dimanche 29 octobre 2017

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L’Afrique vue par elle-même

, Olivier Sultan

En Afrique, le photographe de studio est un professionnel respecté, au statut social élevé. Il est le gardien de la mémoire visuelle d’une communauté, le garant à la fois de l’identité de l’individu, et le témoin de l’évolution de la société, la confrontation rituelle est codifiée entre l’homme et le médium.

Nyaba Léon Ouédraogo
La vie

La photographie est apparue en Afrique dès le milieu du xıxe siècle et pourtant sa reconnaissance en tant qu’art est un phénomène récent. Dans les années 1950, l’apparition du studio photo établit un lien très solennel entre le photographe et son modèle. La photographie africaine étant avant tout à destination du marché local et non d’un regard extérieur, sa particularité est qu’elle révèle avant tout les aspirations du sujet. Petit à petit les photographes intègrent la recherche esthétique dans leur travail. D’emblée, ces photographies de studio frappent par la solennité des poses et par le respect mutuel entre le photographe et son modèle qui transparaît dans les clichés. Le photographe est choisi pour ses qualités de médiateur, d’interprète social, d’intercesseur qui en font plus qu’un habile technicien, un fabricant d’icônes. Le prix de la séance est assez élevé, et il s’agit souvent du premier portrait. Le photographe doit souligner la position sociale du modèle et introduire par son style cette part de rêve et de fantaisie constitutive de son écriture. Les accessoires (lunettes, montre, téléphone, radio, chaussures, cigarette, chapeau, mobylette) ont une très grande importance : il s’agit sans doute moins de montrer ce qu’on est que ce que l’on est prêt à devenir.

King Massassi

Le portrait doit être compris comme une fabrication rituelle condensée de la réalité, de l’image sociale. La famille, la collectivité en sont souvent les premiers destinataires (on sait l’importance de la famille élargie en Afrique, une collectivité à l’intérieur de laquelle le portrait photographique vient prendre sa place). Pour le photographe, il s’agit souvent de deviner, de révéler les rêves, les aspirations profondes de son modèle. Ainsi, à la fin des années 1960, les jeunes yé-yé de Bamako ou de Dakar dévoilent leurs pantalons “pattes d’éléphant” ou leurs jupes courtes pour la première fois dans le studio de Malick Sidibé.

Malick Sidibé

Les photographes africains sont souvent au cœur même de leur sujet, de leur communauté qu’ils connaissent parfaitement et soutiennent, qu’ils soutiennent parfois financièrement, moralement. Ils en sont les sages, les pères, les grands-pères, les Chefs. Leurs activités sont parfois multiples et ne sont pas régies par le principe de hiérarchisation : réparer de vieux appareils photo, faire des photos d’identité, tirer le portrait d’un ambassadeur ou d’un notable, discuter avec des enfants dans la rue, avec des marchants ambulants, préparer une exposition pour un musée à Paris ou New-York, rien n’est vraiment prioritaire.
Chaque personne et chaque acte sont marqués de l’importance du présent.
Certes, Malick Sidibé, Lion d’Or de la Biennale de Venise en 2007, prix Hasselblad en 2003, exposé aujourd’hui à la Fondation Cartier, est sans doute le photographe africain le plus renommé.
Il en a conscience. Il a déplacé son point de vue, modifié certains repères, mais il garde toujours un œil sur le sujet, le présent, un autre pour la composition, un troisième (?) pour le "hors-cadre, l’accident".

On est ici très loin de la photographie "ethnographique" ou coloniale, complice d’un spectacle ou un système esthétique (idéologique) assignait à l’image des peuples non occidentaux une valeur de trophée dans un univers de spectacle carnavalesque : il s’agissait alors plutôt d’un outil de domination, de classification de l’altérité. La diffusion massive de cartes postales(...)
La photographie africaine, elle, est avant tout à destination des modèles et non d’un marché ou d’un regard extérieur. Très loin du voyeurisme.
Autre particularité : la photographie en Afrique est un événement singulier qui, très longtemps, a fait écho aux rites traditionnels : plus qu’une image, la photographie est une part de l’esprit. L’image n’est pas inerte : elle ne retient le sujet que temporairement.

King Massassi

En Afrique occidentale, le photographe a très rapidement intégré le culte des morts : photographie du défunt sur son lit de mort, utilisation du portrait lors de rites funéraires, etc.
Ainsi, chez les Igbo d’Afrique de l’Ouest, la photographie du défunt était accrochée face contre le mur, pour éviter une "sortie" importune de son esprit dans le monde des vivants.
Il est intéressant de noter que la photographie, chez les Igbo, fut la première représentation fidèle tolérée du visage humain.
En effet, dans la plupart des cultures africaines, la représentation du visage humain devait être impersonnelle : une ressemblance trop évidente pouvait attirer le mauvais sort, voire la mort.
Chez les Yoruba (Nigéria), la photographie remplace peu à peu les poupées protectrices de l’unité des jumeaux, en cas de décès de l’un d’eux.
Par la photographie, l’individu peut intervenir dans le processus cosmique naturel, prolonger la vie symboliquement.

On peut, me semble t-il, comparer la photographie africaine de studio au "fétiche" : il y a, tout dans les deux cas, un investissement culturel collectif, communautaire autour de ces deux objets. La photographie de studio, qui, loin d’être une pratique anodine, obéit à tout un rituel de la pose.
Le désir récent de l’occident envers les photographies issues d’Afrique me semble suivre le même chemin que celui qui, au siècle dernier, vit vers les statuettes et masques "chargés" de l’art dit "primitif" prendre de gré ou de force le chemin de nos Musées.

Malick Sidibé

Le statut des photographies de studio, ainsi que celui des photographes eux-mêmes, a changé entre les années de prise de vue et de commande des portraits (1950 à 1970), et le moment où ils furent exposés dans les Musées et galeries d’art en occident.
La question qui peut être posée alors est : "qu’est ce que cela dit de nous, de notre désir d’exotisme, envers les fétiches, statues ou photographies ?
L’aura et le contexte qui les entouraient alors ont subi un transfert : la "charge" dont ils étaient investis au départ (rituel, communion de la communauté, de la famille, etc.) s’est transformée en charge d’"œuvre d’art" à valeur symbolique et pécuniaire.
Le problème est alors semblable à celui de la disparition suite au pillage des statues et masques en Afrique : pourquoi peut-on voir ces photos en Occident, et non plus dans leurs pays d’origine ?
Certes, un petit tirage d’origine reste souvent accroché au mur des maisons de Bamako ou de Dakar.
Mais est-ce le même objet que ce portrait largement agrandi et retiré, encadré et exposé dans un Musée à Paris ?

Nyaba Léon Ouédraogo
phantoms of congo river

Voir en ligne : http://www.art-z.net

Exposition
Gallerie Art-z, 27, rue Keller 75011 Paris (M° Bastille)
16 novembre 30 décembre 2017
du mercredi au samedi de 14 à 19 h
Vernissage jeudi 16 novembre 18h30 à 22 h

Avec les photographie de :
Malick Sidibé
Oumar Ly
Saïdou Dicko
Nyaba Léon Ouédraogo
King Massassy
Martial Verdier
Calvin Dondo
N’Krumah Lawson Daku