vendredi 5 mai 2023

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L’axe du vide dans les opérations (attendues) d’art public

, Christian Ruby

On parle ici de question très actuelles : quelle peut être la part de l’art des lieux publics dans l’exercice démocratique sous délégitimation des grands récits ? Sur quelles légitimations l’asseoir et quels ressorts de l’État ?

Liminaire

Public art gives the countryside or town a space and a symbol, something that invites and stimulates people into action or contemplation. If the art can accomplish anything, then it is above all to create time and space for attention – attention and curiosity towards the outside world, towards what surrounds us and towards the political actions of our deputies or local members of town halls.

Des déboulonnages de statues ont braqué les projecteurs sur des œuvres devant lesquelles beaucoup sont passés, indifférents, durant des années. Le gouvernement a lancé une vaste campagne concernant l’art dans les lieux publics, autour du thème : « Réenchanter le monde ». En pays de laïcité, on se bat toujours autour d’une statue dédiée à Saint-Michel (aux Sables d’Olonne, en Vendée). Dans les Écoles d’art les sections « art public » sont à la peine financière, tandis que les artistes s’y intéressent de plus en plus et sous des formes élargies. En somme, l’art public est actuellement pris entre des feux contraires, imposant une nouvelle réflexion sur ses légitimations.

Introduction

Ce ne sont pas tant les possibilités techniques ou celles du médium (du bronze à la vidéo), avec leur cortège d’impacts sur la production et la réception des œuvres d’art, qui ont modifié plusieurs fois les formats et les légitimations de l’art public, de l’art dans la rue ou de l’art et de la rue, même si elles ne sont pas indifférentes.

Tout bien considéré, dans l’histoire finalement assez courte de l’ère démocratique et sécularisée moderne (en France, de la Révolution à nos jours), les transformations d’un format d’art – qui ne peut être d’ailleurs analysé uniquement ni dans ses styles [1], ni selon la seule volonté des artistes [2], et ne renvoie à aucune essence –, ont plutôt leur source dans des conflits de légitimité. Qu’il s’agisse de choix d’objets ou d’artistes, de mises en place, de déplacement ou d’éradication, l’idée d’un tel format d’art public est, en effet, engendrée dans un rapport entre les mutations des processus démocratiques et républicains sous le coup des conflits politiques de légitimité et la manière propre dont les œuvres de l’art dans la rue font (ou peuvent faire) exister, à chaque moment de cette histoire, des significations imaginaires pour la cité, sous forme de récits publics ou d’espaces spécifiquement politiques [3].

Aussi convient-t-il de penser l’art public de manière anesthétique. Ses mutations soulignent ce par quoi les modalités de la démocratie, des politiques publiques, de la vie urbaine, de la réalisation du commun sont traversées. En leur sein, l’art dans la rue – de la narration républicaine en statuaire surplombante aux œuvres à hauteur des passants jusqu’aux travaux « d’avant-garde », « à usage » [4], « à ambiance [5] » ou encore à « participation » – qui, certes, ne se départit pas de l’autonomie acquise par l’art d’exposition de s’offrir au regard de n’importe qui, est convié à des projets et implications différents. S’il a configuré et appuyé longtemps le grand récit du progrès démocratique ou républicain, il se trouve actuellement appelé à opérer entre délégitimation de ce récit [6], critiques contre l’absence de parité dans le choix des artistes, vives déplorations sur des œuvres, débats dans l’espace public (le contemporain, les performances…) et montée en puissance de la ville en opérateur démocratique.

Dans cette dernière mutation, élargi par les commanditaires et les artistes de manière éclectique à un grand nombre de formes d’intervention dans les lieux publics, il interroge explicitement ou en creux son histoire, l’aura des anciennes œuvres, les systèmes de domination narratifs-esthétiques dont elles résultent sous la colonisation, les cultes symboliques et représentatifs républicains [7]. Mais surtout, il propose et trouve simultanément de nouveaux terrains dans des stratégies sensibles déployées dans les espaces urbains, dans la réflexion sur les partages spatiaux (centre-périphérie, colonisation des lieux publics…) et les activités du public de l’art.

Ce qui ouvre sur quelques questions très actuelles : quelle peut être la part de l’art des lieux publics dans l’exercice démocratique sous délégitimation des grands récits ? Sur quelles légitimations l’asseoir et quels ressorts de l’État ? Comment statuer sur les justifications, gouvernementales ou non, de mises en place les plus courantes, autour de l’idée de retour : « restaurer » des fictions publiques d’unité, « (re-)tisser du lien social », « réenchanter » les lieux publics [8] ?

Passablement ramassée sur trois moments de notre histoire des rapports de l’art et du public (lieux, espaces, et passants) à l’ère démocratique et laïque (qui ne composent cependant pas des stades d’une progression), filons dans la brève enquête ci-dessous, accompagnée de quelques visuels typiques, l’hypothèse d’une fondation de l’art public dans un axe du vide, revendiquée ou déniée, permettant les jeux de pouvoir, leur incidence sur les choix des artistes, sur les partages concernés de la ville et l’existence commune sous le versant culturel ou éducatif.

Premier moment : la statuomanie entre vide et plein

L’idée d’inclure la structuration des villes par des œuvres d’art ou de configurer des parties de villes à l’aune du grand récit démocratique sécularisé et d’en faire le moteur d’un certain commun républicain a présidé à l’organisation première de l’art public en particulier en France. Ainsi s’établit, à partir de la Première République (1792-1804), la demande d’ériger des statues publiques aux héros ou événements révolutionnaires et la prolifération de ce que la Deuxième République (1848-1842) a appelé « art public ». Ce dernier, dès la Troisième République laïque (1870-1940), se soumet aux archétypes de la statuomanie sous égide de la foi en la nation et ses mythes fondateurs [9].

Statue de Vercingétorix, Clermont-Ferrand, 1903, Auguste Bartholdi

Des canons d’incarnation de l’« intérêt général » par la « beauté », exerçant longtemps un monopole politique et juridique, ont été institués. Ses objectifs, ses types, ses usages dans les lieux urbains mobilisés ou mis en relief ont été fixés et parfois figés dans les esprits. Par les œuvres étaient introduites des fonctions sociales de partages symboliques – appartenances, attributs, normes – qui simultanément cloisonnaient les villes – lieux publics/privés, lieux de pouvoir/relégations, monuments/relégations, métropole/colonies et exaltation de missions coloniales, monde mâle monumentalisé/féminin invisible –, tout en masquant ces distributions par des convocations à l’unité et l’homogénéité du corps politique par les sens (pensés sous éducation empiriste, universelle et modèle optique), ainsi que par une volonté de transmission des valeurs en cours aux citoyens, avant que ce ne soit aussi aux citoyennes.

L’exposition urbaine ou villageoise de représentations s’est faite héroïque (culte des héros, éloge des rois, exaltation de la bravoure guerrière et des vertus savantes ou littéraires), très masculines (dans ses thèmes comme dans les créateurs choisis), européocentrée (notamment vis-à-vis des colonies), contemplative de formes posées en surplomb des passants. Elle prétendait faire valoir les valeurs déterminées dans des lieux pris finalement pour « naturels » qui réduisaient la disposition des œuvres à un espace urbain restreint aux rapports avec des monuments représentatifs du pouvoir, et à des temps d’usages cérémoniels.

Afin de diminuer la prégnance de la légende dorée de ce format d’art, notons que ces dispositions ont toujours été contestées par des critiques, voire discutées en vue de suppressions, signalant des crises et conflits internes : désaccords sur l’enrôlement de l’art dans un apparat, manifestations d’opposition à la pose de telle œuvre [10], requêtes d’autres significations (en général, plus sociales) et d’envisager d’autres lieux dans la ville ou sur le territoire, demandes (au moins littéraire) de « déboulonnages ». Des figures de proue en ont été Charles Baudelaire, Jules Vallès, Victor Hugo, à tout le moins [11]. Les uns et les autres s’attaquent aux représentations, au surplomb des œuvres sur le public, à leur prégnance et aux formatages pédagogiques induits dans le face-à-face contemplatif avec les œuvres.

Il convient cependant de comprendre que cette opposition repose foncièrement sur une série de formulations décisives, portant sur l’opposition entre vide et plein dans les lieux et les espaces publics, obligeant à se défaire de l’idée de « lieux naturels » de l’art public. Ces formulations ont un point commun : faire place à un véritable commun (démocratique et républicain) à l’encontre de son absence sous régime monarchique. Après avoir vidé du roi, des absolus/transcendances [12] les débats politiques dans l’espace intellectuel et des ouvrages artistiques en propriété royale ou religieuse (démolition de statues ou exportation vers un musée) des territoires royaux, non sans laisser des traces et se heurter aux usages et aux vécus de beaucoup, deux options en alternative se débattaient durant la transition vers un espace public en gestation et la réalisation d’un domaine public.

D’un côté : l’idée selon laquelle la démocratie doit cultiver une esthétique de ce vide afin de ne pas figer par des ouvrages définitifs les découpes qu’un peuple majeur peut vouloir constamment transformer. Son modèle est fourni pas Jean-Jacques Rousseau : il n’est pas de séparation de l’art et de la démocratie autoréflexive parce que le seul art public concevable est celui que présente le peuple lui-même rassemblé afin de poser sa loi [13] ; il est repéré dans la réalité par l’historien Jules Michelet : le véritable héritage de la Révolution française, en matière d’art public, est un vide, d’ailleurs fabriqué, terrassé, ordonné, le champ de Mars, lieu de l’assemblée de la fête de la Fédération [14]. Il doit être préservé et multiplié dans chaque ville.

De l’autre : l’idée selon laquelle la démocratie doit adopter des procédures pour remplir les vides publics suscités (représentations, lieux et espaces) aux fins d’éducation d’un peuple encore mineur, selon la doctrine des Lumières et le projet d’une religion civile. Condorcet et Sade affirment nécessaire de lui imposer des œuvres de surplomb, susceptibles de permettre aux élites éduquées d’élever l’esprit du peuple, voire de compenser auprès de lui son non-accès direct au pouvoir souverain.

Monument aux morts, Clermont-Ferrand

La deuxième option est devenue hégémonique. Le projet démocratique et la structure des villes se croisent dans des politiques publiques articulées à une peur du vide, parce que ce dernier risque d’être occupé par des forces d’opposition et des manifestations de « foules furieuses ». Le choix de le remplir, qu’il s’agisse du vide de transcendance référé dans les débats dans l’espace public (principe de la démocratie sécularisée, sans absolu et sans propriété des postes politiques, mais aussi orientation des œuvres) ou de celui de lieux publics (les places), s’accomplit par des représentations de l’autorité, indiquant au peuple les valeurs qui sont dignes d’appuyer le grand récit du progrès démocratique – l’idéal de la démocratisation culturelle prend ici sa source –, et par un urbanisme qui partage les lieux de pouvoir et les lieux populaires, les mœurs urbaines et les pratiques culturelles.

Deuxième moment : de l’ère du vide à un autre plein

Si bref que soit ce résumé, il porte à comprendre le lien intrinsèque entre ère démocratique moderne, statut de l’urbain et art public. Les différentes formes lexicales de la notion de vide s’y font entendre : faire le vide (ni roi, ni absolu), laisser vide (au profit de renouvellements permanents) ou remplir le vide (ce que demandent les ritualistes).

Or, nous nous apercevons que cet axe du vide demeure central dans le jeu de légitimation des rapports art/rue récents, sous forme du renouvellement de la commande publique (ère Lang, à partir de 1982). La question demeure la même : vide ou plein ? Et ceci sur trois plans formant le nouveau socle de l’art cette fois élargi (art urbain, art et ville, art dans l’espace public et arts multisensoriels, poétique de la ville…).

D’abord, sous prétexte d’une entrée dans l’ère ou la société du vide [15] - résultat de la société de consommation, de l’omnipuissance des médias, de l’individualisme et de la fin des grands récits -, il convient simultanément de déconstruire la statuomanie officielle et pompier, de briser l’horizon d’attente qui la soutient, d’autant que les esthétiques fasciste et stalinienne sont passées par là et l’ont érigée en propagande. Sous ce couvert, il importe aussi de remplacer le grand récit de la nation par une autre structure narrative capable de « retisser » du lien au cœur du paradoxe de l’égalité des manières de sentir confrontée à l’affirmation des différences ou des droits culturels, qui parcourt en ce temps-là la société [16].

Ensuite, sous le coup d’une critique de la ville – la vide ville produisant de la déshérence et des partages violents –, critique adressée aux architectures de la Reconstruction et des Villes nouvelles, le tout dans les termes de philosophes (notamment Henri Lefebvre), des architectes eux-mêmes et des populations urbaines rejetées à la périphérie des villes.

Enfin, le travail des artistes a changé d’option, enrichi des expériences intrinsèquement signifiantes des avant-gardes – conceptuelles, minimalistes, rhizomatiques ou anartistiques – et ne cultivant plus nécessairement la représentation. Tout en prenant part aux mutations des débats dans l’espace public, notamment contre le « beau » et sur le « contemporain », il a élargi la palette de ses interventions potentielles dans les milieux urbains, surtout ceux qui avaient été laissés socialement et artistiquement vides.

Le cri, l’écrit, Fabrice Hyber, 2007, Paris

Dans un ordre social ancien perturbé, ce triple socle oblige à reformuler les modes d’action attendus de l’art contemporain, sa part dans la redéfinition de ce qui lie les citoyennes et citoyens, mais aussi les habitantes et habitants, durant ce nouveau moment gouvernemental, le rôle à faire jouer à l’urbain en déshérence, et à se demander si la ville, de « nouveaux territoires de l’art » aux « non-lieux », comporte encore un potentiel narratif ouvert sur une communitas [17]. Ce qui est certain, aux yeux de beaucoup, c’est que la vie urbaine à défaut de la vie politique se prête à des opérations de réappropriation collective de nouveaux repères et de nouvelles hiérarchies de valeur. Sous trois activités : décoloniser le public par des œuvres qui, par des voies obliques relativement au pouvoir, offrent uniquement leur présence en support de devenirs à interroger (la République, le féminisme, les droits civiques, le racisme, le Sida, l’écologie…), en mettant en scène des critiques de la normalisation des comportements dans les lieux publics, en détournant les lieux urbains abandonnés (entrées de ville, quartiers de relégation), en déployant des travaux d’artistes (désormais plus partitaires) proches de la performance autour de petits récits, modestes fabriques de communs limités, d’ambiances ou d’usages enchantés, vivifiants et participatifs.

La République, Nicolas Milhé, 2012, Bordeaux

Les politiques publiques en attendent des potentiels de vie commune, des engagements inédits à l’égard du commun. Il ne devrait subsister que peu de choses de l’ancienne notion d’art public hanté par la figure humaine, par son culte ou ses rituels et son rapport contemplatif frontal, surplombant. La manière dont les pratiques artistiques se sont émancipées des canons premiers du rapport démocratie/art public, participe à la modification des manières de percevoir un public à la fin du surplomb du grand récit progressiste et des engagements dans les utopies politiques et sociales, au profit d’une idéologie de la participation dans une compétence reconnue, du droit fait à un autre regard, d’une immanence des lieux et de l’urbain conçu comme « paysage » [18]. La légitimation de leur service se trouve dans la recherche d’une démocratie culturelle dans ses rapports avec le vide démocratique dénoncé par des gouvernants pourtant toujours en surplomb, et que l’élite intellectuelle sous couvert des Lumières (public majeur/mineur) n’arrive plus à remplir.

Cela étant, des mouvements contradictoires existent aussi dans ce nouveau rapport instauré entre les fonctions de l’art public élargi (moins la république que la vie commune) et la jouissance publique. Parmi eux, critique, l’appel à investir le décept provoqué par de nouvelles formes non contemplatives pour le détourner d’une jouissance plate, le refus d’une politique esthétique civique, dont les traits souvent puisés dans les Lettres sur l’éducation esthétique de Friedrich von Schiller [19].

Troisième moment : une esthétisation de l’urbanité

Cette politique de l’incarnation du corps social et politique, cette histoire de l’art dans les lieux publics et au cœur des débats de l’espace public, dans ses rapports avec la démocratie et la ville, ne s’arrêtent pas là, puisque, dans cet ordre anesthétique de ce qui est ou se veut « public », rien n’a de contours délimités définitifs. La démocratie comme la ville et les travaux artistiques renvoient à des processus infinis.

Si l’on construit un sommaire état des lieux des légitimations de ce format artistique aujourd’hui, on y voit se multiplier les oppositions autour de l’hypothèse vide/plein proposée. Les légitimations ne cessent d’y revenir parce que ces pratiques se situent au carrefour d’un espace public plus divisé que jamais (désertion des débats, faiblesse des argumentations, confusion entre information et connaissance, demandes de censures…), d’une dispersion des références au commun dans les villes (centre/quartiers, communautés), les territoires ou les régions, dont les frontières choquent, des mutations socio-urbaines et d’une spectacularisation de l’urbain masquant des exclusions, de la crise écologique et climatique et de lieux publics devenus problématiques (source d’angoisses…).

Un trait commun domine cependant des stratégies éclectiques : chercher à enforcir la fragilité des individus et l’instabilité de la communitas, par un art de « faire ville » (et non de la ville) réinscrivant les foules de la rue dans des processus de déconstruction d’un urbain encadré et les individus dans un nouvel éveil faisant place soit à leurs narrations personnelles et leur appartenance, soit à des actes de langage performatifs façonnant des collectifs urbains. Les légitimations se distribuent à partir d’autres polémiques : entre art au service de la politique et art politique non partidaire, œuvres qui s’imposent avec autorité (« voilà ce qui vaut encore ») et œuvres de propositions de vie commune, œuvres qui « réveillent » un public trop vite pris pour « passif » et œuvres qui l’impliquent, œuvres de pures présences, surfaces de projection en fabrique de récits, etc.

Dans cette distribution, il apparaît, aux yeux de commanditaires comme d’artistes, que :

Le thème de la société du vide survit encore, poussant des ritualistes et les plus conservateurs à jeter l’opprobre sur les « carences/décadences » de l’art contemporain dans la rue et à le recouvrir par des œuvres symboliques, de face-à-face et de grande narration, rétablissant les « valeurs républicaines » fondatrices, rigoristes, uniques et éducatives, une religion civile réformée, au besoin postmoderne, à l’encontre du vide social et politique ;

Cette stratégie est prise à revers par ceux qu’interroge l’impossible communauté du grand récit républicain, blanc, mâle, européocentré… parce que marqué par la colonisation et qui veulent provoquer un choc, par exemple en vidant derechef les lieux publics, par déboulonnage d’œuvres masquant les violences du passé [20]. Mais s’ils veulent produire ce vide par aversion, c’est pour le remplir par d’autres œuvres et d’autres narrations, en gardant son privilège à l’art public quoique sous des figures décoloniales [21] (et auxquels on répond parfois par une réaction désastreuse, celle de tout conserver sans débat) ;

Décapitation de Joséphine à la Martinique

D’autres persévèrent dans le thème du rétablissement d’une vie démocratique par des interventions susceptibles de fusionner l’art et la vie dans la ville, en la régénérant notamment par des pratiques de participation ou de relation, voire d’immersion ; le même thème est cependant nuancé par ceux qui prétendent persévérer à redéfinir un commun/consensus, réconciliateur en introduisant en art destiné aux lieux et espaces publics des objets nouveaux de pure présence (murales, géométries spatiales ou autoréflexives…), surfaces de projection de récits redécoupant les places (les genres, les migrations, le postcolonialisme, l’écologie…) ou les schémas relationnels ou les codes comportementaux vides par activation des spectateurs ;

Il reste que, par leur savoir-faire plus pragmatique, tout un archipel d’interventionnistes, tantôt sous l’impulsion des activistes des années 1960 (Pippo Delbono, Lygia Pape…), tantôt inspiré par la Recherche-création ou les formations de type Fai-AR (Marseille), est enclin à proposer de nouveaux formats soucieux de faire vivre ensemble des multitudes hétéroclites. Ils se tiennent au carrefour d’un espace public plus divisé que jamais et un vécu de la démocratie qui ne peut plus servir d’étayage, d’une dispersion du commun dans des villes, des territoires ou des régions aux frontières choquantes, d’une spectacularisation de l’urbain en décor et en signes de fêtes, de la crise écologique et climatique et de lieux publics devenus problématiques. Une psychopolitique de la peur à l’égard du toucher dans les lieux publics est même traitée par des artistes. Par leur art de « faire ville » (et non de la) – fabuler, traduire, parasiter, provoquer, créoliser –, de se débattre avec l’urbanité, ces artistes veulent créer des processus de déconstruction des encadrements par des inventions incessantes et impliquer les individus, alors qu’on les déclare souvent apathiques, dans un « éveil » à une vie de solidarité et d’échange des voix, dans des « tiers-lieux » desserrant les discriminations, favorisant leur imagination en auteurs de narrations singulières des appartenances blessées ou leur resocialisation à partir de vécus disqualifiés.

Pour autant, dans cet archipel d’alternatives en acte, ils veulent tablir une vie stimulante à l’encontre du vide social et politique par des expressions urbaines interactives facilitant des recompositions individuelles dans le plaisir de faire corps par la participation. Des récits aux liens, ils veulent intégrer l’art et la vie dans la ville en se la réappropriant notamment par des expériences participatives, voire immersives, souvent récréatives, en faisant appel au potentiel fictionnel évanoui des habitants-es.

Or les projets ne peuvent passer pour des critiques de type hétérotopique de la ville et d’une démocratie formelle, que s’ils font advenir de nouveaux usages en bousculant les attitudes et les conceptions moralisantes du commun ou de l’espace urbain.

* * * *

Cette autopsie de l’usage de la notion de vide dans ce contexte culturel montre qu’à juste titre ou non elle sert de ressort à des légitimations et des pratiques de l’action publique artistique sur les territoires. Elle fait miroiter des outils de renouvellement d’actions autonomes, du moins si un triple écart est déployé : avec le passé, avec les demandes d’animation urbaine et les contrats d’engagement républicains par lesquels les politiques s’autosatisfont, avec les demandes de censures fréquentes désormais et les dégradations nocturnes « anonymes » (Abdelkader à Amboise, Mémorial de Nantes…).

Vandalisme du monument à l’Abolition de l’esclavage de Krzysztof Wodiczko, Nantes, 2023

Pourrait-elle orienter les choix d’un art en public vers une justice et des finalités communes ? Sans doute, si du moins un triple écart est déployé : avec le passé et l’exclusivisme instrumental de l’État, avec les demandes d’animation urbaine et les contrats d’engagement républicains désormais imposés, avec les demandes de censures fréquentes. Imaginons alors des travaux sur l’entre-deux, l’écart, le trans-, la fin, voire l’absence de fondation… là où le vide demeure toujours la condition d’un ad-venir.

On remarque bien qu’à chaque fois la thématique du vide ressurgit, démontrant par ailleurs que les deux précédentes références à la démocratisation ou la démocratie culturelles ne suffisent plus à « remplir » quoi que ce soit. Pour autant, finalement, on en reste sagement à l’option selon laquelle il faudrait seulement refonder du commun par réaménagements. Et, devant ces promesses diverses, l’État ayant de son côté gardé l’idée de la nécessité de surmonter tout vide, a choisi de développer un nouveau mode d’éducation esthétique, l’Éducation Artistique et Culturelle afin de renforcer l’alliance entre l’art et la politique. Cette éducation se fonde sur un assentiment assez général envers la présence de l’art public. Mais y accepte-t-on qu’on discute de ces questions sans formatages, même sans prendre le risque d’une critique révolutionnaire des conceptions de l’art public ?

Les choses sont sans doute plus fluides que cette enquête rapide ne les expose. Certaines œuvres appartiennent à la même structure de domination directe que celle du pouvoir. Encore les politiques publiques nouvelles en ont-elles déplacé les accents. Mais on ne peut manquer le cœur des âpres polémiques qui les structurent : la fondation de l’art dans la rue dans une esthétique du vide.

Cela montre aussi qu’il n’est pas de spécificité essentielle de l’art dans les lieux et les débats publics en démocratie. Et même ce format tombe sous le paradoxe (rousseauiste ?), souligné par Jacques Rancière, de se modifier sans cesse : « Il y a une contradiction originaire et sans cesse à l’œuvre » dans ce domaine, « la solitude de l’œuvre porte une promesse d’émancipation. Mais l’accomplissement de la promesse, c’est la suppression de l’art comme réalité séparée, sa transformation en forme de vie » [22].

Il reste qu’on peut s’appuyer tout de même sur l’idée selon laquelle l’intérêt de l’art public contemporain est notamment qu’il peut en effet passer pour une critique de la société et de la démocratie, moins du fait de ses images que du fait de sa manière de bousculer nos usages de l’espace urbain, nos attitudes et notre conception du commun (ville ou non). Ce dernier aspect motivant quelque enthousiasme encore pour ce format d’art chez des citoyennes et des citoyens, passant(e)s de l’art public acceptant de se muer en spectatrice et spectateur interrogateurs à chaque regard porté sur une œuvre ou chaque participation. Ils ont compris depuis longtemps que la question n’est pas celle de savoir si l’art doit plaire à tout le monde (23) [23], mais d’assumer les cabales, les discussions, les dissentiments, … jusqu’aux déplacements et destructions, en fonction de la légitimité choisie ?

Notes

[1Afin de s’en rendre compte, on peut consulter le site Atlasmuseum, fondé en 2011 par Virginie Pringuet ; Collectif, L’art à ciel ouvert, La commande publique au pluriel, 2007-2019, Paris, Flammarion, 2020 ; Centre national des arts plastiques, Préliminaires, Paris, Éditions HYX, 2021.

[2Cf. le parti pris de Hervé-Armand Béchy, L’art public contemporain, Toute une histoire 1970-2020, Tours, Art-public.com, 2023.

[3Au sens où Jacques Rancière affirme : « La politique, c’est la configuration d’un espace spécifique, le découpage d’une sphère particulière d’expérience, d’objets posés comme communs et relevant d’une décision commune, de sujets reconnus capables de désigner ces objets et d’argumenter à leur sujet », in Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 37.

[4Cf. Marie-Laure Viale, Le 1% artistique, une histoire croisée des politiques de l’architecture et de la culture, 1951-1983, Thèse, Rennes, 2022.

[5Sur cette notion, cf. Didier Tallagrand, Jean-Paul Thibaud, Nicolas Tixier, L’usage des ambiances, Une épreuve du sensible des situations, Paris, Hermann, 2021.

[6Sur cette notion, cf. Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris, Galilée, 1979.

[7Déboulonnages compris, cf. le collectif Décolonisons les arts : « démanteler l’opacité du grand récit national des anciens empires coloniaux », Paris, L’Arche, 2018, p. 12, 18, 29, 53.

[8Cf. Le document « Réenchanter le monde », Ministère de la Culture, 2021. On y trouve la liste des artistes et des lieux choisis pour une opération à la conjonction de l’art public et de la volonté d’offrir des terrains aux artistes après confinement.

[9Maurice Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Paris, Flammarion, 1979, Édouard Pommier, L’art de la liberté, Doctrines et débats de la Révolution française, Paris, Gallimard, 1989 ; Gérard Monnier, L’art et ses institutions en France, De la Révolution à nos jours, Paris, Folio, 1995, p. 190sq.

[10Conflit durable, à chaque tournant de l’histoire, et qui insiste encore sous la forme du combat pour l’érection de statues aux Fusillés pour l’exemple », de 1916 à 1918.

[11Charles Baudelaire, Salon de 1859, OC, Paris, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 1086 ; Victor Hugo, La colère du bronze, 1869, in La légende des siècles, Paris, Gallimard, Pléiade, p. 616 ; Jules Vallès, L’insurgé, 1885 Paris, Gallimard, Folio, 1975 (notamment le refus de laisser mettre tout le monde au pas par telle œuvre, sur fond de l’affaire Courbet).

[12« Une société démocratique sait, doit savoir, qu’il n’y a pas de signification assurée, qu’elle vit sur le chaos, qu’elle est même un chaos qui doit se donner sa forme, jamais fixée une fois pour toutes » (Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, Paris, Seuil, 1996, p. 65 et 200).

[13Jean-Jacques Rousseau, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, 1758, Paris, GF, 1967.

[14Jules Michelet, Histoire de la Révolution française, Préface du tome 1, Paris, p. 31 à 46 : Le Champ de Mars, voilà le seul monument qu’a laissé la Révolution… L’Empire a sa colonne, et il a pris encore presque à lui seul l’Arc de Triomphe ; la Royauté a son Louvre, ses Invalides ; la féodale église de 1200 trône encore à Notre-Dame ; il n’est pas jusqu’aux Romains qui n’aient les Thermes de César. Et la Révolution a pour monument… le vide… ; ce qui s’entend d’autant mieux si l’on reprend Jean-Pierre Vernant, Les Origines de la pensée grecque, chapitre IV : « L’univers spirituel de la polis » (et le thème du vide au milieu).

[15Yves Barrel, La société du vide, Paris, Seuil, 1984 ; Gilles Lipovetsky, L’ère du vide : Essais sur l’individualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1989 ; Olivier Mongin, La peur du vide, Paris, Seuil, 1991.

[16Paradoxalement ce parti pris se dispense pour partie au moment même où des exemples internationaux font reparcourir de l’extérieur cette histoire de l’art public moderne et contemporain (Allemagne, Lettonie, Tunisie, Ukraine, et de nos jours : Kosovo…).

[17De communautés d’affect et de connivence sans adhésion politique, selon l’anthropologue Victor Turner ; de côtoiements vivants, selon Claude Lefort ; d’apprentissages pré-politiques, selon Hannah Arendt, etc. Il faut distinguer le sentiment du commun (communitas) des structures institutionnalisées. L’artiste Aernout Mik s’est spécialisé dans une telle exploration.

[18Cf. Isaac Joseph : « Faire du paysage urbain une chose publique comme le voudraient les politiques de ville, c’est sans doute commencer par le saisir non comme une chose, mais comme une composition, le produit d’une “artialisation” de l’environnement. Tel est le propos sur lequel les spécialistes du paysage s’accordent. Mais peut-être faut-il faire un pas de plus et décomposer la chose pour la percevoir comme société et comme “administration”. Ce serait une orientation pragmatique plus que critique faisant du paysage urbain le théâtre de l’action, pour le politique et pour le citadin, l’espace de dispute par excellence, aussi bien pour les différents acteurs du “projet urbain” que pour les citadins qui en ont l’usage et le mettent en vue en organisant leurs propres perspectives, individuelles ou conjointes, leurs rencontres avec la “chose publique” » in La ville sans qualités, 1998, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1998, page 6.

[19À cette critique s’attachent des philosophes comme Jean-François Lyotard, Brian Holmes, Michel Gauthier, Éric Alliez, Frederic Jameson, Antonio Negri, …

[20Cf. Brighton, Bristol, mais aussi Hambourg (Monument Bismarck), et auparavant, Afrique du Sud (ex-colonie Hollandaise)…

[21Cf. Collectif, sous la direction de Leïla Cukierman, Gerty Dambury, François Vergès, Décolonisons les arts, Paris, L’Arche, 2018.

[22Jacques Rancière, Malaise dans l’esthétique, Paris, Galilée, 2004, p. 145.

[23Franz Kafka, Joséphine la cantatrice et le Peuple des souris,1924, in « Un artiste de la faim et autres récits », Paris, Gallimard, Folio, 1990, p. 203sq.

Frontispice : Françoise Quardon, à Melle, en 2000, Le pont aux roses…