jeudi 2 juillet 2020

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Hermann Nitsch

Au cœur du mystère : expérience « religieuse » et révélation « mystique »

, Hermann Nitsch , Hervé Bernard et Jean-Louis Poitevin

Présent à Paris pour son exposition à la galerie RX en mars, Hermann Nitsch, une des plus grandes figures de l’art contemporain, a accepté d’évoquer son travail, son œuvre, sa vie. Si l’on connaît ses peintures, on connaît moins en France les autres facette de sa création, son théâtre, sa musique, ses performances, ses actions. Ce sont toutes ces facettes qu’il évoque ici non sans nous mettre sur la piste de ce qui constitue sans doute le véritable "secret" de l’art.

Véritable figure centrale de l’art contemporain européen depuis les années 60, Hermann Nitsch poursuit son œuvre avec l’obstination de celui qui sait ne pas devoir se préoccuper de l’éternité autrement qu’en persistant à la faire exister dans l’intensité du maintenant.

Rarement artiste sera parvenu à travailler sur tant de plans durant toute sa vie. Bien sûr il y eut les performances des débuts, mais à trop se focaliser sur ces commencements d’une radicalité à la hauteur d’une époque difficile et alourdie par les monceaux de cadavres déversés dans les mémoires par la guerre, on risque de minimiser le fait qu’elles ne furent que des prémisses.

L’objectif a été, et cela dès les débuts, de travailler une forme d’œuvre d’art total qui ne laisserait cependant pas en plan ceux auxquels ils s’adressent, les si bien ou si mal nommés spectateurs.

Si sa position s’est affinée avec le temps, Nitsch a toujours pris en compte et finalement très vite en charge, cette présence énigmatique d’être aux regards émerveillés que fascinent les œuvres d’art. L’un des enjeux qu’il est l’un des rares à assumer réellement avec une efficacité rarement atteinte, a été de permettre à chacun de ceux qui le souhaitaient lors des grandes « actions » d’abandonner leur posture de spectateurs et de participer corps et âme à une expérience sensorielle, sensuelle et spirituelle hors norme.

Car rien ne remplace jamais le fait de vivre totalement avec toutes les fibres de son être une expérience quelle qu’elle soit. Et souvent, même s’ils y pensent, les artistes, parce qu’ils peignent, dessinent, composent ou écrivent, ne peuvent pas inclure dans leur création cette dimension autrement que sous la forme d’un désidérata. Le médium dicte sa loi et sa loi, on la connaît, c’est qu’il « est » le message.

Il faut créditer Hermann Nitsch non seulement de ne pas avoir éludé la question mais de lui avoir apporté une palette de « réponses » inégalées. Si message il y a qui puisse être véhiculé par ce qu’on nomme art, il passe par l’expérience directe. Certes « voir » un tableau en est une, entendre un concert tout autant et lire un livre aussi. Mais toutes ces expériences se font dans le confort de la distance de sécurité qui protège contre les agressions trop directes des éléments, des événements, des faits, des autres.

Ce que Nitsch invente très tôt avec son « Orgien Mysterien Theater », c’est une manière unique et inédite d’impliquer un grand nombre de personnes non seulement dans la réalisation d’une œuvre monumentale mais de la plonger dans une expérience telle qu’elle sera pour eux un moment ou possiblement ils pourront être eux aussi plongés dans le bain de la création d’une manière directe, non métaphorique, à forte tendance synesthésique.

Ce que permettent ces actions, c’est d’accéder à des moments dans lesquels le cœur battant de la création est à la fois et dans le même mouvement celui qu’un artiste a conçu, celui d’un groupe qui accomplit le projet et celui d’individus qui se trouvent durant les jours que peuvent durer certaines de ces performances, projetés dans le magma brûlant d’un dépassement de soi sans pareil.

Parce que l’art, celui qui mérite le nom d’art, ne peut pas ne pas être la transcription des plongées que chacun accomplit à sa manière dans des zones à risques, celles où la transformation de soi peut advenir quand elle n’est pas le but recherché. Et cela jamais le « spectateur » ne peut le vivre sauf à être à son tour « appelé » et aspiré par le tourbillon.

Ce que Nitsch rend possible, c’est une expérience dans laquelle le mot participation prend tout son sens. Il permet à ceux qui participent à une action une expérience à la fois inscrite dans une projet artistique mais que chacun va vivre à la mesure de ses capacités d’auto-transformation et donc au risque de se retrouver emporté dans un tourbillon sensoriel débordant tout et de devoir affronter une métanoïa spirituelle. Et cela simplement en acceptant, et ce n’est pas rien de se jeter dans l’arène du grand rituel qu’est une action.

Le retable d’Isenheim

On peut aisément y voir une dimension chrétienne, en particulier dans les résultats plastiques souvent mis en avant que sont les « reliques », mais tout autant est-ce au mystère d’Éleusis qu’on doit penser ou à tant d’autres rituels ou fêtes religieuses qui existent aujourd’hui encore à travers le monde.

Et cela est peut-être, au-delà même de tout ce que l’on peut dire et écrire sur les « productions artistiques » proprement dites, ce qui est le plus important dans le travail d’Hermann Nitsch, le fait de rendre à nouveau vivant sous une forme à la fois profondément « religieuse », mais ne relevant d’aucune religion particulière, de ce qui constitue le cœur de toute religion : rapprocher du divin.

Antonio, @Hermann Nitsch

Et si pour s’approcher du divin tous les moyens peuvent être considérés comme « bons », ceux qui passent par une exacerbation de l’ensemble des récepteurs sensoriels dont dispose un corps et par leur éveil dans des conditions qui ne peuvent pas ne pas affecter la « vision du monde » de ceux qui y prennent part, peuvent être compris comme étant les plus aptes à rapprocher des humains « déconnectés » du sensible de ce qui par la sensation permet d’atteindre le centre névralgique de l’être quand il se confond avec l’effacement des limites dans lesquelles toute conscience cherche à le contenir.

La vue associée à l’audition inévitable de la musique et pour ceux qui ont passé le pas de devenir des adjuvants du rituel, le toucher, l’odorat, tout ici concourt à un déplacement de l’axe de la vie permettant de le relier à l’axe de l’extase qui est le seul à faire se toucher les deux extrêmes que l’on a finit par appeler être et néant.

La grande mystique rhénane a su à travers des voix puissantes mettre en mots la situation existentielle de blocage de l’homme face au silence divin et l’extase qui accompagne cette révélation lorsqu’un individu découvre plus encore que les limites de la raison, c’est une ouverture sur l’illimité qui s’avance vers lui lorsqu’il parvient à renoncer à toute forme de preuve comme condition de sa compréhension du mystère.

Être et néant fusionnent dans un instant aussi bref qu’une illumination pouvant durer plusieurs jours et aussi interminable qu’une révélation qu’on ne pourra jamais effacer de soi.

Rien de ce qui se nomme art ne devrait être proposé qui n’ait été d’une manière ou d’une autre porté sur les fonts baptismaux par une telle expérience. En offrir l’accès à chaque personne capable de dire OUI à la vie au point de renoncer à sa peur de se trouver plongé dans la mêlée des corps, du sang, du vin, des couleurs, de la musique, du jour et de la nuit, telle est la véritable transmutation qui peut s’accomplir à chacune des actions.

Alors, regarder une œuvre comme on le fait habituellement comme spectateur peut retrouver aussi sa puissance d’évocation en ceci que l’imminence de l’expérience aura laissé assez de traces en l’œuvre pour que le mystère soit perçu dans l’immensité de sa puissance, celle qui transforme au-delà de toute regard celui ou celle qui lui a fait face en lui disant oui.

Hermann Nitsch
The shape of colour
12/05 - 30/07 - 2020

GALERIE RX 16 rue des Quatre Fils - 75003 Paris
T : +33 (0)1 71 19 47 58 - P : +33 (0)6 37 88 04 98
Horaires : mardi - samedi, 11h-13h/14h-19h
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