dimanche 5 mai 2013

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L’enterrement des plaintes — hommages divers (Bâsho, Platon, Le Gréco...)

, Joël Roussiez

Je me disais dès le matin : c’est intéressant mon petit pin-pin et je me réjouissais de l’état des choses, d’une phrase lue dans un livre : « toute voyelle non marquée est brève », par exemple ou bien d’une proposition : « conçois donc, comme nous disons, qu’ils sont deux rois... », ou bien encore de la santé du corps qui s’éveillait tandis que la nuit à la fenêtre se présentait encore de manière mystérieuse et lointaine comme un animal qui attend.

Je me disais dès le matin : c’est intéressant mon petit pin-pin et je me réjouissais de l’état des choses, d’une phrase lue dans un livre : « toute voyelle non marquée est brève », par exemple ou bien d’une proposition : « conçois donc, comme nous disons, qu’ils sont deux rois... », ou bien encore de la santé du corps qui s’éveillait tandis que la nuit à la fenêtre se présentait encore de manière mystérieuse et lointaine comme un animal qui attend. Je songeais ensuite au sentiment de contentement qui était le mien et je m’imaginais aussitôt triste, ayant quitté mon amante, ou celle-ci m’ayant quitté brusquement, tentant alors vainement de me distraire au bal du Comte d’Orta où des figures un peu cadavériques, il faut le dire, dansaient vaguement ou bien murmuraient entre elles dans des recoins derrière les rideaux d’une alcôve. Que faisais-je là parmi ces gens alors que me taraudait l’absence de l’aimée : « ah ses cheveux et la finesse de sa peau, Mariella, que n’étais-je dans tes bras ! »... Et cette sorte d’évocation me réjouissais encore comme la scène d’une comédie ancienne jouée par un vieil acteur dont le jeu espiègle glissé à l’intérieur de moi excitait ma joie.

Et puis errant bientôt dans les salles vides au parfum humide et refroidi, je promenais mon ennui tandis que la clarté du jour passait doucement entre de lourds rideaux d’étoffe qu’on avait tirés ; j’allais donc à pas lents, ici et là, fatigué peut-être ou bien plutôt indifférent à tout, serré sur la vague douleur que provoquait l’abandon de mon aimée, la ravissante Mariella, que n’était-elle là !

Et puis avançant jusqu’à la chambre du maître, le Comte d’Orta, je poussais doucement la porte pour observer, comme si souvent je l’avais fait, son sommeil paisible en compagnie de Sylvie. Un chien alors vint me sentir les mains que je laissais pendantes et désœuvrées tandis que, seul dans ma posture immobile, le regard vif et actif cherchait parmi les vêtements à terre, les flacons et les verres, les signes de ce qui avait eu lieu. Mon esprit s’égarait ensuite dans la pénombre qui fermait les investigations de mes yeux et les retournait en quelque sorte contre moi qui éprouvais soudainement la violente tristesse d’être seul dans le matin naissant où tout le monde dormait. Je restais le pas suspendu à errer du regard sans discerner les choses, remarquant cependant le jour qui passait en une faible lueur entre les deux lourds rideaux de velours sur le côté du lit ; et c’est en suivant cette ligne lumineuse que je parvins toujours immobile à m’arrêter sur le visage du comte que je trouvais fort blême.

Le Comte avait insisté pour que le curé de l’église et les enfants de chœur soient sur le devant lorsqu’il arrivera qu’on l’enterre « parce que je serai mort » disait-il à Sylvie, et l’on avait placé les plus âgés sur l’arrière de la tombe encore vide, tandis que sur le devant les plus jeunes souriant baissaient la tête en regardant le trou. On avait mis à genoux le vicaire et les jeunes-hommes en dentelle et robe rouge tandis qu’on attendait depuis une heure le convoi mortuaire qui comptait quatre cents cavaliers et six cents hallebardiers dont on avait bandé les pieds et les sabots, afin qu’on ne les entendît pas dans les rues de Tolède où ne sonnait parfois que le timbre d’un mors, la boucle d’un harnais ou celle d’argent des chaussures des nobles. Car il y avait pour le Comte plus de cinq cents nobles de haute lignée, tête nue qui marchaient recueillis ; le Comte n’avait-il pas été pour eux le maître et le généreux père ? Sylvie sur le côté, le corps entièrement couvert d’un voile de satin, penchait gracieusement la tête en regardant venir le cercueil en bois d’ébène orné d’entrelacs et de volutes rehaussés par une gueule de chien en bronze, un ogar polski ou brachet polonais. Le Comte avait soigneusement choisi cette effigie qui lui convenait, disait-il, car il était lui-même un peu lourd. Au fur et à mesure que s’avance le cortège, les enfants de chœur reculent doucement et les nobles en habits noirs se mettent autour du corps qu’on a sorti du cercueil ainsi que cela se pratique dans certains village de la Mancha. Le curé Ninez se tient sur le bord droit et lève les bras en l’air, Sylvie a quitté le devant de la scène et s’est égarée à l’arrière plan, à moins, a-t-on dit plus tard, qu’elle ne soit devenue cette petite personne qui est l’enfant du Comte sur le côté gauche désignant son père d’un doigt, ayant déjà accepté avec grâce la mort qui est le destin de chacun... Le Comte, ces derniers temps, était obsédé par les heures qui passent ; il se levait matin et, avec précipitation, partait ainsi à travers champs courir, disait-il à Sylvie, après sa jouissance : le soleil et les brouillards dans les forêts et les prés.

On le voyait sourire certainement mais qui l’a vu passer de si bonne heure dans la campagne ?... Monter sur la montagne n’est pas si difficile et ses jambes alertes l’y emmenaient souvent. Parmi quelques éboulements, il parvenait aux landes qui étaient sa joie et son bonheur car elles étaient l’espace et son ciel limpide, la terre aride et sa surface variable, chacun à sa place, et la terre s’étalant et le ciel l’englobant, moi marchant dedans, disait-il à Sylvie... Et quand il revenait, son chien l’accueillait en sautant et le Comte sautait aussi car il était content. Sa journée alors commençait : il nous faudrait organiser un bal, une fête, le temps passe, je vieillis, disait-il et toute la maison aussitôt retentissait des préparatifs de la fête. On donnait un souper qu’on devançait par un goûter, on jouait à des jeux de société ; une société nombreuse y venait, tous gens charmants et bonshommes de milieux divers ; il y avait des clercs aussi bien que des gueux, il y avait surtout ses amis et c’est tout, voilà ce qu’il faut dire...

Un homme se nommait Comte d’Orgaz, il était venu un soir de l’automne au moment où commençaient les premiers froids, il revenait d’une longue pérégrination dans les pays du nord où déjà, racontait-il, la neige était tombée, il venait en passant saluer son ami, comte aussi comme lui et cousin d’un troisième lit à ce qu’ils en savaient tous deux, il venait se réchauffer au feu de l’amitié. « Le singe aussi aimerait avoir un petit manteau de paille », dit Basho ; c’est ainsi que le comte l’accueillit en ouvrant les bras. Il fit préparer des feux dans toutes les pièces de la maisonnée, on éclaira la pelouse encore verte sur le devant et aussi les grands arbres afin que ce fut comme si le soleil du matin se levait dans les feuillages. Il présenta Sylvie à ce lointain cousin et d’autres gens qui étaient là. Et c’est alors qu’on vit une belle fête comme jamais encore : devant, pour accueillir les invités, des jeunes gens en robes de velours rouge et dentelle fine ; derrière des hommes mûrs en noir et des femmes drapées dans de somptueuses robes de soie aux moires scintillantes et profondes ; certains hommes portaient écharpe blanche sur l’habit noir et des chapeaux à larges bords, ce qui donnait à leur silhouette un peu de mystère... Et l’on traversa les pièces en enfilade pour commencer, rendant hommage en passant aux portraits des ancêtres du Comte parmi lesquels on retrouva la grand-mère du cousin, une certaine Mariella y Ortaz de Vega qui ressemblait fort à Sylvie, ce qui fut dit et l’on sourit donc à ceci et à d’autres réflexions dans la bonne humeur et la joie...

Ah, que la vie est joyeuse au bras de la compagnie ! Les invités durant la promenade qui suivit autour du manoir, de la gentilhommière, du château suivant ce que chacun en disait, lâchaient leur compliment, « belles tours, ma fois ! Faites pour deux rois », disait une dame, amante platonique d’un Vicomte Bragelon qui pérorait gentiment « conçoit donc, mon ami... » et il allongeait les voyelles brèves comme un paysan gascon. « Joli rythme de façade, quant au marbre... » et l’on s’extasiait qu’il ne soit de Carrare et cependant si pur, le Duc de Bremonte enchérissait au bras maintenant de Sylvie « pour de la pierre, c’est de la pierre », disait-il en rougissant car il s’appelait Pierre et osait ce jeu sur le mot.

La vie était gaie qui se pavoisait ainsi de couleurs vives et de propos choisis dans les allées du jardin où attendait un buffet de fruits frais et des jus. Une petite sérénade fut jouée joliment par trois demoiselles de la cour du Comte qui n’avaient pas quinze ans ; leurs peaux fines luisaient si merveilleusement sous le soleil que le Comte d’Ortaz parla de pommes à croquer ; ce qui n’était pas très original, dit un cardinal mais plaisant tout de même, ajoutait-il en secouant une petite barbiche bien brossée qu’il lissa alors de sa main ornée de trois bagues aux rouges rubis. Rouges étaient les poissons qu’on sortit d’une nasse où l’on avait cru prendre des carpes de cent ans, carpes chinoises qui vivent si longtemps, se dit-on doucement à l’oreille tandis que l’expliquait le Comte lui-même : la carpe de cent ans est un met délicat ; et il jeta les quatre poissons rouges dans la vasque d’une fontaine en forme de coquille ; une jeune fille se pencha pour les voir alors évoluer, un homme se pencha aussi et entre eux se glissa un jeune homme qui toucha la jeune fille : alors ma cousine..., et l’ont eu une idylle gentille toute la soirée. Les invités continuèrent et on se trouva bientôt sous les voûtes de la cave où l’on se fit montrer les foudres de dix mille litres, les barriques alignées sur plus de cent mètres et sur quatre rangées, et les fûts à vieillir auprès desquels on goûta un nectar de malvoisie dans lequel baignait des raisins secs.

Mais voici que la nuit arrivait, bientôt ce fut la collation abondante et les vins somptueux, goûtez donc celui-là, n’a-t-il pas un goût de vanille séchée ? Et puis, on écarta les lourds rideaux de la salle de bal et l’on dansa aussi, jusqu’à minuit et plus, buvant ici et là des petits verres d’un vin frais et pétillant qu’on pouvait accompagner de minuscules gâteau secs ou crémeux... La jeune Sylvie ouvrait le bal avec le Comte d’Ortaz, voyez comme elle danse et sa jeune peau qui brille ; les couples allèrent derrière en de jolies figures ; chacun fit de son mieux, on s’amusa et si l’on ne dansait pas, on discuta de ceci et de cela afin que le temps passe paisiblement...

Le temps passe, comme il passe ! disait l’homme qui s’appelait Ortaz et se trouvait être comte tandis qu’il suivait des yeux avec contentement les caracoles et les élans des danseurs qui n’étaient plus de son âge, disait-il aussi se mélangeant un peu la langue car le pétillant y contribuait. Il marcha en compagnie du Cardinal qui lui expliqua les nombreux avantages de l’augustinisme, la foi voyez-vous est au-delà de la raison..., et le comte qui n’était pas joueur prenait ces paroles pour des gentillesses. La soirée se poursuivit par un grand jeu de colin-maillard durant lequel les jeunes gens s’en donnèrent beaucoup. J’étais moi aussi en joie, joyeux donc que l’on s’amusa et je déambulais sans me soucier de rien, heureux d’entendre la musique qui vint à point pour accompagner les désirs nouveaux nés des légers contacts que le jeu favorise. Les plus vieux quittèrent la fête en s’excusant gentiment, laissant le vaisseau de la grande salle dépeuplé sur ses bords où étaient les canapés qui furent abandonnés. Mais bientôt on baissa les lumières. Une douce musique vint calmer les ardeurs pour plus d’intimité et de confidence ; les canapés furent investis, on servit du chocolat avec des alcools doux et raffinés, que l’un offrait à l’une tandis que l’autre le proposait à l’un, ce n’était pas sans façon.

Dans l’art de l’amour, il faut des précautions. Je songeais à Mariella, que n’était-elle là et je me réjouissais de ma mélancolie, allant même jusqu’au balcon sur lequel jouaient quatre jeunes chats, était-ce mes pin-pin, me dis-je stupidement. On aime parfois cette idiote disposition qui ne retient pas la parole. Le Comte d’Ortaz me rejoignit pour me dire combien il aimait le calme de la nuit depuis qu’il était vieux en âge, selon son expression. Il connaissait mal Saint Augustin cependant cela lui était égal ; c’est à cause du Cardinal, je ne le voudrais fâcher... On marcha dans le jardin, des senteurs erraient dans les allées de sable sec tandis que l’humidité des bosquets les transformaient en effluves d’humus et d’herbe verte. Il demanda tout soudain à s’asseoir sur un banc de pierre qu’il y avait à deux pas et sous le rayon d’une lune assez pleine, je continuais mon chemin jusqu’à la rivière dont j’entendais non loin le ruissellement. J’avançais doucement sur l’herbe mouillée ; sans faire un bruit, je jouissais d’être caché de tous et loin du bal dont j’entendais la rumeur. J’allais d’un pas lent imitant le sérieux de la tristesse, jouant avec moi-même et me plaignant de la perte de mon aimée adorable, Mariella l’aimable demoiselle, me disais-je, et je baissais la tête en signe de chagrin. J’errais ainsi sur la rive et puis dans un petit bois sombre dans lequel je m’égarais assez longtemps mais dont je sortis subitement à l’appel d’une parole qui disait : il y a deux rois...

Si le monde physique est visible, le monde intelligible ne l’est pas. Je découvris alors le Comte d’Ortaz, dans une pose curieuse, bras levé en direction du ciel, assis sur le même banc et comme désignant quelque chose, la lune, les étoiles ou l’obscurité de la nuit. Il me sembla alors prisonnier d’une illumination car alors regardant le ciel, je m’aperçus qu’il était couvert et sans autre luminosité que le rayon faible d’un flambeau qui brûlait auprès de lui. Ah, le feu du foyer qui réchauffe les mains, me dit-il, et je constatais alors qu’il avait le visage fort blême.

Je regagnais par le grand escalier la salle de bal où dans des alcôves s’embrassaient des couples voluptueux, quelques hommes désœuvrés parlaient doucement en buvant des alcools, assemblés par groupes de trois ou quatre le long du buffet, d’autres dans des fauteuils somnolaient ou bien regardaient la salle sans expression ; quelques danseurs dodelinaient lentement au-dessus du plancher brillant qui renvoyait leurs ombres chancelantes. Du bruit parvenait jusqu’ici, on s’amusait fort dans les cuisines et la gaîté qui se répandait ainsi avait le goût de la maison ; nous étions donc dans la chambre des enfants, éveillés encore alors qu’il aurait fallu dormir, jouant doucement entre nous tandis que les parents festoyaient. Ah, que j’ai sommeil, il me faudrait un bon lit, c’était le Cardinal Povitchi qui baillait en mangeant un de ces petits gâteaux fait d’une prune à la gnôle enrobée de chocolat reposant sur une minuscule tarte à la menthe et aux noix. Non loin de lui se tenait le jeune Roberbella qui était le frère de Mariella, ah, mon cher ami que je suis content, je le lui dis et pourtant suivant ce que je montrais, il me répondit que j’avais l’air mélancolique et probablement que c’était la fatigue ; et moi, je songeais à Mariella qui n’était pas là, et je baissais la tête pour cacher mes yeux et me complaire dans cette jolie pose. Et puis soudain..., soudain, on alluma les lumières, la fête reprit ; tous ceux qui s’étaient divertis et réconfortés d’une collation de gibier et de vin lourds aux cuisines, entrèrent bruyamment.

Ah, que la vie est belle en compagnie de gens joyeux, voyez comme le velours vert va bien à mon teint, et cette chaussure cramoisie n’est-elle pas seyante ? Oh, moi ce que j’en dis, c’est pourvu qu’on s’amuse... Et tandis que l’aube pointait doucement la fête reprit un peu d’élan, joyeusement mais plus doucement, si doucement parfois qu’il s’y exprimait des sentiments d’amitié et d’amour... Jusqu’à quand durera l’aube et cette joie tranquille qui voit venir le jour ; jusqu’à quand ? Oui, je soupirais tandis que les invités se préparaient à partir. C’était charmant, disait-on, mais comment s’appelle donc la jeune fille..., oh mais je ne crois pas au monde des idées ; et pourtant c’est un monde ; et on enfilait la veste de sortie par dessus l’habit de soirée. Quelques voitures s’avançaient aux abords du perron, et de se dire adieu était tout à la fois triste et réjouissant car on allait vers son lit ou bien vers plus de calme tandis que se levaient les premiers rayons d’un soleil encore doux.

L’enterrement du cousin du Comte, comte aussi mais d’Ortaz se fit le lendemain, il était mort dans le lit de la chambre bleue, celui, disait-on, où était mort aussi son aïeul, le baron qu’on appelait Augustin, d’un coup de sang qui lui vint à la suite d’une longue chevauchée de chasse à travers les marais ; et si maintenant son lointain descendant était mort à la suite d’un bal, n’était-ce pas alors un péché ? Car qui s’amuse..., et on en pensait long dans les couloirs du couvent chargé des préparatifs. Il y avait beaucoup de monde, les enfants de chœur en robe rouge et dentelle avaient été placés derrière, on ne les voyait donc pas tandis qu’étaient devant les noble et le roi lui-même qui s’était déplacé. Le corps du défunt fut à un certain moment descendu ; puis, accueilli par deux évêques aux chapes mordorées qui le prirent simplement dans leur bras. Pendant ce temps, la foule des nobles se tenait en silence dans l’habit absolument noir que rehaussait un col blanc qui servait aux cérémonies de cour et d’enterrement. Je passais parmi ces gens avec contentement, suivant à pas lents le mouvement d’une tristesse qui m’exaltait un peu, Mariella perdue, n’était-ce pas la mort maintenant qui rôdait ? Ah, mourir à l’aube, me disais-je doucement et je marchais ainsi parmi la foule qui s’écartait. Les deux évêques se penchaient, ils prenaient grand soin du comte et cela me faisait plaisir. On avait habillé le cadavre d’une armure ancienne qui brillait et dont le col était ouvert et laissait paraître une collerette blanche qui adoucissait agréablement les traits du visage un peu jaune. Un homme en habit sobre et sombre me demanda qui était le comte et je remarquais que c’était un étranger, un Grec probablement, me dis-je, et cette remarque me fit plaisir, je ne sais trop pourquoi... Quoi qu’il en soit de l’enterrement quelques jours plus tard, je partais moi aussi pour un voyage en compagnie de ce Grec qui me facilita bien des choses. J’avais en effet résolu de quitter pour un temps ces lieux où la présence de la belle Mariella me faisait défaut et parfois souffrir. Le Comte malgré la perte récente de son cousin y consentit car, dit-il, il me faut de gais compagnons plutôt que des mélancoliques.

Je partis sur un bateau qui passait par Gênes, nous essuyâmes deux tempêtes et la peur que j’en éprouvai me calma. Le Grec m’expliqua tout au long du trajet que le monde était constitué doublement d’une scène visible ou matérielle et d’une autre invisible mais intelligible ; il m’expliqua tout cela de manière fort simple prenant l’œil comme exemple ; ce dernier, à l’image du soleil, jetant un rayon sur les choses qui en étaient éblouies et donc intelligibles... On accosta sur une plage afin d’éviter quelques frais supplémentaires qu’on faisait payer au port et puis, par une marche de quelques heures, nous entrâmes dans la ville qui était fortifiée de cinq tours et trois remparts. La vie dans cette ville était facile et nous avions de l’argent. On connut quelques charmantes demoiselles mais mon humeur un peu triste ne me permit pas de profiter des plaisirs qui m’étaient offert, cependant, cela me détendit et c’est avec plus de sérénité que je mangeais, me promenais ou bien lisais. La tristesse même m’était devenue agréable et bien que me penchant souvent sur les flots, la joie de m’y enfoncer me tentât, je ne m’y jetais pas. Mais, au contraire déjà, je me proposais d’accompagner le Grec à Candie qui était chez lui. Nous partîmes sur le bateau d’un commandant crétois, on dut se réfugier plusieurs fois dans l’anse de quelques ports ou chercher des abris le long des côtes désertes car il nous fit de fortes intempéries de grêle même et de pluie.

On resta plusieurs jours non loin de l’île de Corfou pour ravitailler en eau douce, il ne faisait cependant pas assez chaud pour se baigner, ainsi le Grec et moi-même entreprirent une petite escapade vers le centre de l’île qui s’appelait Palagruza où l’on trouva des vestiges romains et une source qu’on nous dit miraculeuse. « Tu plonges ton cœur dans l’eau et tu es guéri », nous déclara une charmante jeune fille aux yeux pers, le sourire espiègle aux lèvres et la bougeotte dans les membres ; on se laissa conduire jusqu’à un petit vallon où des rangées d’oliviers dans le silence semblaient se cristalliser ; nous marchâmes sur la terre sèche et poussiéreuse qu’on avait travaillée tout autour d’eux ; un vieillard au loin nous fit signe et la jeune fille cria « viodj Djo » nous quittant brusquement pour courir jusqu’à lui. C’était sa petite fille et elle se nommait Rašeljka, la consonance de son nom plaisait beaucoup à mon ami Grec. Ainsi l’appelait-il souvent tandis que tous quatre nous nous dirigions vers un affaissement de terrain qui nous obligea à descendre sur les fesses en nous retenant à des herbes, la chose fut amusante et cela nous lia un peu, que sont-ils devenus tous aujourd’hui, je m’en plains !

Dès le matin pourtant, je me réjouis de l’état des choses, je lance des phrases qui me plaisent, je dis : voici qu’on enterra le Comte longtemps après que je fus revenu de voyage. Je l’avais pourtant retrouvé inchangé après plus de deux ans où il m’avait semblé oublier Mariella que j’aimais tant ; mais il avait fallu que je la croise au détour d’une ruelle une belle journée de mai... Que n’en suis-je mort, me dis-je, car je dus en être retourné... Il était encore tôt, la lumière ne pénétrait que dans certains endroits étroits et discrets où se tenaient souvent la silhouette en long manteau d’un pauvre homme qui prenait le soleil et s’y chauffait en compagnie des pierres et de la chaux des murs. Je m’apprêtais à traverser une ruelle pour en gagner le côté ensoleillé lorsque me vint heurter un petit gamin qui faillit me renverser. Je le saisis par le burnous et le secouais un peu pour le réprimander quand une main se posa sur mon l’épaule. Ce n’était pas sa main mais celle de sa servante. Mariella se tenait derrière, elle me regardait douceur... Et moi, je ne proférai pas un mot. Je vis dans ses yeux de la tendresse même ; pourquoi ne dis-je rien à celle que j’aimais ?... Pardonne-moi, Comte mais il me fut impossible de m’élever jusqu’à elle, voilà ce qu’il m’en semble. Le Comte eut un sourire et me prit le bras, nous allâmes au jardin au bord de la rivière dont le cours crissait sur les graviers des rives.

Nous nous arrêtâmes en un endroit calme où l’eau s’étendait dans ce qu’on aurait pu nommer un port mais qui n’était qu’une anse assez étroite où ne pouvaient loger que trois barques. Tu vois, me dit le Comte, il y a trois barques amarrées dans cette anse, quatre n’y rentreraient pas. Et je compris alors que le Comte était l’amant de mon aimée qui avait pris mari durant ma longue absence... Et nous étions tous deux contents de le savoir, de savoir aussi que nous étions amis et qu’à travers Mariella, nous aimions quelque chose qui nous était commun. L’eau coulait comme la lumière coule du soleil suivant ce qu’en expliquait mon ami Grec mort en ce jour où à travers le Comte se racontait l’histoire d’un jeune homme qui aimait une fille qui en aimait deux autres... On enterra le Comte le lendemain de cette fête où je vis son visage blême sur le lit de sa chambre en compagnie de Sylvie. Comment vivre, en quelle demeure, par ces jours au destin mauvais, ne me l’étais-je pas dit tout doucement tandis que seul je marchais sur l’île de Crète, et ne fallait-il pas maintenant tandis que les enfants de chœur reculaient pour laisser place au défilé des nobles, murmurer ce refrain qui enchantait l’instant et le faisait glisser dans une vie plus intense..

Comme si revenait un temps de tristesse et de mort, le catafalque dont les rideaux battaient au vent semblait avoir été pillé, les bannières claquaient sous la venue soudaine de brusques souffles d’air brûlant ; du désert des plateaux, n’était-ce pas le vent d’Afrique qui prenait son élan et harcelait la foule qui s’épongeait le front ; n’était-ce pas le même vent qui m’avait desséché en Crète, mauvais vent de fournaise qui vint errer ensuite tandis que le prêtre en habit sobre de dentelle fine et transparente passé sur la chasuble noire, écartait ses deux grands bras pour laisser passer en chape mordorée le diacre Étienne et l’évêque Augustin. Pliez le genoux gens de la foule, voici que viennent les deux saints malgré le vent mauvais... Et je me réjouis de cette phrase aussi, dans les rêveries encore mêlées à la chaleur du lit.

Le thé fume dans la tasse de porcelaine, la nuit devant la fenêtre recule et la clarté monte doucement, on médite moi et mon corps sur l’avenir de la journée, que fera-t-on ? Et voici que descendu sur les fesses pour aller à la source miraculeuse, il se trouva que la jeune fille prit la main de l’ami Grec, mon Dieu pourquoi agissent-ils ainsi ? Le grand-père de Rašeljka n’y voyait aucun mal, ou bien ? Nous allâmes par une sente, les abricotiers étaient en fleurs peut être, ou peut-être qu’ils portaient de gros fruits, ô succulents sur les lèvres et si sucrés ! Et Rašeljka montrait ses dents brillante sous le soleil doux... La source était bordée de quatre pierres usées, chacune bien placée afin qu’on pût s’asseoir et confortablement mettre ses pieds dans l’eau. L’eau coulait doucement contre les rives herbues et parfois glougloutait dans un creux d’argile ou de gravier. Mon ami Grec en regardant au loin chanta doucement l’air bien connu : ah, que je suis bien ici mais il me faut partir... Rašeljka qui lui tenait la main, la retira ; le grand-père vit ce geste et soudain parut soucieux. Sous le soleil, nous étions bien. « Tu plonges ton cœur dans l’eau et tu seras guéri mais je n’y plonge que les pieds, Rašeljka », je me moquais mais « tu n’es pas assez sérieux ! » me répondit-elle et sa voix dans la joie paisible de ce moment, me rappela Mariella dont j’eus la nostalgie. Et puis voilà, elle sauta dans l’eau et se mit avec les deux mains à nous éclabousser...

Il nous fallut donc revenir au navire, le grand-père tint à nous accompagner ; il renvoya sa petite fille qui bougonna, partit sans se retourner, puis sourit ; fit ensuite des signes de loin tandis qu’elle courait sur le chemin au bout duquel se trouvait leur maison. Avant de monter à bord, le grand-père retint l’ami Grec par la manche et tous deux parlèrent. Les voiles furent hissées, on fit route sans encombre jusqu’à l’île de Candie, je fus reçus comme un prince par toute la maisonnée de l’ami qui avait palais d’été et d’hiver, l’un au bord de la mer l’autre plus haut dans les forêts de pins où soufflait un vent frais. On fit des excursions, on pratiqua des jeux, nous étions jeunes, nous allâmes à la pêche et nous rentrions tard pour admirer les couleurs du couchant qui rendaient ces rivages roses. La rame ne fait aucun bruit sur la mer, le bruissement de l’eau impose le silence, une grande ombre s’étend... Parfois nous restions là longtemps et nous nous endormions dans la barque ; ainsi, les portes de l’Orient ne s’étaient pas encore ouvertes au soleil, que nous étions déjà levés croisant dans la lagune et chassant les poissons et les crabes. Mais il vint un jour...

Le jour se lève autour de la maison, le soleil passe au travers des feuillages et distribue des halos dans l’espace parmi les herbes des champs clos. Il vint un jour et je m’en réjouis, où mon ami Grec fut appelé au château du Comte Franc qui dirigeait l’île pour le roi Othon. On l’avait pressé de forcer mon ami au mariage de Rašeljka car il devait en être ainsi. De quelles coutumes venaient que de tenir la main engage le garçon, le comte ne voulait le savoir mais l’île de Palagruza était liée à son commandement, il ne pouvait se dérober. Mon ami Grec décida de faire le voyage, il comptait s’arranger avec trois bourses d’or. On le retrouva mort et morte aussi la belle Rašeljka, quel malheur ! Il débarqua un jour d’enterrement, cela laissa du temps aux deux promis. L’enterrement dura longtemps, des gens étaient venus des îles alentour et même du continent... On avait placé autour de la tombe, trois rangées d’hommes pieux qui baissaient la tête et marmonnaient des litanies anciennes. Deux officiants en habit rouge et toque, avec quelques hommes en noir mais à l’écharpe blanche formaient autour du prêtre et des enfants de cœur un ensemble disparate serré près d’une croix fine d’ébène et de fer. Les femmes séparées des hommes se tenaient derrière, certaines étaient distraites par le convoi et les arrangements qu’il fallait prendre pour la conformité de la cérémonie. Les deux promis se trouvèrent sur le bord du groupe des hommes et de celui des femmes si bien qu’ils purent se comprendre par signe.

Je comprends ton langage, tu comprends le mien, ne sommes-nous pas amis ?... Ils trouvèrent un abri dans la grotte dite de Yénoc ; c’est d’un côté de l’île où l’obscurité paraît plus sombre encore, personne n’y va que les brigands car la côte est sauvage et les flots dangereux. Et puis, on ne sait pas, ce qu’il advint ensuite, je t’aime tu le sais, je t’aime, je l’ai dit ; mais pourquoi nous marier ? Grand-père se calmera car l’amour est volage aussi bien que la haine... Ils dormirent la nuit, pas d’épée entre eux mais les bras l’un de l’autre, j’aime serrer ton corps et tu aimes sentir le mien, ne dormons que très peu pour goûter plus souvent les plaisirs de nos sens. Ô vent, ne souffle pas et vous courants, ne m’entraînez pas. J’attends l’instant trois fois heureux et voici que vient le soleil resplendissant ; combien je les regrette ceux qu’on retrouva morts au matin dans la grotte sans qu’on sut comment était venue la fin !

J’ai suivi mon chemin et j’ai suivi le leur, sur la côte déserte je suis allé jusqu’à la grotte de Yénoc, et dans l’obscurité j’ai recherché les traces. Le néant les a pris, dis-je au grand-père qui me montra la tombe, une tombe inconnue, un petit cimetière sans l’ombre des cyprès ; voici que la tristesse coule doucement dans ma gorge, il me vient un sanglot mais je suis heureux, heureux comme je le fus lorsque, racontant l’histoire émouvante à Sylvie, elle me prit dans ses bras et mêla ses pleurs aux miens...