samedi 28 septembre 2013

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« Il ne peint que voir. »

, Jean Boutan

Le commentaire de l’exposition « De l’Allemagne » répète après Caspar David Friedrich : « Clos ton œil physique, afin de voir d’abord avec ton œil de l’esprit ». L’œil de Friedrich est un œil intellectuel.

« Il ne peint que voir. »

Le temple de Junon à Agrigente (1830)

La vision intérieure qui trouve à s’exprimer dans les paysages exposés au Louvre est tributaire des théories romantiques de l’accord poétique entre la nature et les mondes intérieurs de l’imagination. Il ne faut pas tant chercher aux œuvres de Friedrich des antécédents picturaux que littéraires. Aux fictions de Clemens Brentano, il emprunte l’idée d’une esthétique subjective : pour ainsi dire, il peint ce que le personnage de roman Maria a vu, comme celui-ci décrit les impressions que l’œuvre fait sur son âme, davantage qu’il ne se livre à une ekphrasis régulière. L’objet s’efface au profit de l’action exercée sur la subjectivité, d’un pouvoir de fascination que le peintre tâchera de reprendre à son compte. En d’autres termes, l’image s’efface devant l’imagination. Mais on assiste du même coup au mouvement même de l’imagination, qui donne progressivement forme à une idée subjective et, sous les pinceaux du peintre, la projette dans une réalité extérieure.

Matin en montagne (1822-1823)

Ce faisant, le peintre définit une méthode, qui assure l’accord entre la subjectivité et le monde objectif. Il ne s’agit pas, on le voit, que de la fascination qu’exerce la toile peinte sur le spectateur, mais aussi de la transformation à laquelle l’imagination soumet le réel. Caspar David Friedrich a procédé de manière tout-à-fait expérimentale, en allant jusqu’à concevoir des « paysages transparents », qu’il peignait sur des plaques de verre et éclairait par derrière pour en changer la luminosité : pour y faire le jour et la nuit. On ne saurait se figurer exemple plus frappant de la transparence du réel devant l’action de voir, du travail de l’imagination qui réduit le réel à un simple phénomène, à une seule image – sauf peut-être à considérer plus précisément les procédés équivalents que le peintre met en œuvre, cette fois, dans le domaine de la peinture pure. Il s’agit notamment de la mise en scène du premier plan par des effets de contre-jour et de contre-plongée, qui s’ouvrent à l’arrière-plan sur un espace illimité. « Il cherchait, disait Brentano d’un de ses personnages, un premier plan sombre au tableau clair et lumineux, et se précipitait d’un cercle dans l’autre. » [1]

Femme au soleil couchant

Cette position qui lui permet de tout embrasser du regard, Friedrich la trouve dans le premier tableau exposé au Louvre, Le temple de Junon à Agrigente (1830). C’est une vue frontale des ruines du temple, avec à l’arrière plan un paysage montagneux dominant la mer. La lumière diffuse de l’aube confond ciel, terre et mer dans les mêmes teintes rosées : au-delà des ruines, l’espace est illimité ; le regard s’ouvre sur un infini. Les ruines en sont investies d’un autre statut. La nature de Friedrich ne comble pas les vides laissés par le temps, en allant planter sa salade dans le paysage [2]. Au contraire, la poésie propre des ruines tient au vide. Elle s’inscrit de façon négative sur l’arrière-plan « clair et lumineux », rehaussant la vue de l’infini ou encore, en d’autres termes, le sublime : c’est-à-dire la beauté propre à la nature, qui outrepasse les conceptions humaines. Dans Matin en montagne (1822-1823), l’homme n’est plus qu’un personnage minuscule perdu dans le paysage, un figurant dérisoire sur la scène de la nature.

La Cathédrale (1818)

Les ruines sont un support de l’imagination, certes. Mais elles donnent du même coup accès à l’infinitude et au sublime. L’âme s’envole au-delà des ruines du réel, pour se fondre dans l’arrière-plan illimité de la nature, son élément d’origine. « Les couleurs tendent leurs filets et te font signe, / Avec le regard ivre de vie du lever du jour, / T’invitent à boire en frère dans leurs rayons. Elles se posent sur les montagnes et se retournent – / Ne veux-tu pas, toi aussi, t’abîmer dans le pays natal ? » La méthode de Caspar David Friedrich présuppose une harmonie originelle de l’âme et de la nature, de la subjectivité et d’un monde qui se situe au-delà des phénomènes physiques. Il peint cette nostalgie : les colonnes du temple grec lui servent de passoire. Leo von Klenze, exposé à ses côtés, n’a rien compris, lorsqu’il propose une reconstitution imaginaire de l’acropole d’Athènes, si réaliste et vivante soit-elle, avec les couleurs vives et les petits personnages qui l’animent. – « Développe-toi en formes, en lumière, en son / Et la citoyenneté du pays natal couronnera ton front. »

Brume matinale dans les montagnes

« Il ne peint que voir. » II
Ville au clair de lune

On retrouve, dans le tableau Femme au soleil couchant exposé dans la salle que l’exposition du Louvre réserve au sentiment de la nature chez Caspar David Friedrich, les mêmes procédés de composition que dans la vue du temple grec ; mais le sujet en est sensiblement différent. C’est cette fois une femme qui occupe le premier plan, au centre du tableau : les mains ouvertes dans l’attitude du ravissement, elle contemple les ciels irisés du soir ; faisant dos au spectateur, elle lui bouche du même coup la vue sur le soleil couchant. Pour autant, ce personnage vu de dos et à contre-jour, comme dans la fameuse Femme à la fenêtre, ne saurait constituer le sujet réel du tableau. Il apparaît ici comme une ombre qui se découpe sur un paysage lumineux : il prend très exactement la place du spectateur. En jouant sur les mots, on peut parler d’une mise en abîme : en premier lieu, parce que le procédé donne au tableau sa profondeur spatiale, en l’ouvrant de nouveau sur le spectacle de la nature ; deuxièmement, parce que c’est ainsi le regard lui-même qui est figuré sur le tableau et assure toute la relation entre les deux plans.

Neubrandenbourg

Ce n’est certainement pas par l’expressivité de la touche que l’on peut dire de Caspar David Friedrich que ses paysages sont subjectifs. Il n’en refuse pas moins l’approche scientifique et naturaliste, pour ainsi dire objective, d’un Goethe qui lui demandait de peindre les nuages selon une taxinomie inspirée de celle de Howard. Friedrich peint le voir, plutôt que le vu : loin de chercher à réduire le caractère insaisissable des phénomènes, il le place au centre de son esthétique. Dans La Cathédrale (1818), il fonde une cathédrale sur les nuages. Le petit paysage Brume matinale dans les montagnes (1808) confond plus intimement encore les nues et le roc, sans s’appuyer cette fois sur aucun discours symbolique évident. Une équivalence plastique de cet ordre apparaît dans la Ville au clair de lune (vers 1817) et dans la vue de Neubrandenbourg (1817-1818), où les nuages et la terre sombre au premier plan encadrent de manière symétrique le paysage à l’arrière plan – dans les deux cas, les tours d’une ville qui se découpent sur un ciel lumineux, et autour desquelles ciel et terre semblent venir se courber.

Ils cernent le paysage comme un médaillon ; davantage, ils donnent à ce paysage des paupières. Le clair de lune est très bas sur l’horizon, derrière la ville : il se place au centre du premier des deux tableaux, comme la prunelle de cet œil gigantesque que donne à voir la composition dans son ensemble. La vedutta n’apparaît qu’à la superficie de ce regard, à la surface de la toile peinte, ou encore comme un reflet sur la cornée du tableau. Une nouvelle mise en abyme est ici à l’œuvre, confinant l’image de la ville à la croisée de deux regards, celui du tableau et celui du spectateur. La vision intérieure s’impose, là où ce qui est vu n’est plus qu’un accident du voir et même un obstacle entre les deux regards qui se répondent à l’infini, ainsi que deux miroirs. En effet, un tel dispositif ne réduit pas seulement ce qui est vu à un simple épiphénomène de la vision : il inverse l’ordre du regard en dotant la nature d’une subjectivité propre. Non seulement le spectateur se voit ausculté par le tableau, mais surtout, le visible n’est plus qu’une paille dans l’œil de la nature : la réalité physique, qu’une entrave de la vision spirituelle.

L’Entrée du cimetière

La théorie de la nature qui s’exprime dans la peinture de Caspar David Friedrich tend bien à délaisser le visible au profit du regard, de la subjectivité et de l’âme universelle : ce faisant, le peintre prend l’invisible pour objet de sa peinture. Ce n’est pas seulement qu’il donne forme visible à une idée, à une conception intellectuelle : davantage, il cherche à passer outre la réalité physique pour rejoindre le monde invisible de l’esprit. La peinture s’abîme, à proprement parler, dans cette contemplation. De cette démarche, le tableau de Dresde L’Entrée du cimetière (vers 1825) donne une belle image. Au beau milieu de la toile représentant les portes ouvertes du cimetière, il y a le dessin d’un ange, esquissé avec des traits si fins qu’on ne l’aperçoit quasiment pas – et qu’on manque d’ignorer la présence de l’esprit, qui s’y inscrit, dirait-on, comme un accroc sur la toile.

Notes

[1Nous traduisons. Les citations qui suivent proviennent également du roman Godwi.

[2En vieillissant, le vernis laisse même voir un repentir du peintre : il a effacé un arbuste au pied des marches du temple (à gauche sur le tableau).