dimanche 26 juillet 2020

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La couleur intensive

, Elissa Marchal et François Jeune

« ... Il s’agit : une couleur qui ne soit pas peinte - cela ne peut pas être quelque chose d’appliqué sur la toile, cela ne peut venir que de par derrière, de la source d’où tout est poussé à parution ». Dominique Fourcade, Le ciel pas d’angle

Elissa Marchal peint par séries suivant la logique d’une intensification de la couleur. Elle développe depuis dix ans un travail de la couleur où la peinture s’écoule sur la surface relevée, reprenant à sa manière Le geste de la couleur de Marc Devade. Elissa Marchal fait voir dans l’exposition Révéler du mois de Février 2019 à la galerie baudoin lebon à Paris les « stratifications » de la peinture : empilement de lignes dans les Sédimentations, superposition de tasseaux dans les Assemblages, juxtaposition d’une couleur peinte et d’une couleur réfléchie dans les Jalousies et les Cadres, mise en tension de la bichromie dans les Horizons... à la recherche têtue et patiente de la manifestation d’une couleur intensive.

Sur ses Constructions Elissa Marchal répand la couleur de façon uniforme au niveau de la texture, mais crée aux extrémités de la surface par l’effet de la coulée, un dégradé qui donne de la légèreté au relief. C’est avec ses Assemblages de 2012 - notamment ceux qui présentent des faces blanches au spectateur et une couleur réfléchie en miroir sur le mur ou par un miroir qui lui sert de fond - qu’elle inaugure cette couleur « en lueur » - selon la formule de James Guitet. Peindre sans toucher et colorer sans peindre, c’est par paradoxes picturaux successifs qu’Elissa Marchal va progresser.

Assemblage 13
Acrylique sur bois posé sur miroir, 96x79x10 cm, 2012, © Virginie Pérocheau
Assemblage 22
Acrylique sur bois, 76,5x64x20,5 cm, 2014, © Virginie Pérocheau

De même pour ses influences. Franck Stella avait dit dans une conférence à Beaubourg vouloir croiser dans son projet pictural la peinture de Mondrian et celle de Pollock. Ce qu’il a fait avec brio. Chaque génération ré-unit autrement les antagonismes picturaux de la précédente. Marchal serait-elle la petite fille de Malevitch et de Rothko ? Du constructivisme et du color-field américain ? Comment critiquer et concilier l’une par l’autre deux visions de la couleur ? La surprise de ses peintures c’est qu’on pourrait la croire héritière de l’abstraction géométrique alors qu’elle la déborde par sa couleur auratique proche d’une imprégnation à la Morris Louis. Cet assemblage dit Marchal : « met en exergue la relativité des éléments les uns par rapport aux autres. »

Dans les Jalousies de 2013 à 2015, les lignes colorées horizontales espacées alternent avec des couleurs immatérielles projetées sur le mur par le jeu de la lumière sur les faces en retour des barres, peintes, mais non visibles. « Elissa Marchal explore les diverses sensations propres à la vue, à travers les notions d’apparition, de disparition, d’absorption, de diffusion et de vibration » souligne Claire Stoullig. Ces Jalousies - comme les volets du Midi - jours colorés indirects rythment l’espace, suspendent le regard par une pause.

Jalousies 8
Acrylique sur bois, 60x46x2,8 cm, 2015, © Virginie Pérocheau

Pour les Cadres Marchal a retrouvé par élision, dans cette simplicité de quatre barres qui n’encadrent que le mur blanc, ses premiers élans d’enfant vers la couleur, qui à sept ans lui faisaient colorer l’intérieur des cases de ses cahiers à carreaux. Les bords internes des Cadres, invisibles de face, projettent sur le mur nu des nuances colorées diaphanes. Se conjugue dans les Cadres la fenêtre symbole de toute la peinture occidentale et un vide coloré immatériel tout oriental. Si vous vous approchez des Mako de Sam Francis, série de peintures du nom de son épouse japonaise, où quelques touches colorées sont peintes sur les bordures d’une toile blanche, vous verrez que la gestualité du peintre a semé d’infimes gouttes colorées multicolores transformant le centre blanc de sa toile en un blanc en polyphonie. Marchal avec l’économie des moyens de cette couleur reflétée, donne corps au vide et produit dans ses Cadres le leurre bien réel d’un blanc coloré, le silence habité d’un monochrome en tension.

Cadre 10
Acrylique sur bois, 105x92,5x2,8 cm, 2015

La dernière série Horizons reprend l’effet d’étendue, mais par des aplats « sans cadre ». Une ligne d’horizon se crée par la rencontre de deux plans colorés. Un passage par une déperdition colorée qui vient de la coulée, un halo lumineux à la frontière entre les deux surfaces engage la perception du spectateur. Les deux formes s’attirent par leur juxtaposition mais se repoussent de façon concomitante du fait de la lumière. Cette attraction-répulsion génère un effet hypnotisant. Cette couleur intensive, au maximum de son intensité, résulte des superpositions en transparence de multiples couches de la même couleur sans mélange (peinture coulée puis poncée puis coulée etc...). Une couleur à la fois dure et brillante comme une laque et douce et veloutée comme une peau, que l’on perçoit comme irradiant d’une profondeur fictive, comme celle d’une eau profonde. « Le simple fait » dit Guillaume Cassegrain dans son livre La coulure, histoires de la peinture en mouvement de “laisser tomber” une matière fluide pourrait incarner le geste primordial d’où naît l’art. » Chez Elissa Marchal, il ne s’agit pas de représentations de coulures mais de sa présentation même en aplats tendus et compacts. Les peintres qui posent la couleur en couches multiples et la poncent tels Al Martin, Kwang Bum Jang ou Christophe Verfaille retrouvent les couches colorées enfouies et représentent le travail du tableau ou du temps par une archéologie colorée. Au contraire dans la picturalité d’Elissa Marchal, moins narrative, pas d’accidents visibles du processus, présentation massive et muette d’un temps coloré retrouvé. Ses Horizons sont des horizons de surface, des contrées colorées autant que des horizons cosmiques comme chez James Turrell. Le bloc de deux couleurs intensives comprime le temps. Louis Doucet a bien vu que : « Elissa Marchal a, en quelque sorte, toujours une dimension d’avance : ses lignes sont surfaces et volumes, ses plans ont une épaisseur et ses volumes flirtent avec la quatrième dimension, celle du temps ».

La condensation colorée capture et diffuse du temps dans l’espace de la toile, à la fois dans l’instant et dans une lente distillation du temps... « C’est comme le ciel, on peut le regarder des heures sans savoir sa matière », ainsi métaphorise t-elle la sensation de la couleur intensive.

Horizon 152
Acrylique sur toile, 146x114 cm, 2018
Horizon 150
Acrylique sur toile, 130x97 cm, 2018

Frontispice : Cadres 9 et 11, Acrylique sur bois, 105x92, 5x2,8 cm chaque, 2015.