samedi 19 novembre 2011

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Lettre au tyran - I & II

I. & II. Du mensonge absolu

Lettre au tyran - I & II

, Laure Reveroff

La rédaction de TK-21 La revue a reçu un texte d’une jeune auteure et a décidé de le publier en plusieurs livraisons. Laure Reveroff voit en effet se profiler la tyrannie là où, pense-t-on, règne la démocratie. La servitude volontaire est devenue un aveuglement radical. Le mensonge lié à la raison d’état semble laisser la place à un mensonge "absolu". Ce dispositif informationnel et psychique permet de transformer la planète en un vaste laboratoire où se mènent en permanence des expériences dignes des pires époques de l’histoire dont nous ne semblons voir que les aspects rieurs et anodins.

Mensonge absolu et invention de la liberté

« Avant de commencer cette brève histoire, je voudrais faire une observation d’ordre général — la marque d’une intelligence de premier plan est qu’elle est capable de se fixer sur deux idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de fonctionner. On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. »

Leviathan

La marque de notre intelligence sera d’être capable de faire naître de nos nouvelles fonctions computationnelles une nouvelle vision du monde à laquelle nous soyons susceptibles de nous adapter. Il sera pour cela inévitable de passer par-delà le stade individuel des afféteries narcissiques et faussement subjectives et d’élaborer des pensées et des comportements collectifs viables. Une telle vision du monde devra être affectivement compatible avec nos connaissances. Cette intelligence qui vient sera à la fois indéfectiblement ratioïde et puissamment affective.

Pour cela nous devons commencer par accepter de reconnaître qu’il n’est plus possible de rien attendre de ceux qui nous gouvernent aujourd’hui ou nous ont gouverné hier. Nous devons construire notre pensée en étant déterminés à les remplacer hic et nunc tout en transformant dans le même temps les modalités de notre vivre ensemble.

Il faut remplacer sans exception tous les dirigeants et acteurs politiques et économiques qui ont établi ou accepté de participer à la gouvernance planétaire actuelle basée sur une forme de domination radicalement nouvelle puisqu’elle trouve sa source dans le mensonge absolu. Le visage de cette gouvernance à un nom, la tyrannie. Le nom de ceux qui l’exercent est tyran.
Ainsi, il est vital de considérer qu’est tyran aussi bien celui qui dirige un pays au nom d’intérêts privés et au détriment manifeste du peuple qui l’a élu, que ceux qui, à quelque niveau que ce soit, lui servent de bras armé.

La cohorte des serfs volontaires qui se sont contentés de glisser un bulletin de vote dans une urne en faisant semblant d’ignorer ce qu’il était pourtant possible de déduire et donc de savoir avec un minimum de logique doivent êtres considérés comme les principaux adjuvants du tyran. Comme toujours, c’est d’eux dont dépend l’issue du combat. C’est pourquoi aucune victoire ne peut être prédite.

La tyrannie est une fonction psychique. Nombreux sont ceux qui veulent l’exercer sur eux-mêmes. La levée de certaines barrières psychiques est la clé de ce combat qui oppose tout autant des forces économiques et monétaires passablement primaires et folles de leur puissance à des vies méprisées et nombreuses qui affectent pour pouvoir survivre d’oublier qu’elles ont accepté depuis longtemps d’aliéner leur liberté.

La marque d’une intelligence de premier ordre, c’est d’inventer le territoire vivant de sa liberté.

Le mensonge, a-t-on longtemps accepté de croire, serait un moyen nécessaire et donc acceptable dans l’attirail de la gouvernance lorsqu’il sert à des fins qui passent pour être légitimes.

Il se trouve qu’en quelques décennies, le mensonge s’est révélé être le mode d’existence même de toute information.

Qu’elle porte sur les produits que l’on mange, les guerres que l’on mène en nos noms, les ennemis que l’on nous invente, l’état du pillage généralisé des ressources planétaires, la destruction sans vergogne du vivant en vue de profits absurdes, les images dont on nous abreuve, les chiffres émanant des structures contrôlées par les tenants de l’économie boursière ou « réelle », chaque information est tout simplement et inévitablement falsifiée. Et elle ne l’est pas seulement par les chiffres ou les images qu’elle transmet mais aussi par tout ce qu’elle oublie de mentionner dans chacun de ses morbides décomptes.

Cette falsification est devenue constante et générale dès lors qu’il fut patent que personne de disposait plus des moyens sinon de prouver le contraire de ce que ces informations énonçaient, du moins de le faire connaître, accepter et partager. Pourtant, l’existence de cette toile invisible recouvrant la planète entière change sensiblement la donne.

Refuser cette évidence, c’est se condamner à errer à jamais sur une terre chaque jour plus désolée ou plus contrôlée, ce qui est la même chose. L’accepter sans autre forme de procès, c’est accepter de subir un choc émotionnel grave sans chercher à en mesurer immédiatement les effets ni à en sortir transformé et grandi.

La reconnaître est pourtant la seule porte par laquelle il faut accepter de passer si l’on veut pouvoir développer cette intelligence de premier ordre dont chacun est réellement capable. Accéder à cette intelligence est à la portée de chacun. Il importe de s’efforcer de reconnaître ce qui est plutôt que de se forcer à accepter ce qui ne devrait pas être.

Ainsi, aucune structure aujourd’hui ne peut prétendre échapper au contrôle qu’exercent sur ces informations les tenants de l’ordre des choses. Aucune structure aujourd’hui ne peut prétendre seule rétablir la vérité de telle ou telle information. Il devrait apparaître à chacun que ce n’est pas telle ou telle information qui fait sens, mais la capacité mentale et psychique de les mettre en relation en les passant au crible d’une logique à la fois simple et implacable et en les associant de manière à ce qu’elles dessinent une carte du monde probable, plausible et donc réelle parce que potentiellement juste. De plus, en tenant compte d’éléments constamment renouvelés, il devient possible de faire évoluer cette vision du monde en temps réel.

Il ne s’agit donc pas de chercher une vérité sous les décombres du mensonge et de la falsification généralisés, mais bien de construire un monde à partir de relations logiques et plausibles tissées entre des informations prenant en compte tout ce qui vient du continent noir de l’oubli et de l’occultation. La mise en relation de ces informations doit pouvoir être vérifiée directement par ceux qui les utilisent et orientée en fonction d’impératifs aussi librement choisis que vitaux.

Les yeux grands ouverts, les cerveaux en alerte mais découplés de leurs facultés de décision et d’action, nous acceptons aujourd’hui de vivre aimantés à des écrans qui nous bombardent d’images et de voix. Sur ces écrans, nous regardons la maladie de notre psychisme actuel s’étendre et envahir la terre. Ces images sont réalisées par d’autres qui sont nos semblables, mais entre eux et la réalité, il y a leurs caméras et les ordres implicites et explicites auxquels ils se soumettent. Entre les images et nous, il y a les écrans devant lesquels, ruminants sans herbe, nous nous inclinons et, jaillissant en continu des écrans, des ordres qui nous font courber l’échine.

Pourtant, chacun de nous sait, voit et entend les cris et les voix d’une révolte « sans nom ». Aucun recoin de la planète n’en est indemne, aucun individu ne peut dire qu’il ne les a pas entendus. Chacun sait aujourd’hui que de tels cris peuvent se lever dans sa propre gorge et être projetés au dehors de lui par l’énergie du désespoir.

Il se peut qu’un trop plein d’images et qu’un déficit de mots soient cause de l’impuissance où nous sommes d’exprimer avec justesse ce que nous éprouvons. Il est par contre manifeste que les gestes simples, lents ou violents, que nous accomplissons chaque jour constituent des réponses indiquant les directions à suivre ou ne pas suivre. Nombreux sont ceux qui les accomplissent dans la grisaille des jours à l’ombre du désespoir. Nombreux sont ceux dont les actes sont des balises qui orientent notre errance dans ce monde étouffé sous les emballages du mensonge généralisé et du mépris programmé.

Voie à sens unique

Qu’elles soient issues des terribles séries américaines, des journaux télévisés, des émissions d’information enregistrées comme de celles qui sont censées avoir lieu en direct, toutes ces images peintes aux couleurs de l’ennui maquillent leur petitesse dépitée du fard mortel de la publicité. Elles ne délivrent qu’un seul message essentiel et unique : la peur. Elles doivent nous convaincre que nous devons avoir peur de tout sauf de ceux qui se présentent comme nos sauveurs.

Nous devons craindre tout particulièrement les océans d’affects et d’intelligence qui bouillonnent en nous. Nous devons nous méfier de ce qui, en nous, jaillit, vie brute enchevêtrée de l’immensité du temps mais indemne des ordres du matin. C’est ce que disent nos « sauveurs », ces prêcheurs d’une pénitence qu’il nous faut mériter, lors même qu’ils se pavanent, eux, soir et matin, dans les salons dorés de l’Etat, dans leurs demeures sans prix ou dans les grands hôtels dans lesquels ils se précipitent dès leur descente d’avion.

Nous, par contre, nous devons affecter de ne pas nous souvenir et comprendre que ceux-là mêmes qui prétendent nous sauver sont depuis si longtemps ceux par qui le malheur arrive.

C’est dans le mouvement ivre des rues grouillantes que nous aimons à nous glisser pour sentir vibrer en nous la vie et la liberté. Pourtant, le seul tangage que nous soyons autorisés à vivre est celui des ports abandonnés dont les contours, d’ailleurs, s’estompent dans le souvenir. Quant aux quelques armes qui traînent dans les rues du désespoir, la police officielle, les milices privées de surveillance et les caméras incessantes les exhibent sur les écrans de la haine patentée, comme pour nous convaincre de notre culpabilité. Ils veulent, entre autres choses, nous faire accroire que ces armes, civiles comme militaires, sont des produits de génération spontanée et ne sortent pas des usines dont ils détiennent le capital et le carnet de commande.

Une fois rentrés dans nos grottes, une boîte primitive, dé noir à une seule face lancé du lointain de l’espace et chu dans la demeure de chacun, nous contraint à n’être plus que les infatigables faux témoins de ce devenir contrôlé qui nous emporte et nous ignore.

Quels que soient les gestes que l’on effectue avec sa télécommande, il nous est impossible de renvoyer des messages à l’émetteur et donc de nous faire entendre. Dans ce monde de l’information généralisée, un interdit majeur pèse sur la totalité des messages émis : l’impossibilité de remonter à leur source, d’agir en retour sur le média lui-même, d’en être donc au même titre que ceux qui parlent en notre nom, à la fois l’un des acteurs et le véritable dépositaire. A elle seule, cette uniformité du lien émission-réception suffit à discréditer l’ensemble de ce qui fut montré, là, depuis toujours.

Ordres divins

La multiplication des médiations mises en place par les religions révélées qui dominent aujourd’hui encore la planète de leurs idéologies mortifères, idéologies depuis longtemps au service d’intérêts économiques et financiers le plus souvent complices, n’a conduit qu’à une diversification de tendances, à une exacerbation maladive de différences insignifiantes, aux conséquences pourtant fratricides.

Le message divin n’en a jamais été transformé.

Un grand nombre d’hommes continue de mourir chaque jour en leur nom, sous leur joug. Chaque combattant lutte contre des fantômes qu’il croit issus de son imagination. Ce sont des hommes habités par le ressentiment et hantés par une pureté amnésique mais aussi drogués par des rêves relayés encore et toujours par des écrans devenus plats et des messages leur signifiant qu’ils peuvent les acheter.

Quoique diffracté dans l’infinité des images que dégueulent partout les écrans, le message religieux est identique au message télévisuel. Chacun y est appelé à une obéissance sans appel et à une confiance aveugle, puisque ces images et ces voix constituent la source unique de l’espérance et de la soumission sans faille.

Leur structure n’a pas été abolie, mais au contraire renforcée par la multiplication des émetteurs qui ne masquent même plus sous le voile de la honte l’uniformité des ordres qu’ils transmettent.

Ainsi, sommes-nous en permanence, malgré l’illusoire liberté provoquée par nos déplacements contrôlés, assignés à résidence dans le temple interconnecté de nos cerveaux, de nos corps vides de désir et de nos maisons où l’on déverse à l’envi ces crachats métaphysiques comme on viderait, jour après jour, un baquet d’eau croupie.

Omerta

L’ensemble des données réelles concernant la planète, son état écologique, social, la pauvreté endémique de la grande majorité des humains, l’état mental de ceux qui gouvernent, est infiniment plus catastrophique que la moindre évaluation officielle ou communicable.

L’apocalypse a déjà commencé.

La falsification des données et des informations tient évidemment aux intérêts de ceux qui tirent profit de cette destruction généralisée. Ils ont les moyens de faire en sorte qu’aucune information exacte ne circule, pas même sous le manteau et que celles que l’on divulgue restent invérifiables.

Mais la source la plus sûre de la falsification est l’écart qui existe entre la puissance de notre imagination à inventer des scénarios catastrophes pour échapper à l’ennui, et l’impuissance de notre psychisme à supporter l’idée que cela pourrait être vrai.

Un second écart entre une réalité incommensurable et les limites inévitables de chaque cerveau nourrit chaque jour le premier et offre à chaque discours une place dans un jeu sans règle. Chacun pouvant pérorer, il se doit d’être heureux de pouvoir le faire. C’est ce que l’on nomme aujourd’hui démocratie. Cela n’a rien à voir avec la communication et le partage de données fiables sur les choses qui nous concernent pourtant jusque dans notre chair. Cela a tout à voir avec une entreprise de type mafieux dont la règle la plus incontournable est connue de tous, l’omerta.

Il y a quatre types de détenteurs d’informations. Ceux qui savent parce qu’ils décident et agissent. Ceux qui savent parce qu’ils doivent faire savoir. Ceux qui savent parce qu’ils ont des connaissances précises mais limitées et ceux qui ne savent rien ou si peu.

Les premiers se doivent de taire ce qu’ils n’ignorent pas pour conserver leur pouvoir, leur poste, leurs fonctions, que ce soit celle de tyran, de chef d’Etat, de directeur de centrale nucléaire ou de porte flingue d’un quelconque mafioso ayant investi ses bénéfices dans le marché juteux de la contrefaçon des articles de luxe ou des médicaments.

Les deuxièmes ne peuvent dire ce que les premiers leur cachent, mais ils ne peuvent pas non plus en dire plus que ce qu’ils croient que peut recevoir un esprit appartenant à la quatrième catégorie. C’est là l’éthique de leur profession. C’est aussi pourquoi leur fonction n’est pas d’informer mais d’éviter, en les contrôlant au mieux, les risques de court-circuit que des doses massives d’informations insupportables pourraient entraîner dans des réseaux de neurones peu résistants.

Les troisièmes pourraient risquer leur emploi s’ils s’exprimaient hors du cadre de leurs fonctions. Mais ils n’ont accès aux médias que lorsque les médias les convoquent. Même mal payés, ils se contentent de jouir de l’aura que leur confère le savoir parcellaire dont ils s’affublent comme d’une toge, d’une robe ou d’une chasuble.

Les quatrièmes sont la masse infinie de ceux dont la chair ne vaut rien de plus que ce qu’elle rapporte à ceux qui organisent ou profitent de cette foire morbide. Ceux-là se damnent sur cette terre pour acheter à des prix imbéciles des denrées le plus souvent de mauvaises qualités, quand elles ne sont pas périmées ou falsifiées, au point de devoir parfois pour les acheter, être contraints de sacrifier telle ou telle partie de leur corps, leur vie, sans parler de leur dignité.

Ainsi, tout le monde se tait, certes pour jouir de niveaux de confort et de profits différents. Chacun tente de se protéger pour pouvoir continuer à supporter sa part de malheur sans que son psychisme ne disjoncte. L’écart entre « l’imagination qui dresse son orgie » et les découvertes morbides que l’on fait « aux clartés du matin » n’est viable qu’à être occulté. Lâches, beaucoup préfèrent se taire et en tout cas ceux qui savent. Ceux qui voudraient crier, aucun son ne sort de leur bouche ou c’est un cri blême que l’aurore et la faim balaieront au matin. Les autres ont les lèvres cousues par les aiguilles de la peur et de la nécessité.

Finalement personne ne peut accepter de croire que le pire qu’il imagine soit et de très loin en deçà de n’importe quelle vérité. Dans la cacophonie de l’information généralisée, règne un silence mortel. Les silences réels qu’on y impose n’en sont que des répliques.

Craintes

Pour occuper le domaine infini des palabres, nul n’est avare de bruit, de chants et de rires préenregistrés. Tous ceux qui gouvernent ou décident savent qu’il est nécessaire d’occuper l’espace mental de leurs « ouailles » par des discours aussi incessants qu’apparemment vides. Ils ne le sont pas tous. Comme l’a montré l’Histoire, l’auteur de Mein Kampf n’avait rien celé de ses intentions. Elles ont semblé si démesurées que personne ou presque ne les a prises au sérieux lorsqu’il aurait été encore temps. D’autres qui tenaient les rênes de l’économie l’ont même fortement encouragé et soutenu.

Il en va de même aujourd’hui. Lors de la dernière campagne présidentielle, le candidat vainqueur n’a rien celé, lui non plus, ses intentions. Mais ses discours, personne ne les a lus et ceux qui les ont entendus, y compris et surtout dans son propre camp, n’ont pas osé penser qu’ils devaient les combattre dans l’instant. C’est toujours ce candidat qui gagne les élections partout dans le monde depuis des décennies, à quelques très rares exceptions près.

La cacophonie générale, largement alimentée par les discours des hommes politiques, est aussi le lieu d’émergence de vérités précieuses pour qui s’ingénie à les recueillir. Mais les médias, grands et petits, font leur travail et ne prêteront attention qu’à quelques phrases. Servant de régulateurs de tension entre une société qu’ils assourdissent et des aveux qu’ils doivent masquer, ils choisissent les quelques mots insignifiants sur lesquels les auditeurs seront autorisés à passer leurs nerfs.

Depuis quelques années pourtant, le bateau prend l’eau. Deux générations, formées encore à la logique textuelle et ayant acquis une certaine compétence dans l’usage des nouveaux médias, tendent à percevoir au-delà de l’existence du mensonge, son ampleur, sa généralisation et son utilisation comme ressort majeur de la gouvernance planétaire. Il n’est d’ailleurs pas nécessaire de savoir manipuler des nombres énormes pour percevoir, dans son corps même, l’accroissement de la déchirure et le creusement du gouffre qui sépare les aveux inévitables et les vérités occultées. Il n’est non plus besoin d’être surinformé pour sentir qu’il suffirait d’une variation de quelques décimales pour enrayer les calculs savants de la destruction planifiée.
La décision et l’action ne sont pas la prérogative de ceux qui décident et parlent à travers les médias. Ce ne sont ni des droits ni des devoirs, ce sont simplement des gestes qu’il n’est pas besoin d’apprendre, surtout lorsque l’air et la nourriture viennent à manquer.

C’est pourquoi chacun de nous est une menace aujourd’hui pour l’ordre économique mortifère et les tyrans qui le mettent en œuvre. Ils savent que si l’on enlève une seule carte à l’immense château de leur fantasme totalitaire, il risque de s’écrouler. Nous, nous l’ignorons ou plutôt nous n’osons y croire. C’est peut-être la seule chose qu’ils savent et que nous ne sachions pas ou plutôt que nous ne nous autorisons pas à savoir. Finalement, chacun ne connaît bien que ses angoisses. Nous devrions savoir que nous n’avons rien et n’avoir pas peur de le perdre, d’autant plus qu’eux savent qu’ils perdront tout le jour où ils perdront leurs pouvoirs. Si de cela ils n’ont pas peur, c’est qu’ils se croient protégés par leurs polices, leurs armées, leurs banquiers et leurs agents immobiliers, démolisseurs et constructeurs.

Mortelles croyances

Le contrôle généralisé, s’il opère évidemment par le truchement des appareils qui nous sont devenus indispensables, s’exerce surtout en amont directement dans nos cerveaux. La faille apparue récemment dans le psychisme de chacun entre en tension avec les éléments constitutifs de la conscience. Les pôles de la logique et de la contradiction basculent. Des vérités soi-disant absolues deviennent les ressorts de conflits insurmontables. Nous vivons en même temps une déchirure et l’encastrement, en nous, de deux plaques tectoniques opposées. La dimension historique de notre conscience est mise à mal par l’accroissement exponentiel des limites du temps pensable.

D’innombrables ponts ont été construits au cours des deux ou trois derniers millénaires entre les territoires du ratioïde et ceux des affects. Cela n’empêche pas que ces deux blocs d’abîme s’affrontent toujours en nous. Ce sont les enjeux du combat qui changent. En surface, ils s’écartent l’un de l’autre lors même que, dans les profondeurs, les plaques qui les portent semblent s’encastrer l’une dans l’autre.

Pour tenter de survivre nous devons continuer de croire en nous soumettant à ce que l’on nous vend comme des vérités fondamentales ayant cours dans le domaine du croyable disponible. Ce sont elles qui constituent pour les tyrans des leviers d’une efficacité rare.

La première de ces croyances, c’est que notre corps serait distinct, séparé et opposé en tout, de notre esprit, esprit qui serait à la fois prisonnier de ce corps et connecté à une puissance située hors de lui, quelque part dans l’univers, nul ne sachant dire où. Cette vieille dualité corps-esprit a largement été adaptée aux temps actuels. Elle y prend des formes parfois inattendues, celle de prêcheurs qui chuchotent dans nos oreilles des ordres que nous ne comprenons pas mais auxquels, sans le savoir, nous obéissons.

La seconde consiste à penser que la nature serait distincte et opposée à la culture alors que la culture, notre œuvre donc, est un prolongement direct de cette nature. Le principe de création qui fait se lever les montagnes et pousser les arbres, est le même que celui qui agit au cœur des mécanismes neurologiques et physiologiques, affectifs et intellectuels qui nous poussent à inventer, à bâtir, à apprendre comme à oublier et à nous transformer en transformant le monde.

La troisième, écho croisé des deux autres, consiste à établir une séparation radicale entre ce qui serait matériel et ce qui serait spirituel. Or, il n’y a pas d’autre forme d’esprit, d’autre manifestation de notre spiritualité que ce qui a lieu par, pour et dans notre cerveau et notre corps. Cela n’enlève rien à la puissance émotionnelle et créatrice qui nous meut. Elle est simplement le fruit défendu qui donne toute leur puissance à nos capacités neuronales.
Ces trois pseudo-vérités sont de fausses suivantes auxquelles chaque époque refait une beauté. Aujourd’hui, nous devons croire aux images ainsi qu’aux éternelles balivernes sur l’homme et sur dieu et surtout nous devons nous abstenir de choisir et de décider nous-mêmes ce que doit être notre vie puisque d’autres se disent être plus aptes que nous à le faire. C’est pourquoi, n’importe quelle forme de catastrophe, de conflit, de tension, ou de stress leur est bonne pour imposer leur loi.

II Rumineux et Divinants

Genèse d’une fable

« Les anciens Grecs entendaient des voix. Les épopées homériques sont pleines d’exemples de gens guidés dans leurs pensées et actions par des voix intérieures auxquelles ils répondent automatiquement…/… De nos jours, nous sommes méfiants envers les personnes qui présentent ce type de comportement ; nous oublions que le terme entendre se réfère à une sorte d’obédience (les racines latines du mot sont ob et audire, c’est-à-dire entendre quelqu’un à qui l’on fait face). L’autonomie de l’esprit est un concept si profondément enraciné en nous que nous répartissons ceux qui entendent des voix en diverses catégories : a) ceux qui sont légèrement amusant b) ceux qui sont des poètes, c) ceux qu’il faudrait enfermer dans un institut psychiatrique. Une quatrième catégorie pourrait être ceux qui regardent la télévision…/… S’il y a un espace réel ou virtuel de la pensée, alors il doit y avoir aussi du son à l’intérieur, car tout son cherche à s’exprimer comme vibration dans un milieu spatial. » [1]

Un dieu, plus personne n’ignore ce que ce fut, ce que c’est encore pour certains, ou du moins comment cela se manifeste aux hommes : une voix impérative, une voix qui ordonne et à laquelle on ne peut pas ne pas « répondre », que ce soit en acceptant de l’écouter, en étant obligé de l’entendre, en se mettant à voir le monde comme elle nous le montre ou en agissant en fonction de ses ordres.

Ces temps où les dieux existaient sont si proches qu’il nous semble encore parfois en entendre la voix. Cette émission discontinue est généralement perçue comme une voix intérieure et comme une voix extérieure et cela successivement ou simultanément. La fonction des indications ou des ordres que ces voix nous transmettaient, c’était de nous aider, par exemple à nous sortir de situations compliquées, à échapper au stress, à prendre des décisions, si possible les bonnes. Si nous avons pu croire en ces voix dans des temps anciens, c’est qu’elles nous ont aidés réellement à nous orienter dans l’existence.

Voix surgissant dans l’insondable nuit du corps, elles étaient en même temps présence intérieure et manifestation d’un lointain. Les rapprocher fut le travail de quelques millénaires. Elles finirent par se confondre avec la voix des chefs, des protecteurs, des sauveurs, mais personne n’ignorait alors qu’elles étaient avant tout le moyen par lequel le contact avec les ancêtres et leurs conseils pouvait être maintenu. Les ancêtres étaient des sources infinies d’informations salvatrices et perdre le contact avec elles pouvait signifier parfois être voué à une mort certaine.

Qu’ils fussent ancêtres, chefs ou dieux, il fallait que le cerveau, en leur absence, puisse continuer à les entendre. Il devait donc tenter de produire par des moyens divers des échos répétés de ces ordres qui avaient été bénéfiques. Chants, rituels, objets divers, statues en tout genre, rien ne pouvait être négligé qui permettait à ces voix de rester actives.

Une question persiste, celle de savoir pourquoi et comment nous les avons figées dans des noms et des fonctions et en avons fait des dieux ? Pour le comprendre le recours à l’histoire, celle que nous racontent les archéologues, les livres anciens ou les historiens est essentiel. Mais il est aussi possible de saisir ce phénomène en regardant ce qui se passe sous nos yeux, sur cette planète, autour de nous et en nous aujourd’hui.

Discours de la servitude volontaire

Voix du dehors

Aujourd’hui les voix intérieures sont considérées comme des symptômes, mais les voix du dehors se sont multipliées. Elles émettent de manière incessante et prégnante. Sous couvert d’apporter de nouveaux éléments d’information, elles ajoutent sans fin à la confusion de nos esprits. Si elles nous aident à choisir, ce n’est que parmi les produits falsifiés offerts à notre convoitise. L’espace « intérieur » qu’elles sont censées faire vibrer oscille entre dénuement et inexistence depuis que les mots, transformés en marchandises, marques et logo, sont devenus inopérants pour nos cerveaux fatigués.

L’humanité a déjà connu des époques pendant lesquelles ces voix efficaces finissaient par ne plus apporter d’ordres qu’incertains, contradictoires, destructeurs. Ces périodes s’étirèrent le plus souvent sur de très longues durées. Une telle durée pouvait permettre aux hommes de s’adapter un peu au trouble général en inventant les nouvelles règles qui allaient s’imposer comme de nouvelles régulations psychiques.

Ce qui caractérise notre situation actuelle, c’est la rapidité avec laquelle les conseils supposés propices et les ordres supposés efficaces lancés par les voix du dehors sont devenus dangereux et mortels pour tous lors même que les voix intérieures, quelle qu’en soit la forme, sont devenues inopérantes. C’est aussi la nécessité où nous nous trouvons d’inventer à très grande vitesse des réponses qui impliquent moins une adaptation qu’une véritable mutation psychique. La plasticité du cerveau est immense, infinie peut-être, nous le savons. Ce que nous ignorons, c’est la vitesse à laquelle il peut s’adapter voire muter et le risque d’implosion qui existe à attendre qu’il évolue trop vite.

Personnages avec scénario

Qui donc sont réellement ceux qui aujourd’hui nous susurrent dans les oreilles recommandations et ordres contradictoires dont nous sommes littéralement saoulés le jour et prisonniers la nuit ?

A Ninive comme à Babylone, Jérusalem, New York, Shanghai, Lagos ou Paris, les émetteurs, les voix qui les portent comme les corps qui les dictent, le font afin de provoquer de notre part à nous, citoyens obéissants devenus consommateurs obligés ressassant leur rancœur au chevet des nuages, l’accomplissement d’actions en retour qui leur soient profitables, à eux.
Nous savons que ces hérauts en tout genre, chefs d’Etat ou journalistes, flics ou généraux, papes en solde ou idoles de papier, actionnaires vénaux ou puissants patrons mafieux ne sont rien d’autre que des individus en tout point semblables à nous. Nous sommes pourtant à peu près incapables d’échapper sinon à la fascination qu’ils exercent sur nous, du moins à l’emprise qu’ils ont sur nos existences.

Pleins d’espoirs, nous nous sommes battus autrefois pour pouvoir aller voter. Depuis, intermittents de la série « La ferme des animaux », nous sommes allés voter à chaque fois que l’on nous a sifflés. Aujourd’hui, il nous est impossible de ne pas comprendre que par un stratagème ou un autre, à chaque élection, et cela quel que soit le résultat, nous sommes réellement dépossédés de nos choix.

C’est de supporter sans trop savoir pourquoi ce ressassement maladif sur des vérités avariées que, de braves ruminants nous nous sommes transformés en tristes Rumineux. C’est en s’imposant chaque jour un peu plus comme des entités insaisissables et omnipotentes que ces petits hommes dieux qui nous parlent par écrans interposés sont devenus des Divinants.

Il est peut-être vrai que nous sommes les auteurs et les acteurs de notre devenir. Il est alors tout aussi vrai que les voix qui envahissent l’espace et pénètrent nuit et jour nos cerveaux nous contraignent à nous prosterner devant des écrans et à obéir aux injonctions qu’ils transmettent.

C’est de ne pouvoir établir aucune distinction entre les écrans qui nous fascinent, images et voix mêlées, et les commanditaires des ordres si mal maquillés en conseils que ces écrans distillent, qui nous a transformés en Rumineux. C’est de vivre dans l’ombre des écrans par lesquels ils gouvernent qui les a transformés en Divinants.

Si notre situation ressemble à une autre que l’humanité aurait déjà connue, il est possible que cela soit à la situation que les humains vivants en particulier autour de la Méditerranée, ont connu entre la fin des temps préhistoriques et la diffusion de l’écriture.

Comme à cette époque, la réalité vient à nous comme la menace d’un danger permanent et comme à cette époque nous ignorons comment à surtout à quoi nous devons nous adapter. Ce trouble est accru du fait que les discours censés nous guider crachés par les voix qui suintent des écrans, nous plongent chaque jour un peu plus dans un immense désarroi. Chaque jour, en effet nous sentons croître l’écart entre ce que nous vivons, ce que nous savons ou croyons savoir, ce que nous devons accepter de croire et ce à quoi nous devons obéir.

Notre chair est cette déchirure. En nous coule un sang noir auquel se mêle la boue de l’incompréhension et la violence des ordres néfastes. C’est de tenter d’oublier ou de nier cette situation par tous les moyens que l’on nous offre qui nous conduit à nous métamorphoser en Rumineux.

C’est de jouir sans entraves de la domination qu’ils exercent, même par personnes interposées, et de l’admiration qu’ils croient lire dans le regard de certains autres qu’ils se croient devenus des Divinants.

Pour se défendre, ou pouvoir continuer de vivre, les Rumineux n’ont donc d’autre choix que de renvoyer dans les limbes ces monstres incernables et de leur donner un nom et une fonction qui les rendent à la fois inévitables et lointains. Pendant que les voix de leurs affidés lancent leurs diatribes incessantes qui envahissent nos cerveaux et que nous nous prosternons, devant nos écrans, ils vaquent à leurs plaisirs innommables, satisfaits de savoir que même si nous pouvons les haïr, nous les vénérons.

Tel est le secret de la fabrique de ces nouveaux tyrans et même si notre conscience nous dit qu’ils ne sont pas des dieux, elle est impuissante à nous empêcher de croire qu’ils en sont. C’est dans la fumée qui ne cesse d’envahir la scène sur laquelle ils se produisent nuit et jours sous tant de formes diverses que naissent les Divinants.

Le temps des Divinants

Au temps des Dieux, les hommes mangeaient les meilleurs morceaux. Les statues se contentaient des fumées montant des hécatombes. Aujourd’hui, les Divinants se nourrissent exclusivement d’une denrée particulière, l’argent. Sa production implique de ne jamais hésiter à transformer quelque chose en fumée et donc pas seulement la viande animale et le bois qui la cuit. Car les Divinants ne consomment pas, ils consument avec avidité non seulement les offrandes des Rumineux, mais aussi leurs réserves et finalement les corps des Rumineux eux-mêmes.

L’accélération des hécatombes censées « produire » de l’argent pourrait laisser croire qu’ils savent qu’ils n’en ont plus pour très longtemps. Et peut-être le savent-ils, mais cela les laisse indifférents car ils méprisent la mort des autres. Leur importe seulement, aujourd’hui et demain, l’excitation de vivre et le sentiment que le temps est infini comme leur semble infinie la quantité des proies avec lesquelles ils jouent pour passer le temps.

De la guerre et du jeu

Il n’y a pas de guerres pour les Divinants, mais des jeux abstraits dont les Rumineux sont les acteurs. Grâce à ces jeux, ils maintiennent vivante en eux l’excitation que procurent les gestes primitifs de la survie qu’ils accroissent en y adjoignant la perversité de savants calculs.

L’illusion dans laquelle se trouvent les Rumineux est de croire que les Divinants mènent leurs guerres contre eux. En fait, les Divinants mènent cette guerre entre eux au moyen de pions vivants qu’il faut nourrir et habiller, soigner et détruire pour pouvoir les nourrir et les soigner encore et dont l’entretien bien réglé permet de produire cette denrée si désirable dont ils se nourrissent exclusivement et qu’ils appellent l’argent.

Il est vrai qu’il faut parfois mâter ces pions eux-mêmes, trop indécis et instables pour accepter de se soumettre à de nouvelles règles encore plus contraignantes. Il est vrai, les règles de ces jeux, ils en font les frais sans en tirer d’avantages.

Les Divinants se plaisent à oublier que les Rumineux, à la différence des soldats de plomb, sont des êtres vivants. Là est d’ailleurs tout leur charme, là est aussi toute la difficulté. Là est la source pour les Divinants, de leur plus absolue jouissance.

Jouant avec la vie des autres, les Divinants affinent et renforcent leur système immunitaire contre les assauts de la mauvaise conscience. Ils apprennent à devenir toujours plus insensibles aux souffrances qu’ils infligent.
Les Rumineux sont remerciés pour leur participation par d’infinies sanctions qu’on leur présente le plus souvent comme des récompenses. On se gausse de leurs protestations que les Divinants transforment en une raison supplémentaire pour relancer le jeu et faire pleuvoir de nouvelles privations.
Le mécanisme récompense-punition est l’un des plus anciens et des plus profondément ancrés dans le psychisme. En transformer les traces, en faire muter de manière contrôlée le fonctionnement, tout cela est trop complexe et trop ambitieux pour qui veut profiter de la vie.

Le choix est donc simple, le partage radical : bourreau ou victime, prédateur ou proie, divinant ou rumineux.

Paradis perdu

Il fut un temps où Rumineux et Divinants furent tous des hommes. C’était avant que ces derniers n’imposent leur apartheid sans appel. La terre était une sorte de paradis, au moins rétrospectivement. En d’autres termes, s’il y eut jamais des dieux sur cette terre, ce furent les hommes de ces temps-là. Elle reste une sorte de paradis pour les Divinants et leurs affidés, dans la mesure même où ils acceptent de ne pas voir ce dont, autour d’eux, ils sont la cause : la transformation de cette planète en une réplique de l’enfer pour la plupart des êtres qui y vivent.

La boule bleue, cage sans barreaux pour les oiseaux, les baleines et les singes, est devenue, grâce aux soins conjugués de l’arrogance des Divinants et de la lâcheté des Rumineux, une immense arène où l’on ne joue plus, avec délectation, qu’à des jeux de massacre. Aux portes de ces arènes, s’accumulent cadavres et déchets. Les mouches aussi savent s’en délecter.
La véritable jouissance des Divinants tient à la contemplation active du malheur des Rumineux. Chaque seconde qui passe leur renvoie cette image des Rumineux comme d’autant d’animaux prisonniers dans un labyrinthe. Ainsi se forgent-ils une image d’eux-mêmes dans laquelle ils se voient vêtus de l’armure des chevaliers, messagers d’un dieu jaloux auquel ils ne cessent de s’identifier. Leur principale occupation consiste à entretenir l’illusion dans laquelle sont maintenus les prisonniers de pouvoir peut-être sortir un jour du labyrinthe de leurs peurs.

De la promesse

Il est étrange de constater combien depuis des siècles, les mots servent de viatique dès lors qu’ils disent la possibilité d’un changement et plus encore qu’ils le promettent. Mais qui promet quoi à qui ? Il semble que la question n’intéresse guère. Ceux qui promettent ne souhaitent pas perdre leur position, ceux qui reçoivent la promesse ne veulent pas se priver d’un tel baume.

La doctrine chrétienne a su donner à la promesse toute son efficacité en l’inscrivant dans le cadre infini du délai. Elle a pour cela dû renverser l’attente de ceux qui avaient tendance à prendre au pied de la lettre l’annonce de la fin des temps ou celle du changement radical de la situation de l’homme sur terre.

Il a fallu quelques siècles, beaucoup de coups et de nombreux morts pour que cette tempérance s’inscrive dans les esprits comme la nouvelle norme. Le mécanisme qui régule cette distribution permanente de vraies punitions et de fausses récompenses est, lui aussi, l’un des plus anciens de notre psychisme. Il n’a cessé d’être décliné sous des formes sans cesse plus raffinées.
La récompense est présente sous forme de promesse. Elle aiguise l’imagination et déclenche des processus mentaux essentiels, dans la lignée de ceux qui nous font commencer à inventer le monde avant de naître à lui. La sanction, souvent diffuse, se traduit pour l’essentiel sous forme de punitions qui affectent les corps au quotidien. Elle arrive toujours avant que la promesse ait pu être accomplie.

Ce décalage redonne à la promesse, – la même, une autre – légitimité et efficacité. Le délai est l’espace-temps dans lequel notre vie s’inscrit depuis bientôt au moins deux mille ans, une vie toujours menacée de voir le pire se réaliser.

Tel est le savoir des Divinants.

Ils disposent de ce savoir en ce qu’ils s’autorisent à passer à l’acte afin de bien faire sentir à l’infinité des Rumineux leur statut d’être précaires. En fait, c’est de s’y autoriser qui impose à l’autre de se retrouver de facto dans une position qu’il n’a pas souhaitée, celle de dominé.

Si les Divinants depuis un demi-siècle ont apparemment renoncé à recourir à la bombe atomique pour réguler la marche du monde en sacrifiant d’un coup quelques millions de Rumineux, ils n’hésitent pas à déclencher, ici ou là, des guerres dont l’utilité réelle ne se mesure pas tant à la dépense en matériel qu’à la pression psychologique qu’elles permettent d’exercer sur telle ou telle partie de la population mondiale.

C’est pourquoi, par un jeu de miroirs déformants, les Rumineux des pays dans lesquels il n’y a pas la guerre, vivent dans une liberté précaire et surveillée. Comme ils ne veulent pas perdre leur liberté, c’est-à-dire l’insouciance à laquelle on les autorise lorsqu’il s’agit de la possibilité de choisir entre des marchandises équivalentes, ils acceptent, sans broncher, les restrictions qu’on leur impose. Ces restrictions se font au nom de cette même liberté et s’inscrivent dans la chair même de cette liberté. Ils les acceptent parce qu’on leur promet de les sauver eux, en la limitant elle, et ils ne voient pas qu’ainsi les Divinants vont tout simplement jusqu’à la nier elle, en les niant eux.

Foi et narcissisme

Dans l’épître aux romains on peut lire sous le titre Le plan du salut, ceci :
« Et nous savons qu’avec ceux qui l’aiment, Dieu collabore en tout pour leur bien, avec ceux qu’il a appelés selon son dessein. Car ceux que d’avance il a discernés, il les a aussi prédestinés à reproduire l’image de son fils, afin qu’il soit l’aîné d’une multitude de frères ; et ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés ; ceux qu’il a appelés, il les a justifiés ; ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés » [2].

Le plan du salut, on le voit, est un devenir semblable des moi ou des consciences engendré par l’acte même de tendre vers la ressemblance au modèle. La seule intériorité de ces consciences est et doit n’être que cette image et cette image. Pour y accéder, il suffit de se la représenter, et déjà se la représenter c’est y croire. Par cet acte on accède donc à la fois à la ressemblance et à la résurrection, au Christ et par lui à Dieu. On le sait, le christianisme, pour rompre les chaînes dont la loi mosaïque enserre les corps qui la servent, énonce l’universalité de son message. Chaque visage peut être à l’image de celui du Christ et c’est sur la foi éprouvée et énoncée de cette ressemblance généralisée que se fonde cette universalité.

Paul ne l’affirme-t-il pas, dans un aveu poignant ! « Pour moi, certes la Vie c’est le Christ et mourir représente un gain. Cependant, si la vie dans cette chair doit me permettre encore un fructueux travail, j’hésite à faire un choix... Je me sens pris dans cette alternative : d’une part, j’ai le désir de m’en aller et d’être avec le Christ, ce qui serait, et de beaucoup, bien préférable ; mais de l’autre, demeurer dans la chair est plus urgent pour votre bien. Au fait, ceci me persuade : je sais que je vais rester et demeurer près de vous tous pour votre avancement et la joie de votre foi, afin que mon retour et ma présence parmi vous soient pour vous un nouveau sujet de fierté dans le Christ jésus [3].

Cette opération est l’une des plus importantes parmi celles que Paul invente pour forger la consistance de la conscience ou de la forme chrétienne de la subjectivité puisqu’elle inscrit le narcissisme comme base se toute croyance et son empêchement ou son interdiction comme seul recours contre cet élan qui conduirait à une mort survenant trop vite. Cette mort est pourtant le seul « objet » légitime du désir de la conscience narcissique en train d’émerger en tant qu’il est porté par l’attraction irrésistible qu’exerce sur cette conscience, son image en Christ, le Christ comme l’image de son devenir, de son passage à l’éternité, de sa résurrection. Mais le narcissisme de Paul vient buter sur l’appel de la vie et il temporise donc, reculant le moment de l’envol au profit de la jouissance des moments encore à vivre dans la vie de la chair.

Ce qui nous est montré ici n’est autre que la formation de la conscience chrétienne et partant occidentale comme cet espace à travers lequel chacun est tout entier tendu vers ce soi qui EST un autre et tout entier détourné de la ressemblance pour la retrouver en lui-même.

L’opération Luther

Qu’on ne s’y trompe pas, il y a bien peu de vie future chez Luther, et la tension de l’âme se fait certes vers l’éternité mais elle est mise en œuvre afin de satisfaire aux conditions de l’existence dans la vie terrestre. C’est que l’histoire n’avance pas de manière directement linéaire. Nous décomptons les années et les siècles, mais des plis se forment se font et se défont sans cesse à la surface du tissu des siècles qui entraînent des rapprochements singuliers comme des distorsions subites restant incompréhensibles parfois à ceux qui les vivent.

Un pli puissant et marqué fait se rapprocher la Bible et l’Allemagne de Luther et l’Allemagne de Luther avec les sectes qui fleurissent aux Etats-Unis et qui sont le terreau et le fondement du capitalisme moderne.

L’enjeu est simple, il s’agit de relancer le moteur de la croyance dans une époque qui n’a plus vu paraître sur le ciel des promesses, de signe actualisant celle qui a été faite par le Christ. Mais d’un autre côté, on peut regarder la situation comme semblable à celle que les premiers chrétiens ont connue puisque le signe n’a pas changé. C’est le Christ lui-même et de lui la seule chose vivante qui reste, sa parole. Il s’agit donc pour Luther de le faire parler à nouveau, de rendre sa parole à nouveau vivante comme elle pouvait l’être au temps des premiers apôtres et du premier d’entre eux Paul. Luther ne ramène pas le présent à la case des Evangiles mais bien à celle du premier médiateur que fut Paul. On le sait ce qu’il libère ainsi c’est la possibilité de rendre à la foi sa puissance première, originelle, et qui se trouve quelques quatorze siècles plus tard devenir l’élément fondateur d’une relance.

Plusieurs points sont ici essentiels pour comprendre ce nouveau pli.
Le premier point consiste en la détermination d’un espace abstrait, sorte de templum de l’âme, un territoire qui sera le territoire propre de l’âme. Ce territoire n’est pas vierge ou vide mais au contraire tout entier rempli, peuplé par une parole vivante. « L’âme n’a rien d’autre, sur la terre comme au Ciel, en quoi vivre et être juste, libre et chrétienne, que le saint Evangile, la Parole de Dieu prêchée par le Christ.../... Nous devons par conséquent être certain que l’âme peut se passer de tout, sauf de la parole de Dieu, et qu’en dehors de la Parole de Dieu, rien ne peut lui apporter quoi que ce soit. Quand en revanche elle a cette parole, elle n’a plus besoin de rien... » [4].

L’ouverture de l’âme au peuplement de son territoire par la seule Parole de Dieu s’accompagne d’une opération immédiate de clôture ou pour le moins de forclusion puisqu’en effet elle se trouve dès lors qu’elle réussit à accéder à ce territoire comme comblée par cette Parole qui le peuple, c’est-à-dire par elle-même puisque l’âme n’existe et ne doit exister que dans, par et comme cette parole.

Le résultat auquel conduit l’affirmation que le pays de l’âme est la parole de dieu n’est autre que la contenir dans un narcissisme évident. Ce qu’elle découvre et ce dont elle se repaît n’est autre que cette parole devenue elle-même.

La découverte d’un pays abstrait peuplé de la Parole de Dieu pourrait ne pas conduire à cette forclusion si n’était mis en œuvre un second moment de la forclusion, à savoir la double opération de donner un nom à la Parole pour l’âme et par la même de synthétiser cette parole en une sorte d’objet transportable, de bouchon que l’on posera ou retirera à volonté du goulot qui sépare et relie les territoires de l’âme des étendues dont le corps a l’usage. Répétons encore une fois ces mots : « Quand en revanche elle a cette parole, elle n’a plus besoin de rien ». Le nom par lequel cette parole peut être connue de l’âme est la FOI.

La Foi est synthèse radicale et absolue, le mot de passe portatif et universel, du moins celui que chacun peut trouver en lui s’il en a la volonté qui lui ouvre les portes de la béatitude, de la justification, de l’éternité. Le cercle ici mis en place n’est vicieux qu’en un second temps. Dans un premier temps, il donne à l’individu la force qu’il cherche, qui lui manque et qu’il trouve en lui alors même qu’il allait peut-être renoncer à l’y chercher. Dans cette courbure de la personne vers la Foi, courbure au sens strict puisqu’elle n’est encore vraiment pas quelqu’un, elle se retourne littéralement sur elle-même et se trouve alors pouvoir faire face à cette image parfaite d’elle-même que lui renvoie, présent de gloire, le miroir des passions abolies, l’éternel. « Car lorsque Dieu voit qu’une âme le reconnaît dans sa vérité et qu’elle l’honore ainsi par sa foi, il l’honore en retour et la tient aussi pour juste et véridique. Et aussi bien l’est-elle, juste et véridique, pas une pareille foi, car rendre à Dieu sa vérité et sa justice, cela est droit et vrai, et rend droit et véridique : car il est vrai et droit que Dieu donnera la vérité. » [5].

On le constate, un jeu infini de renvois se met en place qui fait de Dieu un Narcisse absolu qui se nourrit de l’image de lui-même que lui renvoient les âmes et l’âme se trouve ainsi justifiée de son propre narcissisme, plus limité et plus contraignant comme on le verra.

La Foi est aussi un avoir et cet avoir est le piège sur lequel se referme aussitôt l’âme ainsi libérée du poids de la loi et des œuvres inutiles au salut. La promesse divine, à travers la plume de Luther, parle en effet en ces termes : « Car dans la foi j’ai tout mis en abrégé, si bien que celui qui a la foi doit tout avoir et être sauvé et que celui qui ne l’a pas ne doit rien avoir. » [6]

Mais il y a plus : le narcissisme est instauré en preuve d’une double puissance, celle d’avoir accompli la séparation de l’âme et du corps, d’être devenu libre et celle de voir tout servir à l’accroissement de la puissance de cette âme et le mal et la mort.

Là où l’âme de celui qui n’a pas la foi émet ses signaux et lance ses rayons de nuit indéfiniment vers la nuit de la terre d’où jamais ils ne seront reflétés vers Dieu, l’âme de celui qui a la Foi, du chrétien véritable donc, renvoie le flux lumineux de sa gloire vers la gloire de l’autre qui n’est autre que lui-même dans sa perfection.

« Qui peut alors se représenter la gloire et la grandeur d’un chrétien ? Par sa royauté il est maître de toutes choses, pas son sacerdoce il est maître de Dieu, car Dieu fait selon sa volonté et sa prière comme il est écrit dans les psaumes. » [7]

Tous ces éléments ont mis en place des mécanismes psychiques qui ont traversé la société allemande protestante. Mais il y a plus. A la détermination de l’âme comme courbure de soi sur soi qui seule permet au moi de se constituer comme imago de soi et reflet de Dieu répond le second volet qui, chez Luther, touche à ce qu’il appelle l’homme extérieur et qui est l’individu dans ses relations avec l’autre part de lui-même, son corps ou sa chair, Luther ne les distinguant pas et avec les autres hommes ou si l’on veut le corps social. Comment en effet maintenir sous les yeux de tant d’autres l’unité narcissique de l’âme ? Non pas malgré la théorie de l’inutilité des œuvres en ne faisant rien mais au contraire en faisant tout « par un acte de libre amour, gratuitement pour plaire à Dieu, sans rien y chercher ni considérer d’autre que le plaisir de plaire à Dieu, sans rien y chercher ni considérer d’autre que le plaisir de Dieu. » [8]

A la première courbure, la courbure pure de l’âme pensée séparément du problème de sa relation au corps, doit réponde une seconde courbure, celle que l’âme s’imprime à elle-même pour se retourner vers Dieu alors qu’elle est tout entière vouée à exercer son pouvoir sur le corps. L’âme en acte est celle qui accroît indéfiniment sa puissance dans cet exercice constant de contrôle sur son corps, comme s’il s’agissait alors pour elle de se polir jusqu’à la perfection afin de devenir le plus parfait miroir d’elle-même et de permettre à Dieu de pouvoir sans fin se réfléchir en elle.

Mais comment agir envers les autres ? Comment surtout échapper aux blessures narcissiques que les relations avec les autres ne cessent de faire naître ?

On le sait la courbure se referme sur elle-même et prend l’âme à son piège, en l’enfermant dans le respect des lois du monde pour lui permettre d’échapper au doute que pourrait faire naître en elle un questionnement sur la réalité de sa liberté. La puissance de la foi pour éviter une ultime courbure qui pourrait provoquer un retournement de son pouvoir doit éviter de venir heurter de plein fouet le mur de l’ordre et elle ne doit pas, au risque de se voir contribuer à la défaite de l’âme, tenter de le renverser. « C’est là un bel exemple de ce que nous enseignons, quand le Christ, qui se et nomme les siens fils de rois qui n’ont besoin de rien, se soumet pourtant de son propre gré, se fait serviteur et paye l’impôt.../... C’est de la même façon que Saint Paul (Rom. 13, 1 et Tit. 3, 1) ordonne de se tenir à la disposition du pouvoir temporel et de se soumettre à lui, non pas afin de se justifier, mais pour servir autrui et l’autorité librement et pour faire leur volonté par amour et par liberté. » [9]

L’esprit des sectes

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Un autre pli se forme qui fait se rapprocher les rives de la Méditerranée et les bords du Rhin de la côte est des Etats-Unis, le temps des premiers chrétiens de celui de la réforme et les sectes anabaptiste de la fondation du capitalisme américain moderne.

En distinguant l’Eglise et sa vocation universaliste des sectes qui allient autonomie de l’individu et position religieuses « vécues » et des corporations qui elles pratiquaient une sorte de rationalisme niveleur, Max Weber a montré comment un certain narcissisme a pu se développer dans les sectes et servir de fondement à la formation d’une éthique capitaliste très particulière. En effet, les grandes figures qui en sont issues, les Pierpont Morgan, les Rockefeller ou les Jay Gould, « campaient et campent par-delà le bien et le mal. » [10]

C’est à l’évidence cette libération du carcan moral qui a permis cette jonction entre les forces structurantes du narcissisme et les forces qui poussent à la vénération de la réussite par le travail. Et ce sont les sectes qui en furent le creuset. Ce qu’une secte est par rapport à une Eglise, Max Weber le dit avec précision. « Une secte est une communauté libre d’individus qui sont qualifiés uniquement au plan religieux et qui sont admis en son sein en vertu d’une décision libre de part et d’autre. » (op. cit., p. 265) Ainsi c’est d’entrée le primat de la conscience individuelle qui est affirmé contre les imprécations de l’Eglise qui, elles, restent toujours si éloignée des individus qu’elles sont vécues comme indifférents. Ce qui est recherché dans la secte, c’est une sorte de présence réelle et vécue de l’autorité qui soit communicable directement d’individu à individu à partir de gestes, d’actes, de comportements visibles, connaissables et mesurables.

Les sectes « sont les seules, par exemple, qui ont donné à la démocratie américaine l’empreinte individualiste et la structure souple qui la caractérise. D’une part il y a cette idée que seules les qualifications religieuses conférées par Dieu à l’individu décident du salut de son âme, que sur ce point, nulle magie sacramentelle ne peut lui venir en secours, que son comportement pratique, sa « confirmation » peuvent seuls constituer pour lui un symptôme de ce qu’il est sur la voie du salut. Une telle idée renvoyait l’individu à lui seul et exclusivement à lui dans l’affaire qui lui tenait le plus à cœur. D’autre part, c’est cette qualification de l’individu par « confirmation » qui devint la base exclusive de la cohésion sociale de la communauté des fidèles. Et le schéma de la secte a été le modèle sur lequel se sont constituées les formations sociales qui déferlent en nombre dans la vie américaine d’aujourd’hui et pénètrent ses moindres recoins. » [11]

Lorsque l’on interroge ses origines, ce qui peut sembler être une dérive du capitalisme marchand puis boursier apparaît comme étant en fait son fondement majeur : une sorte de sentiment de réussite, on dirait aujourd’hui d’impunité qui se dégage de l’adoubement par ses « semblables » au vu de sa réussite. La forme de gouvernance tyrannique contemporaine est en fait, en ce sens, une sorte de déplacement de ce schéma et son intégration fractale à l’ensemble de la société et au champ politique en particulier.
Ce glissement de champ est rendu possible par ce qui fait le contenu « éthique » de la secte telle que la définit Max Weber et en particulier dans leur opposition aux corporations.

Si les corporations étaient porteuses d’un rationalisme bourgeois à tendance égalitaire, « les sectes, quant à elles, ne rassemblaient pas en leur sein les membres d’une même profession, dotés de qualification technique et recrutés au terme d’un apprentissage ou par relation familiale. En revanche, elles rassemblaient, par le moyen de la sélection et de l’éducation, des compagnons d’une même foi, éthiquement qualifiés ; elles contrôlaient et réglementaient la conduite de vie de ces derniers exclusivement dans le sens d’une probité formelle et d’une ascèse méthodique, sans poursuivre aucune fin matérielle de politique de subsistance susceptible d’entraver l’expansion de l’aspiration rationnelle au gain. La réussite capitaliste d’un membre de la corporation sapait l’esprit corporatif – comme ce fut le cas en Angleterre et en France – et elle était de ce fait exécrée. La réussite capitaliste d’un frère de la secte était, à condition qu’elle ait été obtenue honnêtement, ne preuve de sa confirmation et de son état de grâce, elle rehaussait le prestige et les chances de propagande de la secte. » [12]

A partir de la Seconde Guerre mondiale, on a vu se mettre en place un plan général économique et culturel de recouvrement de l’Europe par les valeurs en cours aux USA en particulier à travers le bombardement permanent de feuilletons télévisés et ce pendant plus d’un demi-siècle. Cela n’a pas pour autant permis d’effacer ou d’arracher les racines culturelles « catholiques » et plus globalement « européennes » qui nourrissent une autre vision du monde, moins narcissique, plus collective, moins portées par le « sentiment » d’impunité ou d’être au-delà du bien et du mal qui caractérise ceux qui ont « réussi » et plus encline à envisager la vie même comme une sanctification sans qu’il soit nécessaire pour la « sauver » de signes supplémentaires en en tout cas de signes relevant de la réussite économique.

Mais ce bombardement constant visant à faire de l’Europe un territoire vassal des USA a eu pour effet de nombreuses transformations dans les comportements qui ne sont pour l’essentiel que des tentatives d’adaptation de certains individus aux normes issues de celles qu’ont promu ces « sectes » protestantes.

La figure du tyran européen actuel en constitue sans aucun doute l’exemple principal, tant il est vrai qu’il a du comme nombre d’autres Divinants subir un passage dans les fourches caudines de telle ou telle « secte » pour pouvoir prétendre occuper la place ou le poste qu’il occupe.

Une nouvelle foi

Il est désormais à peu près évident pour chacun que les ordinateurs sont devenus les partenaires inévitables et nécessaires de notre vie, quotidienne, intellectuelle et spirituelle. Ils sont à la fois des sortes de dieux lares mais en tant que connectés aux voix planétaires, ils sont aussi des représentants des nouvelles grandes divinités planétaires, ou du moins le moyen d’accéder à leurs messages.

Nous savons aussi, même si ce n’est que d’une manière tout à fait superficielle, que ces appareils ont été rendus possibles par l’invention de programmes, programmes qu’ils abritent en leur sein et dont ils constituent les vecteurs de transmission et de dissémination les plus implacables.
En un sens ce ne sont ni les ordinateurs en tant qu’objets, ni même ceux qui les programment ou les contrôlent qui sont les nouveaux dieux mais bien ces entités à la fois agissantes et invisibles que constituent les programmes.
Il sera impossible à une nouvelle forme de psychisme d’exister, quel que soit le nom qu’on veuille bien lui donner, si elle ne prend pas pour base la nouvelle donne qui s’est imposée au cours de ces cinquante dernières années, à savoir la naissance de ces nouvelles divinités auxquelles nos vies sont soumises matériellement et devant lesquelles sans même nous en apercevoir nous nous asseyons chaque jour des heures durant, les programmes.

Car les objets, ces boites-écrans de toutes sortes et de toutes tailles qui nous regardent lors même que nous ne cessons aussi de les fixer en permanence ne sont que les émetteurs-récepteurs d’images et de sons qui n’existeraient pas sans les programmes.

Ainsi, les véritables objets de notre foi sont ces programmes dont nous ne savons rien si nous ne faisons pas partie de la secte de ceux qui les inventent, les corrigent et les font fonctionner et qui donc parlent leur langue, cette langue sans nom, composée non de lettres mais de deux chiffres, et qui nous est à la fois de facto la plus familière des langues et pourtant la plus étrangère.

Que nous le voulions ou pas, nous avons délaissé notre croyance dans les textes comme vecteur de l’explication du monde et nous avons donné notre foi aux programmes dont les messages sont pour l’essentiel médiatisés par des images.

C’est à cette révolution-là que nous devons faire face, car c’est de cette révolution-là que tirent profit les Divinants et les tyrans, dans ma mesure même où ils tentent de nous faire accroire qu’il ne nous est pas plus nécessaire aujourd’hui qu’hier de nous approprier les programmes et les images qui sont aujourd’hui les repères et les guides de notre vie et qu’il nous fait leur laisser cette prérogative.

Ce recouvrement d’une foi par une autre n’aboutit pas à l’effacement de la plus ancienne, mais à leur fusion qui implique pour l’une comme pour l’autre de sensibles transformations, au moins formelles. C’est au déchiffrement des strates que nous devons consacrer nos forces et surtout à mettre en œuvre un ensemble de liens nouveaux entre les mondes qu’ils rendent possibles, et les représentations le plus souvent obsolètes que nous avons et de nous-mêmes et de l’univers.

Notes

[1(Bill Viola, Le son d’une ligne de balayage, Chimère 11, printemps 1991)

[2(Epître aux romains, 8, 28-30, La bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Press Pocket, p. 1 908)

[3(Epître aux Philippiens, 1, 21-27, La bible de Jérusalem, Ed. du Cerf, Press Pocket, p. 1 965-1 966)

[4(Luther, De la liberté du chrétien, Ed. du Seuil, coll. essais, p. 31)

[5(op. cit., p. 39)

[6(op. cit., p. 37)

[7(op. cit., p. 47)

[8(op. cit., p. 53)

[9(op. cit., p. 67)

[10(Les sectes protestantes et l’esprit du capitalisme, in L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, p. 288)

[11(op. cit., p. 269)

[12(op. cit., p. 316-317)