le titre d’une exposition au musée de l’Élysée à Lausanne en 2007, une « selfiesation  » des images qui se dirige inéluctablement vers un monde sans souvenir. Si la photographie a pu être l’objet de quelques utopies, non seulement elle en a suscité mais ses bases scientifiques et ses développements technologiques ont permis d’aller au-delà de l’inimaginable et de faire reculer les limites de la science. Dans l’infiniment grand, Hubble nous rapproche sans cesse des origines de mondes non imaginaires tandis que dans l’infiniment rapide les capteurs nous permettent de visualiser l’onde lumineuse en prenant mille milliards d’images par seconde [16]

© Bernard Perrine, photographe, correspondant de l’Académie des beaux-arts

Notes

[1Miguel Abensour, L’utopie de Thomas More à Walter Benjamin,
Sens & Tonka 2000.

[2Thomas More, L’utopie, édition originale Louvain 1516, Librio philosophie, poche 2016.

[3La République, II. Socrate est le personnage principal, il dialogue avec Glaucon et Adimante, les frères de Platon

[4Platon, Allégorie de la caverne, La République, livre VII.

[5Camera obscura dont le principe a été décrit par Aristote (vie siècle avant notre ère) dans ses Problemica, mais également au iv e siècle avant notre ère, en Chine. Léonard de Vinci a conçu l’idée de fixer l’image projetée mais n’a réalisé qu’une machine à dessiner.

[6Bernard Sichère, Aristote au soleil de l’être, Cnrs Éditions 2018

[7Susan Sontag, «  Sur la photographie », ensemble d’articles parus dans le New York Review of Books, réunis et édités en 1977 et traduits en français en 1979

[8Pline, Histoire naturelle XXXV, 151, 152

[9Johann Caspar Lavater, Fragments physiognomiques, Londres 1792.

[10Charles-François Tiphaigne de la Roche (1722-1774), médecin et écrivain. Il décrira également la transmission des ondes sonores et lumineuses qui préfigurent la radio et la télévision. Tout comme il anticipera le rôle des phéromones, le « big bang » ou les exoplanètes dans Amitec, en 1753.

[11Jules Janin (1804-1874), écrivain, dramaturge, journaliste, critique

[12André Rouillé, La Photographie en France, Textes & Controverses : une anthologie 1816-1871, Macula 1989

[13Pierre Barboza, « L’utopie photographique », Médiation et
information n°12-13, 2000

[14Paul-Louis Roubert, « Public Moderne et la photographie de Charles Baudelaire » dans Études photographiques n°6 mai 1999, p. 22-32. Paul-Louis Roubert, L’image sans qualités. Les beaux-arts et la critique à l’épreuve de la photographie, 1839-1859, Paris Monum 200.

[15André Gunthert, Une illusion essentielle, la photographie saisie par la théorie, Étude photographiques n°34, printemps 2016

[16Au MIT Media Lab, Andreas Velten et Ramesh Raskar ont utilisé un laser dont les impulsions femtosecondes sont imagées à la vitesse de mille milliards d’images seconde par la CBF (Camera à balayage par fente) munie de son capteur CCD