dimanche 28 octobre 2018

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La cartographie ou le monde à déchiffrer

La carte, image, support à transformation, interrogation sur le phénomène de perception

, Pauline Lisowski

La cartographie est un objet artistique et scientifique qui ouvre l’imaginaire. La carte, à la fois pour ses caractéristiques plastiques et pour ses usages multiples constitue un support pour les artistes.

De nombreuses expositions ont pour axes la carte de géographie. À la galerie Immix, le commissaire Bruno Dubreuil a effectué un parti pris singulier : réunir des œuvres de six artistes d’univers artistiques bien distincts, travaillant à la fois l’image, la photographie, le dessin et le médium textile. Il a choisi d’offrir aux visiteurs l’opportunité de faire travailler son regard et sa pensée. Si la carte est objet de détournement pour les artistes qui s’en emparent, l’exposition est ici lieu de nouveaux repères et d’un parcours où inventer, par des connexions visuelles, d’autres lectures des œuvres.

Un premier lien qui les rassemble pourrait être le travail de la matière : l’image cartographique comme support pour interroger la représentation du réel.

I. De l’image comme support et matière à transformation pour faire naître un territoire

Brankica Zilovic interroge le pouvoir de la carte comme support pour proposer d’autres façons de voir le monde et d’envisager la possibilité d’un déplacement des frontières. À l’aide du médium textile, que ce soit par le biais de la broderie, du crochet, du tuftage, de la couture ou bien d’autres nombreuses techniques, l’artiste évoque la fragilité et la complexité du monde. Ses cartes composées de fils de laine unissent l’art et l’artisanat. Elles font surgir des récits et des histoires des pays aussi bien personnelles que collectives et en particulier, la Serbie, son pays d’origine. Embrace again, son installation où des fils rouges descendent, détricotés de leur maille, suggère un monde qui se délite. L’artiste précise : « La carte, de ma perspective possède deux fonctions, une dans sa réalité des projections, et une seconde, plus captivante, dans sa force par rapport à l’imaginaire, où la carte devient un prétexte de convoquer, interroger et réinventer le monde sans ses nouveaux concepts et alternatives, comme une chimère, une utopie, et comme une technique de réveil et de prise de conscience collective. [1] » Le fil est vecteur de liens, de passages, de réseaux, de parcours. Nouer ou dénouer convoquent, dans les œuvres textiles de Brankica Zilovic, le besoin de bouger les limites entre les pays et de construire un autre monde.

Œuvre de Brankica Zilovic

Valentina Vannelli présente Carte d’Atlantide, une photographie, (tirage jet encre sur papier japonais à partir de négatif), posée en équilibre sur deux tréteaux, qui aurait subi l’effet de l’eau. Il s’agit d’une partie du projet Mémoire d’Atlantide pour lequel l’artiste a expérimenté le support photographique comme un territoire. L’eau a transformé l’image et un nouveau paysage émerge. Dans cette œuvre, aux plages de couleurs fluides, les lignes sont des indices d’une carte. L’artiste s’est inspirée des lectures du Timée et Critias de Platon, dialogues où le philosophe introduit le mythe d’Atlantide, cette île dont le destin est de disparaître dans la mer. Photographie et cartographie, deux systèmes de figuration et de mémoire d’un territoire se rencontrent. La photographie a enregistré différents passages et montre une diversité de strates temporelles. En effet, pour l’artiste « la carte est un document qui permet de “dessiner“ les espaces politiques, économiques et sociaux qui changent le territoire. Si le support photographique est pensé comme un territoire, afin de pouvoir décoder les mutations subies par l’inondation alors, le négatif devient “carte d’un ailleurs“ [2] ». Cette installation convoque la notion de temps, la transformation des territoires et le pouvoir de la carte comme mode de représentation des paysages.

Carte d’Atlantide, tirage jet encre sur papier japonais à partir de négatif, Valentina Vannelli

Un lien s’établit visuellement avec les photographies noire et blanc de Sylvie Bonnot. Ces « Mues » montrent des paysages extrêmes. L’artiste s’intéresse aux îles, ces territoires où les limites entre ciel et terre sont changeantes, ces espaces géographiques qui intriguent également pour toutes les histoires qu’on y rattache. Sylvie Bonnot travaille l’image comme un sculpteur. Elle froisse, puis maroufle son image qui devient une fine, fragile et une délicate matière. Celle-ci, dépliée puis exposée sur mur courbe, dévoile, par les diverses lignes, textures et trame, une topographie d’un territoire. Ces photographies rendent compte des remous et variations que subissent des paysages. « La transformation, transmutation physique et chimique opérée par mon procédé de “mue“ amène une autre notion propre au paysage, une forme de sismographie de la matière et de son contenu, comme si le paysage, le sujet, oscillait au même rythme sa très fine substance quasiment organique [3]. » affirme en effet l’artiste. Ses œuvres témoignent d’une exploration, d’une sensation perçue en parcourant un terrain escarpé.

Mue, Sylvie Bonnot

La notion de peau sur laquelle des formes, des textures et des couleurs laissent apparaître un espace cartographié se découvre dans les portraits d’Isabelle Chapuis. Ses deux photos, issues d’une série (toujours en cours), intitulée Éloge du vivant, témoignent des façons dont le corps humain est considéré selon les cultures. Si la relation à la cartographie ne se lit pas de prime abord, on peut saisir dans ses images, un témoignage de l’identité culturelle de territoire. Pour l’artiste, en effet, la peau est « comme l’expression extérieure d’une cartographie émotionnelle intérieure. Elle est frontière, lisière, zone de rencontre et de contact avec l’extérieur [4]. » Ces photographies proposent, comme des cartes, un signe pour évoquer un territoire. Elles révèlent de quelle manière l’homme est marqué par les territoires qu’il habite et traverse.

Éloge du vivant, photographie d’Isabelle Chapuis

II. Systèmes d’assemblages d’images et modes de pensée

Aux côtés de la carte de géographie, la carte mentale permet de visualiser en images nos pensées. Les artistes brouillent parfois les pistes et leurs œuvres invitent à rentrer en profondeur dans leur processus de création.

Les notions de lien, de connexion, la création d’un système de pensée, processus d’assemblage, traversent les créations de Daphné Le Sergent : des agencements d’images pour témoigner d’une pensée. Son projet, à l’origine des œuvres exposées, présente une collision entre la ligne des cartes anciennes de nos explorateurs européens et la ligne des dessins kali’na (amérindiens en Guyane). L’artiste avait en stock des images, notamment des images des murs du CARMA et de l’ancienne exposition qui s’y tenait. Ses œuvres montrent ici des fragments d’objets bushinenge. Elles procèdent d’une lecture des images, mises en relation, comme des objets à déchiffrer pour saisir un territoire dans sa globalité. Pour l’artiste, « le corps est une carte sur laquelle nous dessinons des limites [5] ». Daphné Le Sergent a opéré un déplacement du statut des images collectées, qui deviennent des symboles, témoins d’un pays.

Installation d’images de Daphné Le Sergent

Les œuvres, telles des cartes mentales, de Camille Sauer nécessitent elles aussi, un travail de compréhension d’un langage. Ses dessins, documents, outils de connaissances et de créations pour l’artiste, ne se donnent pas tout de suite et impliquent une concentration du regard et de l’esprit. Il s’agit d’« une carte mnémotechnique pour comprendre l’ensemble des systèmes qui cohabitent au sein de notre civilisation. C’est comme une sorte de grande encyclopédie [6] ». Ces dessins font écho au procédé de lecture des codes de la carte. Ils renvoient également au système de hiérarchisation pour représenter le monde.

Dessin de Camille Sauer

Ainsi, malgré son titre, cette exposition ne convoque pas uniquement la cartographie mais plutôt interroge les notions de perception et de représentation de l’espace. Elle met en lumière les procédés de transformation, de métamorphose et de composition. Chaque œuvre suscite l’envie de découvrir leur origine et l’histoire qu’elle renferme. Certaines sont d’ailleurs issues d’un projet global, d’une recherche à partir d’un territoire et portent en elles les notions de changement, de déplacement, de mutation du monde. Elles conduisent également le spectateur à faire un voyage mental.

Notes

[1Entretien écrit avec Brankica Zilovic le 23 octobre 2018.

[2Entretien écrit avec Valentina Vannelli le 24 octobre 2018

[3Entretien écrit avec Sylvie Bonnot le 23 octobre 2018.

[4Entretien écrit avec Isabelle Chapuis le 23 octobre 2018.

[5Entretien écrit avec Daphné Le Sergent le 22 octobre 2018.

[6Entretien écrit avec Camille Sauer le 22 octobre 2018.

Voir en ligne : http://www.lecorridordelart.com/

Une exposition à découvrir jusqu’au 4 novembre.

Lien vers la galerie Immix
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