vendredi 30 août 2013

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Impermanence

, Haily Grenet

Une image est « une surface signifiante sur laquelle apparaissent des éléments, lignes, couleurs, formes diverses, qui entretiennent des relations ne relevant pas de la logique verbale et textuelle, mais d’une dimension « magique » ».
Cependant que se passe-t-il lorsque cet ensemble de signes tend à disparaître ?

Dans le travail photographique de Tonio Oh, le visible en effet s’efface. Ce qui compose la matérialité même de l’image, ce que nous concevons comme étant une image, est en fait attaqué, rongé. Cela a lieu non au développement mais à même la pellicule.

À une époque où la création des images est simplifiée et leur présence amplifiée, Tonio Oh les maltraite comme s’il voulait les rendre malades. Ou révéler la maladie dont elles sont porteuses.

Avec sa série intitulée Impermanence, Tonio Oh se confronte à la Science. Tout comme un microbiologiste, il développe un champignon, ou plutôt un microbe qu’il dépose sur le film photographique. Avec ce procédé, après de nombreux mois, la pellicule est comme lentement dévorée. L’image n’est plus ce qui apparaît sur la surface mais ce qui s’efface, ce qui disparaît. Avec ses microbes dévoreurs d’image, Tonio Oh révèle en fait un processus d’assèchement et de tarissement de l’image.

Ce projet a nécessité, pour l’artiste, près de deux ans de réflexion, durant lesquels il a perfectionné et tenté d’apprivoiser toujours un peu plus ce processus. La poésie de sa démarche et de ses images réside dans ce laisser-aller, dans cette incertitude. Ne maîtrisant pas complètement le processus, il demeure pourtant maître du désordre et chaos qu’il cultive avec une telle précision qu’il permet de conférer une vulnérabilité, voire une fragilité à ses portraits. Car sur l’image avant qu’elle ne soit livrée aux microbes, il y a des visages.

Il est difficile alors de ne pas penser au roman d’Oscar Wilde en découvrant ce travail. A l’instar de Dorian Gray, ces portraits, capture d’un instant déjà évanoui, condensent cependant en eux une durée immense qui fait que lorsqu’on les révèle ils sont devenus méconnaissables.

À travers l’incarnation de la beauté masculine dont témoigne le portrait de Lord Henry, c’est une angoisse face au passage du temps qui est rendue sensible. Cependant dans le roman, le paraître inscrit un nouveau type de rapport à l’existence et à la temporalité dans lequel la perfection physique serait la clef permettant de se jouer du temps. En réalité la trace, laissée par le jeune éphèbe, sera, seule, celle de cette quête vaniteuse d’éternité et de tentative de résistance au temps.

Pour Tonio Oh, les portraits relèvent moins du narcissisme que d’une crainte face au risque de la disparition de l’homme. À la manière des vanités européennes des XVII et XVIIIème siècle, il propose, avec finesse, une méditation sur le caractère éphémère et vain de la nature humaine. La filiation avec ce genre pictural, est ici aussi le fruit d’une réflexion intense.

Les « nature morte » mettent en scène des objets, des allégories rappelant aux initiés le caractère impermanent et fugace de l’existence humaine. Les portraits que Tonio Oh a réalisé pour cette exposition rappellent ce rapport à la mort auquel nous sommes indéniablement soumis. Ici, ce sont les visages qui disparaissent et laissent place à une traînée de couleur informelle, bien qu’ils aient été auparavant capturés par la pellicule.

Susan Sontag, dans Sur la Photographie, parle de cette image qui disparaît. Le succès de la photographie est à comprendre à travers cette perspective. Dès ses débuts, elle a permis de fixer une copie du monde. Cela se produisait au moment où la société entrait dans la modernité. Toutefois, observer ainsi le monde n’a pas évité de le perdre de vue. Cette « présence par l’absence », ce « ça a été » porté par le négatif se charge d’un souvenir, d’un rapport au passé, se couvre en somme d’un voile, qui transforme les sujets représentés en fantômes, ou en « spectres » pour reprendre le terme de Roland Barthes.

L’image photographique en tant que représentation d’une chose, n’est pas cette chose dans sa totalité, de sorte que, ce que nous sommes amenés à voir, par ce processus de distanciation et sacralisation passant par l’objectif, ne serait qu’un débris, un fragment de la réalité.

Ces réflexions sont au cœur du travail de Tonio Oh (Seung-Hwan Oh). Avec Impermanence, par la décomposition de la pellicule, il s’affranchit du caractère magique, religieux et sacré, dont se charge l’image, pour nous rappeler la condition universellement précaire de l’homme, mais aussi de ce qui l’entoure.