vendredi 31 décembre 2021

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L’écrit, l’écran, l’esprit : « peanser » la réflexivité dans le milieu numérique

, Anne Alombert

Inventer "le monde d’après" en suivant les traces de Bernard Stiegler

Introduction : apocalypses et révélations

A partir du mois de mars 2020, la pandémie de Covid 19 et les différents confinements qui l’ont suivi ont été décrits par de nombreux auteurs et dans de nombreux médias comme la fin du « monde d’avant » : il s’agissait ainsi d’engager les représentants politiques et les citoyens à inventer le « monde d’après ». Un an plus tard néanmoins, le « monde d’après » semble avoir du mal à émerger : de variants en variants, de vaccins en vaccins, de doses en doses, c’est bien le « monde d’avant [1] » qui semble se prolonger, accélérant sa course vers ce que les scientifiques du GIEC décrivent aujourd’hui comme un « point de rupture », caractérisé par une augmentation sans précédent du réchauffement climatique et par la multiplication des catastrophes écologiques [2]. Alors que les conditions de vies semblent de plus en plus menacées sur la biosphère, le seul « monde d’après » qui semble se profiler est celui des « métavers », univers numériques parallèles auxquels nous pourrions accéder depuis nos salons grâce à des casques de réalité virtuelle. Si c’est bien la fin d’un monde qui s’est amorcé à travers la crise sanitaire, loin de conduire au « Royaume de Dieu », cette apocalypse semble plutôt annoncer l’avènement du règne de Mark Zukerberg [3], dont l’entreprise, qui possède déjà un réseau social planétaire, entend désormais prendre le contrôle des espaces virtuels, alors même que la toxicité de ses technologies relationnelles apparaît au grand jour. Les récentes révélations de la lanceuse d’alerte Frances Haugen [4] ont en effet montré qu’un réseau social comme Instagram pouvait présenter de graves dangers pour la santé mentale des jeunes générations, des adolescentes notamment, révélant ainsi les effets pathologiques que peuvent engendrer les technologies numériques sur les processus psychiques.

En ces temps apocalyptiques, de telles « révélations » devraient peut-être nous interpeller : le terme « apocalypse », issu du terme grec « apocalupsis » qui signifie « révélation », semble suggérer que toute situation apocalyptique porte en elle une part de découverte ou de vérité, et contribue aussi, malgré tout, à dévoiler un impensé. Par delà les prédictions d’effondrement écologique annoncées par les scientifiques, par-delà les projets d’univers virtuels annoncés par les industriels, qu’est-ce que la situation contemporaine pourrait-elle donc nous révéler ? Outre ses conséquences macro-économiques et macro-politiques, il semble que dans le quotidien de tout un chacun, l’expérience de la pandémie, puis du confinement, ait d’abord été celle de l’omniprésence des écrans, et des technologies numériques plus généralement. Il est alors apparu à tous, que nous le voulions ou non, que les dispositifs numériques n’étaient pas de simples outils ou de simples moyens que chacun serait libre d’utiliser selon ses propres finalités, mais qu’ils constituaient bien plutôt un milieu dans lequel nous nous trouvions tous plongés, et dont les règles semblaient bien souvent nous échapper.

Image générée par ordinateur par l’Agence Spatiale Européenne (ESA/AFP)

Milieu technique sans doute, mais aussi milieu mental, pour ceux qui passaient leurs journées devant Netflix, milieu social, pour ceux qui rencontraient leurs amis sur Zoom, milieu professionnel enfin, pour ceux qui travaillaient à distance à l’aide de divers logiciels. Outre leurs caractère de « milieu », omniprésents et ubiquitaires, les écrans numériques ont aussi révélés leur ambiguïté : ils permettaient d’assurer la « continuité pédagogique » tout en menaçant les capacités attentionnelles, ils permettaient de nous rapprocher malgré les distances tout en nous empêchant parfois de communiquer avec nos prochains, ils nous permettaient de nous connecter mais aussi de nous contrôler, ils nous rendaient toutes sortes de services, mais ils semblaient aussi nous utiliser. Bref, la technique est apparue à la fois comme le milieu de nos activités mentales et de nos relations sociales, mais aussi comme un milieu intrinsèquement ambivalent, comme ce qui constitue ces activités et ces relations, et comme ce qui peut aussi, du même coup et dans le même mouvement, les détruire ou les réduire à néant, à l’image du « pharmakon » décrit par Platon [5], qui signifie à la fois le remède et le poison, la drogue dont on ne peut se passer, mais contre les effets de laquelle il faut toujours veiller à lutter.

The Social Dilemma, Jeff Orlowski, Netflix, 2020.

A en croire les analyses de Jacques Derrida et de Bernard Stiegler, cette conception de la technique comme « milieu pharmacologique », qui semble s’être révélée à l’occasion de la pandémie, constitue précisément l’impensé de la métaphysique : ce que la tradition philosophique ne serait jamais parvenu à envisager, ce qu’elle aurait toujours réprimer ou dénier. Plus encore, selon Derrida et Stiegler, c’est seulement à partir de cette répression ou de ce déni que quelque chose comme un logos philosophique aurait pu se déployer, fondé sur les oppositions entre pensée et technique, esprit et matière, intelligible et sensible, intellectuel et manuel, intériorité et extériorité – autant d’oppositions que, selon les deux auteurs, une prise en charge de la question de la technique aurait impliquer d’inquiéter [6].

En effet, si le milieu technique est constitutif de nos vies psychiques et collectives, alors les oppositions entre symboles et supports ou entre dedans et dehors doivent être questionnées. Si le milieu technique qui rend possible les activités mentales et les relations sociales peut aussi les détruire, si la condition de possibilité peut toujours se renverser en une condition d’impossibilité, alors c’est l’opposition même entre le bien et le mal qu’il faudra interroger. On comprend donc la difficulté proprement philosophique à laquelle nous confronte la situation contemporaine : en révélant la technique comme un milieu pharmacologique, elle nous met ainsi devant la nécessité de penser ce que nos catégories traditionnelles servaient à masquer, elle nous dévoile ce que nous n’avons pas encore les moyens d’appréhender. C’est peut-être d’abord en ce sens qu’il s’agit d’une apocalypse, et qu’il reste un nouveau monde, ou du moins un nouveau langage, à inventer.

En effet, par delà les grands discours transhumanistes sur les « intelligences artificielles » et les « machines spirituelles » [7], la véritable question semble plutôt être celle de savoir comment le nouveau milieu technique affecte nos capacités cognitives et psychiques, nos mémoires, nos perceptions, nos imaginations - nos facultés de nous souvenir, de penser et de nous projeter. Mais pour saisir la manière dont les technologies actuelles transforment nos capacités réflexives, il est nécessaire de remonter aux technologies qui les ont précédé, de réinscrire la mutation contemporaine dans son historicité - depuis les supports littéraux ou picturaux jusqu’aux supports digitaux ou numériques, en passant par les supports analogiques (photograhiques, phonographiques, cinématographiques).

1. « Le dehors est le dedans » : réflexivité psychique et réflexivité technique

Dans un essai de 1969 intitulé « La dissémination », Jacques Derrida amorce de telles considérations. Le cinquième paragraphe de cet essai s’intitule en effet « L’écriT, l’écrAn, l’écrIN » : comme nous pouvons le voir ici à l’écran, certaines lettres de ce sous-titre sont écrites en majuscules - le T de « écriT », le A de « écrAn » et le IN de « écrIN ». De ce fait, à travers les trois mots « écriT, écrAn, écrIN », un quatrième mot s’écrit en filigrane. Ce quatrième mot, nous ne pouvons pas l’entendre, mais nous pouvons le voir apparaître à travers les signes graphiques, comme une image subliminale : si on lit uniquement les majuscules, c’est le mot « tain » (T-A-IN) qui se reflète silencieusement à travers les lettres. Ce n’est sans doute pas un hasard si le mot « tain » semble ici se refléter, car le « tain » désigne justement un mélange de métaux (d’étain et de mercure) qui est apposé sur les miroirs et qui leur permet de réfléchir ou de renvoyer la lumière. Le tain désigne donc la substance qui donne au miroir sa fonction réflexive ou réfléchissante : en effet, avant de désigner la capacité subjective ou spirituelle de penser, de s’interroger ou de raisonner, la réflexion ou la réflexivité désignent une propriété objective ou matérielle, à savoir, la capacité d’une surface ou d’un support à renvoyer ou réfléchir la lumière.

Narcisse, le Caravage, 1597–1599
Galleria Nazionale d’Arte Antica. CC : Carole Raddato. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Narcisse_(Le_Caravage)#/media/Fichier:Narcissus_by_Caravaggio,_1597%E2%80%931599,_Galleria_Nazionale_d’Arte_Antica_(21836123485).jpg

Ainsi, s’il est possible de dire d’un sujet qu’il est réflexif ou réfléchissant, il est aussi possible de le dire d’un objet : on le dit habituellement du miroir, qui nous renvoie notre reflet ou notre image, mais l’on pourrait aussi le dire de l’écran de cinéma, qui renvoie au public les images projetées sur lui par le faisceau lumineux de la lentille optique. Au cinéma en effet, c’est la projection physique et matérielle de la lumière depuis la lentille jusqu’à l’écran, puis de l’image depuis l’écran jusqu’aux yeux des spectateurs, qui rend possible la projection psychique ou imaginaire des spectateurs dans la vie des acteurs ou des personnages – projection qui les conduit parfois à s’identifier aux acteurs ou aux personnages, au point de vouloir passer « de l’autre côté de l’écran » (ou du miroir), même si, comme le rappelle Derrida, l’écran, « surface visible de projection pour les images », est aussi « ce qui interdit de voir de l’autre côté » [8]

La Rose pourpre du Caire, Woody Allen, 1985

Bref, si la réflexivité peut être la propriété d’une « âme » ou d’un « esprit », qui sont en cela dotés d’une capacité spéculative, elle peut aussi être celle d’un miroir ou d’un écran, qui sont en cela dotés d’une capacité « spéculaire ». Et si la « spéculation » est traditionnellement considérée comme l’activité de l’âme, là où la « spécularité » est traditionnellement considérée comme la propriété du miroir, le terme de « psychè », comme le remarque Derrida dans le livre du même nom [9], désigne à la fois l’âme et le miroir.

2. La « revenance » des esprits à travers les écrans

Pour Derrida en effet, et pour Bernard Stiegler à sa suite, qui tirera les conséquences théoriques et pratiques d’une telle idée, la réflexivité, souvent considérée comme une capacité mentale, constitutive de l’intériorité des sujets conscients, et que l’on pourrait donc qualifiée de « réflexivité psychique », est en fait conditionnée par une réflexivité « technique », c’est-à-dire, par la possibilité pour le sujet réfléchissant, de s’apparaître à lui-même dans le monde, à travers toutes sortes d’écrans que constituent les différents artefacts, images et objets qui l’entourent, sur lesquels il projette son « esprit », et grâce auxquels, il peut surtout accéder aux « esprits » des autres, aux esprits de ses contemporains, mais aussi aux esprits de ceux qui l’ont précédés, et qui peuvent ainsi revenir le hanter, comme des « esprits » justement, c’est-à-dire, comme des spectres ou des revenants [10].

Jacques Derrida dans Ghost Dance, Ken Mc Mullen, 1983

Ainsi, c’est parce que les visions des hommes du Paléolithique supérieur se sont extériorisées sur les parois des cavernes que nous pouvons aujourd’hui accéder à ce que Georges Bataille décrit comme l’origine de l’art [11] et à ce que Marc Azéma décrit comme la préhistoire du cinéma [12].

Grotte de Lascaux
CC : Prof saxx Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Grotte_de_Lascaux#/media/Fichier:Lascaux_painting.jpg

C’est parce que les pensées de Socrate se sont sédimentées dans les livres de Platon que nous pouvons aujourd’hui accéder à ce que Jean-Pierre Vernant décrit comme l’origine de la philosophie [13].

Début du Phèdre de Platon
Parchemin Codex Clarkianus 39, bibliothèque Bodléienne.
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ph%C3%A8dre_(Platon)#/media/Fichier:Codex_Clarkianus_Phaedrus.png

C’est parce que les improvisations de Charlie Parker se sont enregistrées dans les disques que nous pouvons aujourd’hui accéder à ce que Ross Russell décrit comme l’origine du jazz moderne [14].

Pochette de disque de Charlie Parker

C’est parce que l’image de Charles Baudelaire s’est figée sous le pinceau d’Edouard Manet ou sur la pellicule photographique de Félix Nadar que nous pouvons aujourd’hui nous figurer le visage du poète.

Baudelaire, Edouard Manet, 1865
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Edouard_Manet_-_Baudelaire.jpg
Baudelaire, Félix Nadar, 1855
Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:F%C3%A9lix_Nadar_1820-1910_portraits_Charles_Baudelaire_2.jpg

C’est parce que les rêves de François Truffaut ou d’Hayao Myasaki sont devenus des films que ces réalisateurs peuvent nous faire rêver aujourd’hui.

La nuit américaine, François Truffaut, 1966
Le vent se lève, Hayao Miyazaki, 2013

Et c’est parce que les savoirs de toutes sortes de contributeurs se sont extériorisées sur la plateforme Wikipédia que nous pouvons désormais profiter de la première « encyclopédie participative [15] » de l’histoire de l’humanité.

Bref, qu’il s’agisse des supports picturaux, littéraux, photographiques, cinématographiques, ou numériques, ceux-ci constituent autant d’écrans dépositaires d’une mémoire collective, dans lesquelles se sont projetées les générations passées et dans lesquels se projetterons les futures générations. Pour Derrida comme pour Stiegler, il n’y a d’esprit qu’à cette condition : la mémoire psychique, qui suppose elle-même une mémoire nerveuse et cérébrale, procède de l’intériorisation d’une mémoire collective toujours déjà extériorisée sur des supports, et qui se verra intériorisée, transmise et transformée à travers le processus de l’éducation [16].

3. De l’oral à l’écrit : analyse et synthèse littérales

Si les travaux de Derrida sur ces questions se limitent (d’une certaine manière) à cette constatation, les travaux de Stiegler se caractérisent à l’inverse par la tentative d’étudier très concrètement cette co-évolution entre les supports techniques et les capacités mentales ou psychiques, en s’intéressant notamment au passage des supports littéraux aux technologies analogiques puis aux technologies numériques. Pour ce faire, Stiegler mobilise le concept de grammatisation. Selon Stiegler, un processus de grammatisation, se caractérise par la spatialisation d’un flux temporel et continu sous la forme d’unités ou d’éléments discrets et matériels [17] : en ce sens, l’écriture littérale constitue un processus de grammatisation, à travers lequel le flux temporel et sonore de la parole ou du discours, se spatialise sous forme d’éléments discrets et visuels (les lettres, les mots, les phrases). Comme l’ont montré les travaux de l’anthropologue Jack Goody [18], cette spatialisation du discours offre des possibilités réflexives nouvelle : non seulement elle permet de conserver une trace des sons émis, mais elle permet surtout de « faire rebondir ses pensées entre soi et une feuille de papier », de s’apparaître ainsi à soi-même, de prendre conscience de son discours intérieur à mesure qu’il s’exprime dans l’extériorité. Mais l’écriture permet surtout aux auditeurs, devenant des lecteurs, de faire retour sur les discours prononcés et de les analyser.

En effet, lorsque de l’écoute un discours, l’auditeur est suspendus à la parole de l’orateur, il est contraint de suivre le rythme du discours, et ne peut donc pas, en même temps, réfléchir à ce qui est dit. A l’inverse, lorsque le lecteur se retrouve face à un texte, il peut revenir sur chacun des arguments, il peut comparer le début et la fin du discours, il peut examiner les arguments et le raisonnement. Il peut aussi annoter le texte, sélectionner des passages, réorganiser les idées et produire un autre texte, plus ou moins critique, pour exprimer son interprétation singulière. La grammatisation littérale du discours oral offre ainsi de nouvelle possibilité d’analyse (décomposition critique) et de synthèse (recomposition interprétative) : elle permet le développement de facultés analytiques et synthétiques qui n’ont rien de subjectives ou de transcendantales mais qui sont d’abord liées à la pratique de la « technologie intellectuelle » que constitue l’écriture alphabétique.

4. De l’écran analogique à l’écran numérique : analyse et synthèse audiovisuelles

Selon Stiegler, le passage des technologies analogiques aux technologies numériques constitue un processus de grammatisation analogue à celui qui a permis le passage de l’oral à l’écrit [19]. En effet, de même qu’un discours, un film cinématographique ou une émission de télévision constituent des flux temporels (non seulement sonore, mais aussi visuels) : contrairement à la page d’un livre, dans le cas du film ou de l’émission, les images et les sons s’enchaînent dans une apparente continuité, et selon une certaine durée. Pour suivre le fil du film, le spectateur doit donc, là encore, adopter son rythme, faire coïncider le temps de sa conscience avec le temps du film [20], et suspendre par là-même ses capacités réflexives et critiques. C’est l’une des raisons pour laquelle Adorno et Horkheimer se montraient si méfiants à l’égard des films cinématographique dans leur travaux sur les industries culturelles : la forme même du film leur semblait problématique, dans la mesure où elle « interdit toute activité mentale au spectateur s’il ne veut rien perdre des faits défilant à toute allure sous ses yeux [21] ».

Or, selon Stiegler, les technologies numériques modifient en profondeur cette situation. , dans la mesure où elles permettent tout d’abord de revoir les contenus transmis dans l’après-coup de leur diffusion, introduisant ainsi la possibilité d’un temps différé qui constitue un changement majeur dans le processus de réception. En effet, la possibilité de répéter l’expérience de réception ouvre de nouvelles possibilités de découvertes. En relisant plusieurs fois un texte, le lecteur prend conscience de ce qui était demeurer inconscient : s’il dispose des savoirs et des techniques nécessaires, il devient aussi capable de saisir la manière dont le texte a été construit, de comprendre les logiques argumentatives mobilisées, et éventuellement, de le critiquer. De même, en revoyant un film ou une émission, non seulement le spectateur peut voir apparaître ce qui lui avait échapper lors de sa première vision, mais de plus, s’il dispose des savoirs et des techniques nécessaires (c’est-à-dire, de logiciels d’analyse des images et des sons), il peut devenir capable de découvrir les techniques de montages, de réalisation et de post-production qui ont permis la réalisation du film ou de l’émission. A l’aide des logiciels appropriés, il peut isoler certaines séquences ou certains plans, les couper et les remonter, et éventuellement produire un autre film ou une autre émission pour exprimer sa propre interprétation.

Logiciel « Lignes de temps » développé sous la direction de Bernard Stiegler à l’Institut de Recherches et d’Innovation du Centre Pompidou

De même que la grammatisation littérale, la grammatisation numérique offrirait elle aussi de nouvelles possibilités d’analyse et de synthèse, qui ne se concrétiseraient plus seulement sous forme textuelle, mais bien sous forme audiovisuelle, à condition bien sûr, de pratiquer des logiciels permettant d’analyser, de déconstruire ou de décomposer les flux de sons et images reçus et de produire, de synthétiser, de monter ou de recomposer de nouveaux flux de sons et d’images animées.

5. Des « technologies persuasives » aux « technologies de l’esprit » : vers des « écrans d’écriture » ?

Si, selon Stiegler, le passage de l’analogique au numérique avait pu paraître prometteur, c’est donc qu’il promettait de transformer les spectateurs passifs de contenus audiovisuels en récepteurs critiques et en producteurs créatifs de films ou d’émissions, en mettant à la portée de tous des technologies qui étaient auparavant réservées aux professionnels du cinéma ou de la télévision, et en démultipliant les dispositifs de publication. De telles pratiques supposent néanmoins l’acquisition d’une culture de l’écriture et de l’image numérique, qui permettent aux plus jeunes générations de pratiquer des technologies de montage, de réalisation et de post-production, et de ne pas se contenter des maigres possibilités qu’offrent aujourd’hui la plupart des applications, qui, loin de permettre un recul critique sur les flux d’images reçues, à travers leurs analyse dans l’après-coup, cherchent pour la plupart à absorber les utilisateurs dans un flux constant de notifications et de contenu « en temps réel », afin de capter leurs attentions pour les vendre à des annonceurs ou de stimuler leurs pulsions pour provoquer des comportements de consommation. Dans un tel milieu technique, dominé par les « technologies persuasives » et la « captologie » [22]22, les capacités réflexives et expressives, qui ne peuvent se développer que dans le temps différé de l’après-coup et non dans le temps réel de l’immédiateté, se voient évidemment court-circuitées, par autant de conduites compulsives et réactives, quand elles ne deviennent pas violentes et agressives [23].

Websérie Dopamine, Léo Favier, Arte, 2019

Mais les réflexions de Stiegler nous rappellent que cet état de fait n’est pas une fatalité : de même que la technique de l’écriture littérale, qui avait rendu possible la manipulation des esprits par la rhétorique des Sophistes, a aussi pu devenir la « technologie intellectuelle » à l’origine de la philosophie, de même, les technologies numériques, qui servent aujourd’hui à contrôler les comportements à travers le « psychopouvoir [24] » de quelques entreprises planétaires, pourraient devenir des « technologies de l’esprit [25] » à l’origine de nouvelles cultures et de nouvelles pratiques audiovisuelles. En effet, les technologies numériques rendent possibles des pratiques d’indexation, d’annotation, de commentaire et de discussion autour des contenus audiovisuels, qui demeuraient impossible à l’époque du cinéma ou de la télévision : à travers l’usage de plateformes d’annotation contributives [26], la diversité des interprétations pourraient ainsi s’inscrire à même les contenus audiovisuels qui deviendrait alors des supports de débats et de controverses entre amateurs, entre professionnels, entre étudiants, entre citoyens, etc.

Logiciel « Lignes de temps » utilisé par Bernard Stiegler dans le cadre d’un cours de philosophie pour l’annotation contributive

De telles pratiques digitales, critiques et cultivées, gagneraient sans doute à se développer, en particulier dans le contexte pandémique qui voit se multiplier les visioconférences et le « télé-enseignement ». Le numérique permettrait ainsi l’avènement de véritable « écrans d’écriture [27] », alliant pour la première fois la lettre et l’image, la page et le film, le livre et le cinéma. Une telle bifurcation requiert néanmoins que les écrans numériques ne soient pas seulement des espaces d’exposition de soi ou de transactions financières, mais qu’ils deviennent aussi des milieux de pratiques interprétatives et d’échanges symboliques - bref, qu’ils ne constituent pas seulement des moyens de se réfugier dans des « métavers » immersifs, mais qu’ils deviennent aussi des supports de « rêves noétiques [28] », susceptibles de projeter et de réaliser le « monde d’après ».

Notes

[1Voir L. Cordonnier, "En avant vers le monde d’avant", Le Monde diplomatique, janvier 2021 : https://www.monde-diplomatique.fr/2021/01/CORDONNIER/62635.

[3Voir A. Kaplan, « Facebook et son métavers : le cauchemar devient-il réalité ? », The Conversation, décembre 2021 : https://theconversation.com/facebook-et-son-metavers-le-cauchemar-devient-il-realite-172455.

[4Voir « The Facebook files. A Wall Street Journal Investigation », The Wall Street Journal, septembre 2021 : https://www.wsj.com/articles/the-facebook-files-11631713039?mod=bigtop-breadcrumb.

[5Platon, Phèdre et J. Derrida, "La pharmacie de Platon" (1968), La dissémination, Paris, Seuil, 1969.

[6Sur ces questions, voir notamment J. Derrida, De la grammatologie, Paris, Minuit, 1967 et B. Stiegler, La technique et le temps t. 1 La faute d’Epiméthée, Paris, Galilée, 1994.

[7De tels notions sont au cœur des discours transhumanistes, comme en témoignent les titres des deux ouvrages de Raymond Kurzweil à ce sujet : R. Kurzweil, The age of intelligent machines, MIT Press, 1990 et R. Kurzweil, The age of spiritual machines, Viking Press, 1999.

[8J. Derrida, « La dissémination » (1969), La dissémination, op. cit. 1969.

[9« En vérité, Psyché, le nom propre, c’est aussi le nom commun d’un grand miroir mobile et pivotant : invention de l’art pour un Narcisse moderne, nom propre et nom commun, le mythe et la technique, l’image et la spéculation. », J. Derrida, Psychè. Inventions de l’autre, Paris, Galilée, 1997.

[10Sur la spectralité et la hantise, voir notamment J. Derrida, Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1994 et B. Stiegler, « Nous entrons dans le revenir de Jacques Derrida », Rue Descartes, 2005/2 (n° 48), p. 64-66.

[11G. Bataille, Lascaux ou la naissance de l’art (1955), Paris, L’atelier contemporain, 2021.

[12M. Azéma, La préhistoire du cinéma. Origines paléolithiques de la narration graphique et du cinématographe, Paris, Errances, 2011.

[13J.-P. Vernant, Mythes et pensée chez les Grecs (1965), Paris, La découverte, 2005.

[14R. Russell, Bird. La vie de Charlie Parker, Paris, Livre de poche, 1982.

[15« Wikipédia est une encyclopédie universelle et multilingue créée par Jimmy Wales et Larry Sanger le 15 janvier 2001. Il s’agit d’une œuvre libre, c’est-à-dire que chacun est libre de la rediffuser. Gérée en wiki dans le site web wikipedia.org grâce au logiciel MediaWiki, elle permet à tous les internautes d’écrire et de modifier des articles, ce qui lui vaut d’être qualilfiée d’encyclopédie participative », définition de « wikipédia » sur Wikipédia. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9dia.

[16Sur ce point, voir notamment B. Stiegler, « Pharmacologie de l’épistemè numérique », Organologie des savoirs et technologies de la connaissance, Paris, FYP, 2014.

[17« La grammatisation (…) désigne la transformation d’un continu temporel en un discret spatial », définition de « grammatisation » sur le site d’ArsIndustrialis. Source : https://arsindustrialis.org/grammatisation.

[18Par exemple dans J. Goody, Pouvoirs et savoirs de l’écrit, Paris, La Dispute, 2007.

[19Cette analogie est notamment développée dans B. Stiegler, « L’image discrète », Echographies de la télévision, Paris, Galilée, 1996.

[20Sur ce point, voir B. Stiegler, La technique et le temps t.3 Le temps du cinéma et la question du mal-être, Paris, Galilée, 2001.

[21T. Adorno et M. Horkheimer, La dialectique de la raison (1944), Paris, Gallimard, 1983.

[22« La captologie est l’étude de l’informatique et des technologies numériques comme outil d’influence / de persuasion des individus (traduction de l’anglais captology pour computers as persuasive technologies). », définition de « Captologie » sur Wikipédia. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Captologie.

[23Sur la question de la violence mimétique et des réseaux sociaux, voir G. Schullenberger, “Human sacrifice and the digital business model”, Tablet, juillet 2020 : https://www.tabletmag.com/sections/science/articles/sacrificial-games-cancel-culture.

[24B. Stiegler, Economie de l’hypermatériel et psychopouvoir, Paris, Fayard, 2008.

[25« Les technologies de l’esprit doivent se distinguer entre : psychotechnologies et nootechnologies ; seule ces secondes sont des techniques sur l’esprit qui favorisent la culture et la valeur de l’esprit. » , définition de « Technologies de l’esprit » sur le site d’Ars Industrialis. Source : https://arsindustrialis.org/technologies-de-lesprit.

[26Bernard Stiegler avait conçu en ce sens la plateforme Lignes de temps : https://fr.wikipedia.org/wiki/Lignes_de_temps.

[27Nous traduisons ainsi l’expression « writing screen », mobilisée par Bernard Stiegler dans une conférence de 2015 à Mexico, publiée dans B. Stiegler, trad. D. Ross, The Neguanthropocene, Open Humanity Press, 2015.

[28« Un rêve réalisable est un rêve noétique réactivant des rêves contenus et retenus dans la nécromasse noétique », B. Stiegler, Qu’appelle-t-on panser ? t.2 La leçon de Greta Thunberg, Paris, Les liens qui libèrent, 2020.

Frontispice :
Paul Klee, Insula dulcamara, 1938/48, huile sur papier marouflé sur toile, 88 x 176 cm, Berne, Zentrum Klee