jeudi 29 décembre 2022

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L’œuvre d’art objet technique

Vers une esthétique allagmatique

, Frédéric Triail et Sylvie Raulx

En s’intéressant aux rebuts, en les remettant à portée de vue, Sylvie Ruaulx reconnaît qu’il n’y a pas de rencontre désincarnée entre une matière et une forme mais une action humaine complexe, un acte de culture, comme le pensait déjà le philosophe de la technique Gilbert Simondon.

Il n’y a pas de déchets. Les chimistes, depuis Lavoisier et les cultivateurs depuis toujours, le savent. Il n’y a pas de nulle part, d’endroit où se perdre. On n’a jamais autant jeté qu’aujourd’hui mais créer un déchet n’est toujours pas une opération magique d’effacement. La craie de l’ardoise ne disparaît pas.

Les feuilles tombent au pied des arbres et deviennent l’humus. Les sacs plastiques tombent, volent, glissent, se cachent mais persistent. Notre grand paradoxe : nous jetons ce qui dure, nous l’avons conçu pour rester intact pendant plus de générations que n’importe quelle armoire en chêne patiemment fabriquée.

Problème non réglé.

Il y aurait d’autres angles pour l’aborder, sans prétendre à des solutions outrecuidantes. En finir avec ce fantasme de la disparition : il n’y a ni gain ni perte dans le deux-pièces cuisine où l’univers nous a placés. Pas de vide-ordures vers le néant. Tout se regarde alors, tout se considère. Il n’y a pas de cire perdue : elle se prête à la prise de forme puis s’éclipse.

Sylvie Ruaulx a porté son regard sur les contre-formes, sur tout ce qui comme la cire participe à la fabrication et se retrouve au rebut. Elle n’a pas accepté que le regard se détourne, sans doute parce que ces histoires d’usine comptent pour elle, qu’elle a une conscience intime de leur humanité. Ce qui reste après la découpe de la tôle n’est pas un déchet. Il a fallu ce soit là pour que l’opération se fasse. La brique ne naît pas de la rencontre fortuite d’un assemblage de planchettes et d’une quantité d’argile, par hylémorphisme. Des processus de pensée pratique, tendus vers une recherche de résultat, ont élaboré la forme et le montage du moule, le matériau nécessaire, sa préparation, le séchage, la cuisson, et toutes les opérations qui aboutissent à son insertion dans un édifice. La pensée qui aligne tous ces paramètres est en soi digne d’intérêt mais il faut aussi y ajouter des affects : le sentiment de bien faire, celui de son utilité… En s’intéressant aux rebuts, en le remettant à portée de vue, Sylvie Ruaulx reconnaît il n’y a pas de rencontre désincarnée entre une matière et une forme mais une action humaine complexe, un acte de culture.

La part des Anges, L’art dans les Chapelles, Cuisset, 2013

Il ne s’agit pas cependant de placer seulement ces objets sous le regard, de définir son acte artistique comme celui d’un déplacement [1]. Ils ne l’intéressent pas en tant que forme « pure » appelant à une hypothétique réforme du regard mais comme matière travaillée, pensée, aimée même et ne demandant qu’à trouver une nouvelle utilité. Elle ne recherche pas le plus petit acte significatif, elle monte, assemble, construit, insère, colore.

Il y a de l’action.

Pourquoi prendre ces rebuts et ne pas les poser là, simplement, inviter à regarder ces êtres sous la main ? Pourquoi en faire un échafaudage, un claustra, des ferrures de porte ? Peut-être que la technique artistique doit répondre, se mettre à la hauteur de la technique technique. Sylvie Ruaulx ne se place pas en surplomb pour cueillir ici et là des traces de culture matérielle et les mettre en vitrine dûment étiquetées. Ces fantômes de pièces sont habités, animés par toute cette vie d’usine, cette attention, ce souci de bien faire qui fait la vie de l’industrie. Les schèmes réducteurs de la technique sont avant tout le signe qu’on ne regarde plus les êtres humains à l’œuvre. Aussi la technicité de l’art, le souci de soi-même devenir opératrice de ses contemplations est-il un geste visant non seulement à réassembler les sphères techniques et artistiques mais aussi à les replacer dans le champ économique et social.

Echafaudage, exposition 777, château de Kerpaul, Loctudy, 2009, photo C.Douaré

La présentation soclée d’objets finis mais étranges, leur projection dans un jeu télévisé réactivé, ne sont pas des actions visant à jouer sur la distance, sur l’étrangeté, la familiarité, ni même à poser là leur esthétique. Ces objets ne sont ni beaux ni laids, ou alors ils traversent toutes les esthétiques. Ce qui compte, c’est qu’ils soient travaillés. Ils ne sont jamais venus au monde par eux-mêmes, ils sont le terme d’un processus que l’on pourra, si l’on veut, qualifier d’individuation. Ils sont comme les dodécaèdres que l’on trouve parfois dans des fouilles [2]. On ne sait pas à quoi ça sert, c’est plus étrange que beau, mais on devine ce qu’il a fallu de soin, d’attention, d’astuce, pour créer ces formes à l’utilité indéniable mais oubliée.

Exposition télévisuelle, SIMILIBLIC, MAC-VAL
Expositionvtélévisuelle, SIMILIBLIC, MAC-VAL
Similiblic, Galerie Jean Fournier, 2018, SPHÈRE, Émilie
Similiblic, Galerie Jean Fournier, 2018, Vis

Produits finis et incompris, rebuts recyclés ou réutilisées en attente d’une nouvelle liquéfaction, traces de ces mêmes objets, tous portent avec eux une histoire propre, celle du milieu qui les a vu passer de matière brute à matière transformée et de matière transformée à objets, plus ou moins finis, aux emplois plus ou moins évidents. Ils sont une population née dans des hangars venteux et surchauffés, sous des lumières crues, dans le vacarme des presses, emboutisseurs, chignoles. Ils viennent de ces endroits que nous fuyons, que nous parvenons même à exporter à l’autre bout de la terre. Nous évitons ainsi de nous interroger sur ce que notre confort réclame d’extractions, de fusions, d’usinages. Nous perdons le goût de ces objets, les imaginons nés dans la fureur alors qu’ils ont été façonnés avec soin et fierté. Sylvie Ruaulx nous le rappelle.

Casting Similiblics, 2018

Reste à faire de ces expériences une histoire sans verser dans l’allégorie. Autrefois, le réalisme militant réactivait sans grande légèreté le monde du travail idéal des planches de l’Encyclopédie, il faisait de l’art à propos des usines mais restait à distance. Sylvie Ruaulx prolonge l’immersion en mobilisant la technicité artistique et se lance dans un travail de peinture sur tissu, d’après photographies. A chacun son métier.

Stock SIMILIBIC, exposition Progress Gallery, Paris 2019

Il ne s’agit plus de considérer les objets isolément mais dans leur milieu, ce milieu industriel, cet atelier, cette usine qui ont été sortis des centres villes, soustraits au regard, que l’on effacerait aisément si nos modes de vie n’en étaient pas si dépendants. Si les objets que nous tenons en mains, que nous commandons aujourd’hui sont souvent façonnés sous d’autres fuseaux horaires dans des conditions que nous ne voulons pas connaître, il y est toujours question d’usines. Il est rare, presque unique, qu’un artiste nous les donne à voir. Ces peintures, après le long processus d’usinage artistique que l’on a brièvement retracé ici, sont un acte d’intérêt, d’affection, de respect de la part d’une artiste envers des gens qui eux aussi font, et sont oubliés du fait de leur utilité. Elles montrent des objets, des hommes, des lieux de travail, mais rien de vain, rien de perdu qui s’écoulerait hors de la vue.

VENT PLUIE, blouson et masque, S. Ruaulx/Nopoto, 2019

Les amateurs de sciences et techniques auront relevé le terme d’hylémorphisme, réinventé par Gilbert Simondon, pour désigner et réfuter la croyance en une simple rencontre de la forme et de la matière comme raison de l’objet. C’est que le travail de Sylvie Ruaulx stimule la réflexion dans ce frottement entre art et technique.

Les artistes se plaisent à se différencier des artisans et les artisans d’art veulent se distinguer des plombiers et des électriciens, au motif que leur activité vise à la délectation, comme si ce n’était pas le cas de celle à laquelle on doit sa douche chaude.

Trophées industriels, exposition Derrière l’usine, Sucy-en-Brie, 2021

La tradition philosophique place la technique aux confins, l’histoire de l’art identifie bien les moments où l’artiste est un producteur mais œuvre à différencier son domaine d’étude.

Gilbert Simondon, un temps oublié et aujourd’hui abondamment réédité et commenté, est connu comme un philosophe de la technique. Son œuvre est bien plus ample mais c’est à ce projet d’une réintégration de la technique dans la culture, mis en œuvre dans Du mode d’existence des objets techniques (MEOT) que nous nous tenons ici.

Ce livre, paru en 1958 et qui figura longtemps dans les bibliothèques des ingénieurs, vise à définir l’essence de la technicité, en ce qu’elle procède d’une pensée technique ayant un rôle dans « l’ensemble de la pensée » [3].

Dans cette démarche, Simondon est amené à différencier des ordres de pensée magique, technique, religieuse et esthétique. Il y a donc une pensée de l’esthétique, voire de l’art chez Simondon et l’on doit à Ludovic Duhem, artiste autant que philosophe, un remarquable travail de long terme sur l’esthétique simondienne. Pour Duhem, l’ontologie génétique est une occasion de repenser le domaine esthétique en dehors de la métaphysique et ou du substantialisme, cela même si l’œuvre majeure de Simondon, issue de la thèse, n’aborde pas l’esthétique en elle-même. Concernant MEOT, il voit bien que la pensée esthétique est dissociée de la pensée ontogénétique et se rattache préférentiellement à la pensée magique, dont elle serait une nouvelle phase. Cette pensée de l’esthétique laisse curieusement de côté l’œuvre comme objet et c’est en quoi Duhem parle de faux départ [4].

Notre propos ici, inspiré par le travail de Sylvie Ruaulx, fait mine de mal comprendre la pensée simondienne. La pensée esthétique tient une place essentielle chez Simondon mais, sans doute par myopie conceptuelle, nous ne pouvons nous enlever de l’idée que l’œuvre d’art est fréquemment, sinon exclusivement, un objet et que cet objet, pourvu qu’on lui reconnaisse un degré de matérialité, traverse des phases d’élaboration complexes et ne relevant pas que de la pensée et de l’émotion artistique. Autrement dit, il nous paraît utile de regarder l’œuvre d’art comme un objet technique.

Nous négligeons, au moins provisoirement, un pan de la production artistique qui se déclare immatériel [5]. Il est question ici d’objets, que l’on appelle des œuvres mais qui n’en passent pas moins par un processus d’élaboration. Considérant le faux départ de Simondon, nous en tentons un nouveau, au prix d’une amnésie passagère de la pensée esthétique.

Nous proposons donc la méthode suivante :
Entreprendre une lecture de l’objet-œuvre d’art à l’aide de l’ontogenèse simondienne
Enquête sur la place de la réflexion technique, comme démarche cognitive, dans la démarche artistique
Hypothèse : possibilité d’une science des opérations (allagmatique) qui autoriserait une relecture de l’esthétique

Objet technique/œuvre d’art

Un des intérêts de la lecture de Simondon est l’abondance des exemples poussés, pris dans un spectre immense de connaissances. Pour nous en tenir à MEOT, la critique de l’hylémorphisme, comme on l’a évoqué plus haut, convoque l’exemple de la brique. Il est fréquemment cité car emblématique du projet d’une réintégration de la technique dans la culture. Concevoir la notion même de brique, en tant que projet puis en tant que chose à fabriquer, engage une pensée qui n’est pas d’exécution mais fait vivre ensemble les pensées et la matière. C’est l’accession de l’objet à lui-même dont Simondon écrit le récit philosophique.

PHASME, exposition Derriere l’usine, Sucy-en-Brie, 2021

La genèse est une histoire

Simondon ne cherche pas à saisir l’être, en tant que tel, ontologiquement mais à comprendre sa construction, sa genèse. Pour comprendre un être, il ne faut pas partir de ce que l’on voit dans l’instant, sous peine de rattacher cet être à des objets voisins aux apparences similaires [6]. Le seul moyen de connaître sa spécificité est de remonter à ses origines, à sa genèse [7].

La forme primitive de l’objet en devenir est appelée forme abstraite par Simondon. Il y a une dynamique d’évolution vers une concrétisation. L’abstraction n’est pas une pure idée mais un être en devenir, qui ne se distingue pas pleinement du milieu d’où il émerge. La concrétisation n’est pas tant l’accroissement du degré de matérialité que l’avancée vers une certaine unité, ou cohérence. L’abstrait est l’inabouti. Le concret est le moment d’équilibre dans une forme entre les idées et les expériences qui l’ont produite. Avant cet aboutissement, différents aspects de l’objet existent mais ne sont pas accomplis, n’atteignent pas la plénitude de leur fonction dans l’ensemble constitué par l’objet. Simondon prend l’exemple très technique des ailettes ajoutées, aux fins de refroidissement, aux premiers moteurs à explosion et qui acquièrent progressivement des utilités mécaniques dans la rigidité de l’ensemble, au point qu’on ne puisse distinguer les fonctions. L’acte « théorique » est donc celui de l’ajout des ailettes pour une raison déterminée et la concrétisation s’affirme au fil des évolutions : l’objet acquiert sa logique propre. Il ne s’agit pas d’une amélioration de la compréhension de ses concepteurs, d’une lutte contre la matière résistante. Le récit que Simondon fait de la genèse ne laisse pas apparaître de tels antagonismes. La concrétisation est un mouvement vers l’unité de l’objet, vers le moment de sa cohérence.

C’est cette cause intrinsèque qui est la condition de l’évolution technique, ce perfectionnement vu comme une réduction de ses contradictions, de ses inutilités, jusqu’à saisir son accomplissement : « L’objet technique complet est celui qui n’est plus en lutte avec lui-même, celui dans lequel aucun effet secondaire ne nuit au fonctionnement de l’ensemble ou n’est laissé en dehors de ce fonctionnement. » [8]. Une belle machine, donc, de celles qu’on admire pour sa complexité et pour son économie, mais cette admiration doit porter autant sur le cheminement que sur l’achèvement provisoire.

Nous avons parfois cet intérêt pour la technique, pour l’objet qui est beau sans le vouloir, sans le viser et nous voyons de le beauté où il y a peut-être une cohérence, une manière d’être pleine et peut-être une histoire, une genèse.

FLUX, Esplanade de Mers-les-bains, Francois Trancart, couleurs, 2022

Cet accomplissement, cette complétude va cependant au-delà de cette satisfaction. Il n’est pas que le lieu de rencontres entre des conceptions abstraites, scientifiques et des conditions matérielles. Il est un être en soi. Par sa cohérence, il se rapproche des êtres vivants, non pas des plantes de serre qui sont des vivants artificialisés mais les êtres de nature, fruits d’une évolution et adaptés à leur milieu : « … par la concrétisation technique, l’objet, primitivement artificiel, devient de plus en plus semblable à l’objet naturel. » [9] L’édition à laquelle nous nous référons mentionne une variante pour la fin de cette phrase, variante que nous adoptons volontiers ici : l’objet se libère et se naturalise.

PARADE FLUX, Mers-les-bains, 2022

Libération de l’objet

L’objet ne devient pas entièrement naturel, il n’est pas séparable des intentions du « vivant humain sur la terre » [10], pour reprendre la périphrase de Simondon. Il n’est surtout pas séparable de cette genèse, cette histoire qui le rend plus concert que ses prédécesseurs. Il est dernier de sa lignée mais pas nécessairement ultime, un autre objet plus concert, c’est-à-dire plus accordé à lui-même, pouvant subvenir.

Retenons ici cette notion de lignée, de transformations successives, sans régularités, marquées par des moments de stabilité, jusqu’à l’imprévisible moment d’une nouvelle phase de concrétisation.

Aux origines de la lignée, il y a l’invention, qui est « le conditionnement du présent par l’avenir ». Les conditions de création du premier objet, de l’origine absolue de la lignée, se trouvent dans l’imagination du vivant (Simondon ne précise plus « humain ») qui réunit mentalement, symboliquement, les éléments nécessaires à la concrétisation à venir. Il ne s’agit pas d’un jeu de formes mentales mais de l’émergence d’éléments depuis une immense virtualité, sorte de bruit de fond mental, appelé ici fond dynamique. Il y a une analogie entre la façon dont les premières idées de l’objet, ou plutôt ses premières images mentales, se distinguent dans un milieu de potentialités floues et la façon dont l’objet, une fois matérialisé, ne se concrétise que dans son rapport à son milieu : « L’objet technique individualisé est un objet qui a été inventé, c’est-à-dire produit, par un jeu de causalité récurrente entre vie et pensée chez l’homme. » [11]

Ce processus d’invention, qui se démarque des conceptions psychologiques de son époque, est comme le reflet de l’inséparabilité de l’objet et de son milieu. Ce n’est ni un processus naturel, ni une opération de pensée, ni une suite mathématique. Simondon pose d’ailleurs une loi de cette évolution, de cette histoire, aux termes de laquelle les améliorations ne sont pas continues, régulières, ni régulièrement espacées dans le temps. Il la nomme loi de relaxation.

Nous voici donc avec quelques caractéristiques de l’objet technique tel que définies dans le premier tiers de MEOT. Nous laissons de côté la suite de l’œuvre car, pour les besoins de la démonstration, nous devons nous concentrer sur la genèse de l’objet.

Faisons maintenant l’expérience de revenir sur le travail de Sylvie Ruaulx.

Nous traitons ici d’œuvres fabriquées à partir de matériaux trouvés/donnés/récupérés sur des sites industriels en activité. Il ne s’agit pas de poésie des ruines mais de saisie dans un processus de fabrication, de genèse technique.

CHIGNON-BROSSE, Exposition Épreuves-d’usine, H-du-Siège, Valenciennes, 2015
Boucle d’oreille Rachel, Green Créative/ Boyer laser, Exposition Derrière l’usine, Sucy-en-Brie, 2021
Boucle d’oreille, Moustache et Orange, 2021

OBJET

Arrêtons-nous un instant sur la notion de pièce orpheline, selon le mot de l’artiste. Dans un processus de fabrication, disons d’avancée conjointe de l’intention et de la matière, il y a des fausses routes, des pièces bien faites selon un plan mal fait, ou des pièces bien pensées mais mal faites, tout un spectre d’ajustements. Il arrive même que dans l’usine, on ne sache plus à quoi la pièce orpheline devait servir. Sylvie Ruaulx les récupère en tant que partie d’une finalité générale, en tant que jalons égarés d’une genèse. Dire que la pièce est orpheline, c’est suggérer qu’elle a une histoire dans une filiation, une lignée, et cela peut évoquer Simondon, tant la notion de lignée technique est centrale pour lui. La pièce trouvée dans les à-côtés de l’usine a contribué à une certaine évolution dont nous ne savons rien mais qui a déterminé sa forme.

De quelle nature est ici le réemploi ? L’œuvre exposée Moustache et orange est constituée d’éléments métalliques visiblement destinés à un assemblage. On peut voir dans l’œuvre un simple assemblage, voire un ready-made mais ce serait en méconnaître la genèse artistique. Les pièces orphelines ne sont pas ramassées dans la rue, elles sont adoptées lors d’un temps passé en usine, un terrain diraient les anthropologues. Elles sont considérées par l’artiste en tant que telles, résultat d’un travail technique. Elles ont existé dans un processus de fabrication, sont tombées du train en raison du caractère incertain de la genèse technique mais, plutôt que d’être mises au rebut, broyées, fondues ou oubliées, elles trouvent un nouveau destin. Leur histoire ne disparaît pas, elle est tout au plus muette, seule la forme la raconte sans nous instruire. Ayant échoué à se naturaliser/libérer pour toutes les raisons qui font que la technique n’est pas un chemin rectiligne et abstrait, elles se trouvent mises en vue et déplacées dans une autre utilité. Le réemploi est courant dans l’art comme dans l’industrie mais ici, il faut y insister, l’opération n’est ni un déplacement ni un détournement : c’est en tant que pièce d’usine et non comme pure forme, que la pièce orpheline est adoptées dans une lignée artistique.

Exposition Trimvirat, FLUX-SOUTERRAIN

Ecartons d’emblée tout hylémorphisme : il n’est pas question de révéler la forme artistique à partir de l’objet brut, tel un bloc de marbre qui se conformerait progressivement au moule conceptuel rêvé et mis en œuvre par l’artiste. Sylvie Ruaulx dialogue avec les producteurs de ces pièces, s’immerge dans l’usine, s’y fait accepter. Elle a besoin de comprendre le processus avant d’exercer son regard et de la porter éventuellement sur les délaissés. L’objet est isolé mais pas extrait. Il entre avec son histoire dans un nouveau dispositif.

Ce mouvement est comme une nouvelle concrétisation. Isolé, il est juste un moment de création technique, un moment de causalité inaboutie entre vie et pensée. Le processus artistique s’engage avec son potentiel d’abstraction, notion qui est à prendre autant dans l’acception artistique que simondienne et dans sens rigoureusement opératoire. Ce qui concrétise à nouveau l’objet, c’est moins le regard curieux porté sur lui que l’évaluation de sa capacité à entrer dans une lignée différente. Quel est le futur contenu en lui ? Il est pour cela inséré dans un milieu neutre qui devient un fond de couleurs. L’objet cru (Sylvie Ruaulx cite Fernand Léger) ne sera pas refondu mais intégré en tant que lui-même à un nouveau milieu.

VUE GÉNÉRAL LÉGER

MILIEU

Nous l’avons rapidement évoqué, la genèse de l’objet ne peut s’opérer pour Simondon que dans un milieu associé. Il se trouve que dans le cas qui nous intéresse, la production d’objets n’est pas séparable de leur présentation, laquelle étant articulée par un dispositif faisant lui-même œuvre, à la mesure de la salle d’exposition, une sorte de machine faite de tubes servant habituellement à évacuer les fumées.

VUE GÉNÉRAL LÉGER

Fumiste est un métier, qui n’a rien à voir avec l’art contemporain. Qui pense à ces fumées que nous émettons dans nos logements chauffés ? Le fumiste est comme le plombier de l’air. Le fumiste est précis, comme tous ceux dont notre sécurité dépend. Il ne raconte pas d’histoires, il capture, achemine, évacue. Le fumiste sollicité par Sylvie Ruaulx a fait son travail. Fils d’un des techniciens ayant participé à la construction du centre Georges Pompidou, il a élaboré cette sculpture d’air qui intègre les autres œuvres. Elle est à la fois l’objet et l’exposition et les objets existent dans cet environnement conçu après eux mais selon eux. Les erreurs, les oublis, les chutes du processus de concrétisation ont été repensés à partir d’eux-mêmes et ont déterminé l’environnement dans lequel ils ont existé le temps d’une exposition, environnement en eux et autour d’eux. Formons donc l’hypothèse que l’exposition pourrait être parfois un milieu associé et lisons les phrases qui suivent en les appliquant à la pratique de l’exposition :

« Ces objets ne sont viables que si le problème est résolu, c’est-à-dire s’ils existent dans leur milieu associé.
(…) Seule la pensée capable de prévision et d’imagination créatrice peut opérer ce conditionnement renversé dans le temps : les éléments qui matériellement constitueront l’objet technique, et qui sont séparés les uns des autres, sans milieu associé, doivent être organisés les uns les autres en fonction de la causalité circulaire qui existera lorsque l’objet sera constitué ; il s’agit donc d’un conditionnement du présent par l’avenir, par ce qui n’est pas encore. »
 [12]

Une exposition, par nature temporaire, est toujours un futur qui conditionne le présent, une abstraction qui va vers une concrétisation, même si on donne à ces mots le sens commun. L’importance du milieu associé vaut pour l’œuvre comme objet mais semble encore plus évidente pour l’exposition qui fait œuvre.

Édifice Azerty 6m, exposition Milieu sensible, Jeonbuk-Museum, Corée, 2022
Édifice Azerty 2,5, exposition Milieu sensible, Jeonbuk-Museum, Corée, 2022
Édifice Azerty 2,5, exposition Milieu sensible, Jeonbuk-Museum, Corée, 2022, détail

Prenons un dernier exemple.

Edifice AZERTY/QWERTY ”
3 sculptures en métal chromées et plexi colorés avec câbles et tendeurs

Œuvres réalisées pour l’exposition « Milieu sensible », au Jeonbuk Museum of art, Corée, de mai à septembre 2022

Dans ce travail, le processus n’est pas la récupération mais l’élaboration à partir du milieu.

Débarquée en Corée, l’artiste distingue et interprète le milieu et cherche à le saisir : « éloignée de la réalité de mes habitudes, j’ai essayé de comprendre la situation géographique de Jeonju (du Jeonbuk museum of art) – c’est une région essentiellement agricole patrimoniale, donc touristique et très peu industrielle. » Beaucoup d’informations, certains comprises, d’autres pas, une topographie, avec la montagne, l’agriculture, des pratiques de tourisme, choses communes. Et une écriture, une langue, qui ne peuvent être que des sons et des caractères. Des enseignes de commerce, notamment. Un milieu pour un être en devenir : matières, formes, signes, espaces, air , lumière, pensée. Car dans cette phase confuse, ce ne sont pas des idées qui participent à cet environnement, c’est une pensée qui vogue, qui n’opère pas. La première phase d’abstraction vient de cette expérience flottante : taper à l’ordinateur les alphabets occidentaux et coréens, comme des formes non reliées entre elles, dépourvues de signification. Voir ce que ça donne.

Pour les rapprocher, sans les fusionner, utiliser les principes graphiques du braille.

Première phase de concrétisation : définir des formes à partir de ces alphabets. La matérialisation des formes se fait avec le même plexiglas que les enseignes de la grande rue de Jeonbuk, transparent et coloré. Les formes doivent générer le moins de chutes possibles (qui sait d’ailleurs si ces chutes ne trouveront pas leur usage).

Le chemin se poursuit : des formes de présentation se dégagent. Il faut être dans la rue, dans le milieu d’origine. Les structures métalliques qui portent ces formes sont déterminées par leur fonction, par économie maximale, autant esthétique qu’économique.

Il y a un problème à résoudre, quelque chose qui émane du milieu et doit y trouver issue. Il y a des opérations successives qui ne doivent rien au remplissage d’une forme par un contenu. Le besoin d’aller vers une finalité matérielle, une œuvre d’art, amène à la concrétisation. Il s’agit d’une résidence et d’une invitation à une exposition. Il y a bien la nécessité de produire une œuvre. Certains s’en sortent en ouvrant leurs cartons et reprenant une idée antérieure, parfois avec une adaptation contextuelle. D’autres sont d’ailleurs attendus pour leur art de la répétition. Quelques uns, enfin, produisent une situation, des relations, un moment parfois évanescent. La nécessité dont nous parlons pour Sylvie Ruaulx est dictée par tout son travail de production d’objets (encore que l’on trouve dans son corpus des vidéos et même une émission de télévision, axée il est vrai sur les objets). Peut-être cette manière de remplir son contrat tient-elle aussi à sa fréquentation des usines et des ateliers, de ceux recherchent la cohérence de l’objet.

De fait, les trois sculptures existent et se comprennent d’autant mieux que l’on nous explique leur genèse. C’est un débat toujours vif en art contemporain : faut-il laisser le public seul avec son regard ou prendre le soin de l’entourer de commentaires, Si certains de ces derniers n’apportent rien et parfois même retirent, nous pensons pour notre part que le commentaire qui dit l’histoire de l’œuvre, son ontogenèse, n’est jamais inutile, quelle que soit l’époque de l’œuvre.

La concrétisation de ces œuvres n’est pas à comprendre seulement comme le passage à un état tangible, mais comme l’arrivée à un point où, artistiquement, ça fonctionne. Une œuvre qui trouve sa forme, sa place, son sens. Ce dernier concerne également les passants, pas même visiteurs, tous coréens et auxquels s’adressent les deux alphabets recrées ainsi que la forme familière des enseignes ainsi évoquée. Ces objets semblent ainsi se naturaliser, trouver un équilibre et le processus entier vise à l’apaisement. Qui peut dire si ces objets œuvres d’art se libèrent ?
On ne sait pas mais on peut poser la question.

ELEMENTS POUR UNE ENQUETE

Nous avons donc délibérément ignoré la différence fondamentale entre objet technique et objet artistique : l’utilité. L’œuvre d’art ne sert à rien. Dans l’esthétique de Simondon, telle qu’exposée dans la troisième partie de MEOT, les fonctions de l’œuvre d’art sont constitutives du destin humain mais nullement sur un mode opératoire. La pensée esthétique y est donnée comme occupant un espace entre le magique et le technique. L’objet esthétique n’est pas abordé comme l’objet technique en tant qu’être tendant vers son accomplissement mais en soi, dans son lien avec l’impression esthétique et en réseau avec tout autre objet esthétique. Il est à la fois la rencontre entre « un aspect du monde réel et un geste humain » [13] et le dépositaire d’une perception à venir, se trouvant à la fois sujet et objet.

Dans une pensée de l’ontogenèse, dans laquelle tout être humain, non humain, vivant, non vivant procède d’une histoire de sa propre constitution, la question de la venue de l’objet d’art à lui-même n’est pas étudiée, au nom d’ailleurs de considérations qui le détachent en l’abstrayant : « L’art franchit les limites ontologiques, se libérant par rapport à l’être et au non être : un être peut devenir et avoir été sans se refuser et se nier d’avoir été, l’art est pouvoir d’itération qui n’anéantit pas la réalité de chaque recommencement ; en cela il est magique » [14].

Si nous voulons nous demander quelle ontogenèse se trouve derrière/sous/avant cette magie, si nous voulons tenter de comprendre comment l’objet d’art se fabrique, nous devons nous poser une question : est-ce que l’œuvre d’art opère ?

Revenons d’abord au processus de concrétisation de l’objet technique. Nous avons vu qu’il s’accomplissait dans l’apaisement. Lorsqu’il n’y a plus de lutte avec les éléments, lorsque les effets secondaires s’atténuent jusqu’à disparaître, il tend à sa concrétisation. C’est à la fois la libération de l’objet, son entrée dans une existence propre et sa naturalisation. Le signe de cet apaisement c’est que l’objet opère, tout simplement (mais pas seulement) qu’il fonctionne bien.

C’est une question à poser aux artistes. Ne connaissent-ils pas ce moment où ça fonctionne ? Ne connaissent-ils pas ce moment où il n’y a plus rien à ajouter, plus rien à enlever ? N’y a-t-il pas eu avant des moments de potentialité, d’incertitude, un conditionnement du présent par le futur.

Plutôt que de chercher des réponses à ces questions en examinant les œuvres de l’extérieur, nous nous proposons ici de poser la question aux artistes eux-mêmes. S’agissant du processus de création, s’il l’on veut sortir de l’hypothèse, la méthode de l’enquête nous semble la plus appropriée. C’est pourquoi un questionnaire s’annexe au présent texte.

Le présent travail ne se veut donc pas conclusif. Dans l’art, on ne se dirige pas avec des moyens satellitaires mais avec des cartes dressées à hauteur d’expérience humaine. Quand nous regardons les portulans anciens, nous sommes toujours attirés par ce que nous savons être des erreurs ou des approximations. Ces cartes ne disaient rien d’assuré sur les vents, les courants, les récifs, elles n’empêchaient pas les naufrages mais elles permettaient les voyages, que l’on choisisse le cabotage ou le grand large. Il arrivait d’ailleurs que l’on arrive ailleurs que prévu et c’était parfois une bonne surprise. Ainsi, notre bref parcours dans Simondon ne s’est fait ni au drone ni au GPS. Il propose aux navigateurs artistiques, qui de toutes façons ne se fient qu’à leur propre boussole, de tenter leur propre voie.

RODEUR, exposition Canalsatllite, Migennes, 2019

Nous visons néanmoins une destination, peut-être chimérique. Si nous pouvons mieux comprendre le processus d’accès d’une œuvre à sa propre libération, si nous trouvons des éléments de comparaisons dans des expériences diverses, nous pouvons envisager le processus artistique comme une opération, dans le sens [15] où elle ne peut être pensée à part de la structure, où les deux sont inséparables. Simondon envisageait comme « une théorie générale des échanges et des modifications des états », lui donnant le nom d’allagmatique, et qui peut se comprendre comme une science des opérations. Dire que l’œuvre d’art est un objet technique, en ce sens qu’elle comprend des relations entre des phases abstraites et des phases matérielles, essayer de comprendre ces phases et ces aboutissement, ce serait aborder la question esthétique sous l’angle allagmatique et possiblement monter dans une embarcation à destination inconnue.

QUESTIONS

Ce questionnaire s’adresse aux artistes, au sens d’individus connaissant des expériences créatives productives. Il concerne un processus supposé allant vers la délivrance/livraison d’une œuvre depuis la première idée ou même avant cette première idée, jusqu’à l’accès supposé à l’autonomie de l’œuvre, à la libération de l’objet.

Dans votre travail artistique, pouvez-vous identifier le moment de la première idée de l’œuvre ? Juste avant et juste après ?
Pouvez-vous identifier un environnement favorable à la survenue de ce fait générateur et à la poursuite du processus(milieu, relations, échanges…) ?
Dans la genèse de l’œuvre, identifiez-vous des moments où des problèmes sont à résoudre ? Comment les traitez-vous : résolution, contournement, évitement ?
Dans la genèse de l’œuvre, faites-vous une différence entre expérience de pensée et expérience matérielle ?
Identifiez-vous dans votre travail une ou plusieurs lignées, au sens où des œuvres différentes et espacées dans le temps serait liées dans un même processus ? Si oui, ces lignées peuvent-elles connaître un achèvement ?
Pouvez-vous parler d’achèvement de l’œuvre et si oui, diriez-vous qu’il s’agit d’un accès à un fonctionnement (ça fonctionne) et/ou d’un accès à l’autonomie de l’objet, à sa libération ?

Pour celles et ceux qui auront l’intérêt, la patience et l’amabilité de répondre à ces questions, nous serons très intéressés à les recevoir sur l’adresse suivante : allagmatique@gmail.com. Ces réponses serviront à faire progresser la présente réflexion, encore en ses commencements.

Notes

[1Ce déplacement est un acte familier aux amateurs d’art contemporain, avec le contresens institutionnel porté par Breton puis Goodman. Il est ici hors sujet.

[2La sphère d’Atmostat en est d’ailleurs une évocation peut-être volontaire…

[3SIMONDON,G, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012, p. 336.

[4DUHEM, L, La tâche aveugle et le point neutre, Cahiers Simondon, 2006.

[5Sans doute faudrait-il s’interroger sur la matérialité que cette immatérialité engage.

[6Ce que fait la phylogénétique, en révisant les classifications linnéennes, est du même ordre. Il y a des similarités sans histoire commune.

[7Ce que fait la phylogénétique, en révisant les classifications linnéennes, est du même ordre. Il y a des similarités sans histoire commune.

[8MEOT, p. 41.

[9Op. Cit., p. 57.

[10Op.cit., p. 71.

[11Op.cit., p. 75.

[12MEOT, p. 71.

[13MEOT p. 263.

[14MEOT, p. 275.

[15Cf. Le vocabulaire de Simondon, JY Château, Ellipses 2008. Les citations suivantes proviennent, grâce à cet ouvrage, de L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information (ILFI).

Frontispice : La part des Anges, L’art dans les Chapelles, Cuisset, 2013