mercredi 30 septembre 2020

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Fondements de la projection numérique au cinéma

, Philippe Binant

Le mot cinématographie, comme l’indique son étymologie grecque, désigne l’écriture du mouvement. On célèbre cette année le 125e anniversaire de la naissance du cinéma (1895-2020). Sa riche histoire est marquée par l’existence d’objets phares : le Cinématographe d’Auguste et Louis Lumière (1895), la caméra Technicolor (1932), le projecteur prototype Mark V de Texas Instruments (1999), plus près de nous la caméra Arri Alexa 65 (2015). Pourtant, à l’aube du XXIe siècle, une rupture s’est produite. Cette rupture porte le nom de cinéma numérique.

Introduction
Je me propose dans cette étude de rappeler, pour commencer, quelques notions de base historiques. La deuxième partie de l’exposé est dans mon esprit une introduction aux fondements scientifiques du cinéma numérique. J’analyse ensuite, dans la troisième partie, le projecteur prototype Mark V de Texas Instruments - en tant qu’innovation de rupture - et présente une expérience séminale réalisée avec cette « machine cinéma » [1]. La quatrième partie me permet d’aborder une technologie connexe. Enfin, je termine par la description de quelques applications.

1. Quelques notions de base historiques
En 1637, René Descartes introduit, avec la publication de La Dioptrique [2], les premières études sur la lumière dans la cadre de la science moderne (lois de Descartes sur la réfraction et la réflexion) [3]. Les applications de ce domaine ne manquent pas. Dès 1659, Christiaan Huygens réalise le premier instrument de projection [4]. Il forme ensuite le projet d’en donner une description dans sa Dioptrique sous le nom de laterna magica(nom latin). Physicien de premier ordre [5], Huygens développe l’étude de la nature de la lumière, du point de vue théorique, avec le Traité de la Lumière en 1690. Une autre étape décisive est franchie avec les recherches d’Étienne-Jules Marey, professeur titulaire de la chaire d’Histoire naturelle des corps organisés (1869-1904) du Collège de France. Les travaux de Marey, en physiologie, portent sur la mise en œuvre d’une méthode permettant la décomposition du mouvement [6], ils entrouvrent la voie à l’invention du Cinématographe par Auguste et Louis Lumière : « appareil servant à l’obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques » [7].

Etude du mouvement par Etienne-Jules Marey

Le 28 décembre 1895 le cinéma est né. Tout au long du XXe siècle, l’image argentique est la référence de l’industrie du cinéma. La taille du grain des images argentiques, sur une copie standard d’exploitation cinématographique, est d’environ 10 μm (1 μm = 0,001 mm) [8]. Ce résultat est important pour la suite.

2. Fondements du cinéma numérique
2.1. L’innovation technologique
Le mode d’existence de l’innovation technologique s’articule autour de deux contraintes :
- l’interdisciplinarité ;
- la symbiose entre la recherche fondamentale et appliquée.

1° L’innovation technologique n’émerge pas du centre d’une seule et même discipline, mais plutôt apparaît à l’interface de champs disciplinaires différents. Favoriser l’interdisciplinarité revient alors à entretenir l’existence d’environnements multidisciplinaires.

2° Pour avoir une bonne recherche appliquée, il faut avoir une bonne recherche fondamentale. C’est en vertu de la fertilisation croisée de la recherche fondamentale et de la recherche appliquée que se produit l’innovation technologique.

2.2. Réflexions sur la lumière au XXe siècle
La lumière est au cœur des appareils de cinéma : caméras, projecteurs.

On peut s’interroger sur les progrès de la théorie de la lumière au XXe siècle et sur leurs liens avec l’industrie du cinéma. En effet, les réflexions sur la lumière sont à l’origine des deux grandes branches de la physique moderne [9]. Selon l’ordre chronologique : la mécanique quantique et la physique relativiste - avec une révolution profonde de nos conceptions de l’espace, du temps et du déterminisme.

Comment ces théories physiques se sont-elles appliquées aux instruments de cinématographie ? De fait, la mécanique quantique interagit avec l’instrumentation cinématographique. Et le cinéma numérique est le fruit de cette interaction. En ce sens, la mécanique quantique constitue le fondement scientifique du cinéma numérique.

2.3. Mécanique quantique
La mécanique quantique est l’étude du comportement de la matière et de la lumière - ainsi que de leurs interactions - à l’échelle des atomes [10]. Rappelons que l’ordre de grandeur des dimensions d’un atome est l’angström (unité notée Å) : 1 Å = 0,000 1 μm (1 μm = 0,001 mm). À cette échelle très fine, la mécanique classique ne s’applique plus pour décrire les phénomènes naturels ; mais il est important de noter que la mécanique classique reste une approximation valable à l’échelle macroscopique.

Du point de vue historique, Max Planck pose la pierre angulaire de la mécanique quantique en 1900 avec l’introduction d’une constante universelle, notée h, appelée constante de Planck. C’est la très petite valeur de cette constante qui explique pourquoi les effets quantiques (superpositions d’états, intrication quantique), à l’échelle macroscopique, ne sont pas observables. Durant le premier quart du XXe siècle, les nouveaux concepts introduits par Albert Einstein, Niels Bohr, Louis de Broglie, Erwin Schrödinger, Werner Heisenberg, Enrico Fermi et Paul Dirac conduisent à la formulation complète de la mécanique quantique [11].

C’est la parfaite description du mouvement des électrons dans les solides cristallins qui constitue un des grands triomphes de la mécanique quantique. On appelle physique de l’état solide cette branche de la physique. Elle permet l’étude (énergie de Fermi, distribution de Fermi-Dirac) d’un nouveau type de matériaux : les semi-conducteurs [12].

Or, les semi-conducteurs constituent la base de la révolution de l’information à laquelle est fondamentalement liée la révolution numérique du cinéma [13].

2.4. Révolution de l’information
Aux Bell Labs, John Bardeen, Walter Brattain et William Shockley inventent le transistor le 23 décembre 1947. Ultérieurement, pour leurs « recherches sur les semi-conducteurs et la découverte de l’effet transistor » ils reçoivent le prix Nobel de physique en 1956.

Chez Texas Instruments, le 12 septembre 1958, Jack Kilby réalise le premier circuit intégré. En 2000, pour « sa part dans l’invention du circuit intégré » il reçoit le prix Nobel de physique.

Ces deux composants de l’électronique, le transistor et le circuit intégré, à base de semi-conducteurs, marquent la naissance de la révolution de l’information - révolution plus importante que toutes les révolutions techniques qui l’ont précédée - et sous-tendent (loi de Moore), dans un monde en mutation rapide, les vagues d’innovations contemporaines qui ne cessent de déferler [14].

2.5. Le concept d’innovation de rupture
C’est le changement fondamental de paradigme [15], concept introduit par Thomas Kuhn, qui caractérise l’innovation de rupture. Discontinuité radicale, l’innovation de rupture est un acte de violence intellectuelle : « les théories meurent assassinée » [16] écrit Gaston Bachelard.

Toutefois, du point de vue de l’épistémologie, l’incomparabilité stricte entre deux paradigmes A et B - tels que B marque une rupture par rapport à A - est compatible avec le principe de correspondance entre ces paradigmes [17].

En sociologie des sciences, Jean-Jacques Salomon, fondateur de la Division des Politiques de la Science et de la Technologie de l’OCDE, démontre que science, technologie et société sont inséparables [18]. En ce sens, l’innovation de rupture est à rapprocher du processus de « destruction créatrice » mis en évidence par Joseph Schumpeter.

L’application de l’effet Matthieu, étudié par Robert Merton [19], à l’analyse de l’innovation permet d’affirmer que plus une entreprise a capturé une innovation dans le passé plus il est probable qu’elle capte une innovation future.

2.6. Les deux innovations de ruptures fondatrices du cinéma numérique
La naissance du cinéma numérique est une manifestation forte de l’effet Matthieu.

En 1969, aux Bell Labs, Willard Boyle et George Smith inventent le capteur CCD (Charge Coupled Device [20] pour « l’invention d’un circuit à semi-conducteur en imagerie : le capteur CCD » par la suite, ils reçoivent le prix Nobel de physique de 2009. À Paris, la Fondation Louis de Broglie écrit : « Un prix Nobel 2009 pour la physique quantique : Boyle & Smith. »

Chez Texas Instruments, en 1987, Larry Hornbeck invente le DMD (Digital Micromirror Device). Pour « l’invention du DMD utilisé en projection DLP Cinema » il reçoit un Scientific and Technical Award - Academy Award of Merit - de l’Academy of Motion Picture Arts and Sciences en 2014.

Le CCD et le DMD, utilisés respectivement dans les caméras et dans les projecteurs, sont deux des innovations de ruptures majeures de l’industrie cinématographique qui marquent le passage de l’image argentique à l’image numérique.

3. Le projecteur prototype Mark V de Texas Instruments
Il n’est pas possible dans ce court article de passer en revue toutes les technologies utilisées en cinéma numérique. Nous nous limitons à l’étude de la technologie DLP Cinema. Nous ne présentons ici qu’un bref résumé des principaux résultats. Cette étude représente un double intérêt : d’une part, la technologie DLP Cinema est présente dès l’origine du cinéma numérique et, d’autre part, le procédé de Texas Instruments est utilisé actuellement dans les techniques avancées de projection cinématographique (voir § 3.4).

3.1. Larry Hornbeck et l’invention du DMD
Larry Hornbeck reçoit un PhD en physique de l’état solide en 1974 de la Case Western Reserve University (Cleveland, Ohio) pour son travail de recherche sur la surface de Fermi (voir § 2.3). C’est autour de cette année qu’il intègre Texas Instruments (Plano, Texas).

Au milieu des années 70, Texas Instruments (TI) travaille avec le Department of Defense (DoD) des États-Unis. En novembre 1977, le DoD propose aux Central Research Laboratories de TI un programme portant sur le développement d’un système de modulation de la lumière. Une petite équipe est formée sous la direction de Larry Hornbeck et réalise un dispositif analogique de modulation spatiale de la lumière sous le nom de Deformable Mirror Device (DMD). Historiquement :

- en 1981, la première image est projetée avec le DMD (analogique) [21], sa résolution est de 128 x 128 pixels ;

- en novembre 1987, un changement radical se produit avec une nouvelle approche conduisant au passage d’un système analogique à un système numérique : le Digital Micromirror Device (DMD) [22] ;

- le 29 octobre 1991, Larry Hornbeck dépose le brevet séminal relatif au DMD [23] ;

- en 1994, la première démonstration de projection basée sur le DMD est réalisée. TI propose alors la terminologie Digital Light Processing (DLP) pour désigner ce type de projection électronique [24].

Les premiers contacts avec l’industrie du cinéma commence en 1997 et déterminent Texas Instruments à introduire la technologie DLP Cinema pour répondre aux exigences des directeurs de la photographie, des réalisateurs et des producteurs [25].

Dès lors, il est important de distinguer le système DLP et la technologie DLP Cinema : celui-là concerne la projection électronique, celui-ci tient compte des demandes de la profession cinématographique.

3.2. Le prototype    DLP Cinema Mark V
- En 1999, pour l’industrie du cinéma, Texas Instruments conçoit deux générations de prototypes DLP Cinema :

- le 12 janvier 1999 : la première génération ;

- le 10 novembre 1999 : la seconde génération ou Mark V [26].

Les prototypes sont construits à quelques exemplaires directement par Texas Instruments aux États-Unis (Plano, Texas).

Nous présentons maintenant les notions essentielles du DMD équipant le prototype Mark V : le DMD SXGA.

Schéma d’un DMD SXGA : les deux micromiroirs sont représentés avec des inclinaisons différentes (1999).

Le DMD SXGA possède une surface réfléchissante mesurant 21,760 x 17,408 mm composée de 1 310 720 micromiroirs carrés dont les côtés sont égaux à 16 μm (1 μm = 0,001 mm). Les micromiroirs sont séparés entre eux par une distance égale à 1 μm.. Chaque micromiroir représente un pixel de l’image numérique et, par projection, correspond à un pixel sur l’écran. Les micromiroirs sont mobiles et peuvent prendre deux inclinaisons différentes (- 10° ou + 10°). Il s’agit d’un système à deux états.

Considérons un seul de ces micromiroirs. Notons 0 son inclinaison correspondant à une réflexion telle que la trajectoire du faisceau réfléchi demeure dans la partie interne du projecteur. On a alors, par projection, un pixel noir sur l’écran. Notons 1 son inclinaison correspondant à une réflexion telle que la trajectoire du faisceau réfléchi sorte du projecteur en passant par l’objectif. On a alors, par projection, un pixel blanc sur l’écran. Pour obtenir les différents niveaux de gris il suffit de réaliser une suite, convenablement choisie, de 0 et de 1. On appelle temps de commutation du micromiroir son passage d’une inclinaison à l’autre. Pour le DMD SXGA, le temps de commutation est inférieur à 20 μs (1 μs = 10-6 s). Un micromiroir peut donc commuter jusqu’à 50 000 fois par seconde [27].

Pour la reproduction des couleurs, le Mark V, en particulier, et la technologie DLP Cinema TM, en général, sont basés sur le principe de la synthèse additive. Les projecteurs DLP Cinema TM comportent toujours trois DMD pour le traitement des trois couleurs primaires : rouge, vert, bleu (ou RVB).

Les trois DMD pour le traitement des trois couleurs primaires RVB dans les projecteurs DLP Cinema. Les trois faisceaux sont combinés par un ensemble de prismes qui recombinent les trois couleurs.

Le DMD SXGA appartient à la famille des optical MEMS (Micro-Electro-Mechanical-Systems) ou MOEMS (Micro-Opto-Electro-Mechanical -Systems). Il est fabriqué en utilisant les méthodes adaptées de la microélectronique [28]. En 1998, Mike Douglass, l’expert en fiabilité de Texas Instruments, détermine que la durée de vie d’un DMD est supérieure à 100 000 heures. Au dos des DMD SXGA du prototype Mark V les contacts sont en or.

En 2000, un seul prototype DLP Cinema TM Mark V de Texas Instruments est acquis par la France [29]. Le prototype est utilisé dans le cadre de la plate-forme expérimentale de cinéma numérique de Gaumont [30]. Il est en fonction durant quatre années de 2000 à 2003 (nombre d’heures : 1751 h) [31].

3.3. Première expérience de projection de cinéma numérique en France
Des essais de projections cinématographiques sans support argentique sont réalisés aux États-Unis (Los Angeles et New York), dès le 18 juin 1999, avec deux prototypes DLP Cinema de Texas Instruments pour la présentation de Star Wars : Episode I [32].

En France, la première expérience de projection de cinéma numérique voit le jour grâce à quatre facteurs jouant un rôle fédérateur : une entreprise, une institution, un homme et un film. Examinons dans l’ordre ces quatre facteurs.

- 1/ Une entreprise : Texas Instruments. Texas Instruments fait un appel d’offres pour étendre en Europe les tests d’expérimentation de la technologie DLP Cinema.

- 2/ Une institution : le Conservatoire National des Arts et Métiers. Encore étudiant, je m’inscris au Département Physique-Électronique, le 1er octobre 1999. Je mène de front mes études et mon activité professionnelle chez Gaumont. Mais je constate aussitôt que mon programme est quasiment impossible. Pourquoi ? Le CNAM demande de travailler dans le secteur professionnel correspondant aux études. Malheureusement, Gaumont ne fait ni physique ni électronique. C’est ce qui me conduit à écrire à Jean-Louis Renoux, directeur général, pour l’informer de ma situation [33]. Trois jours plus tard je reçois une réponse de sa part et quelques semaines après un accord est signé entre Gaumont et Texas Instruments [34].

- 3/ Un homme : Jean-Louis Renoux. Directeur général visionnaire, Jean-Louis Renoux finance le partenariat entre Gaumont (Direction des Cinémas Gaumont) et Texas Instruments (120 000 U.S. dollars en 2000) [35] pour l’acquisition d’un prototype DLP Cinema TM Mark V. Après la création de la Direction du Développement et des Nouvelles Technologies (confiée à Jean-Yves Rabet), il fonde le Projet Cinéma Numérique (sous ma responsabilité technique) [36] Dans ce cadre est réalisée à Paris, le 2 février 2000 à 11 heures, la première projection européenne publique du cinéma numérique [37].

- 4/ Un film : Toy story 2. Produit par Disney et Pixar, réalisé en images de synthèse, est distribué en France par Gaumont Buena Vista International (GBVI) sous la direction technique de Christophe Lacroix.

Et c’est ainsi que la projection de type cinéma numérique est née [38].

3.4. Le cinéma numérique 4K et la projection laser.
Aujourd’hui, les techniques avancées de projection DLP Cinema TM utilisent des DMD 4K avec une résolution de 4096 x 2160 pixels.

L’industrie cinématographique introduit également, pour les systèmes de projection de type cinéma numérique, de nouvelles sources de lumière fondées sur l’effet laser. Le terme laser est l’acronyme de Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation. Dans un faisceau laser les photons possèdent les propriétés remarquables de cohérence spatiale et de cohérence temporelle. Les photons ont :

- la même direction ;
- la même longueur d’onde ;
- la même phase.

L’application à la projection de sources de lumière basées sur des lasers produit un espace colorimétrique plus grand. Mais une image n’est pas seulement définie par son espace colorimétrique. Un paramètre comme le rapport de contraste intervient également pour caractériser une image. Pour le cinéma numérique, le rapport de contraste inter-image est une valeur normalisée (Afnor NFS 27100) égale ou supérieure à 1200 : 1 [39].

La technologie la plus avancée de projection laser en cinéma numérique, le Dolby Vision, annonce :

- reproduire l’espace colorimétrique le plus large standardisé pour la projection cinématographique : le Rec 2020 ;

- atteindre un rapport de contraste égal à 1 000 000 : 1.

La projection laser permet de reproduire avec le Dolby Vision l’espace colorimétrique le plus large standardisé pour la projection cinématographique : le Rec 2020. Le Rec709 correspond à l’espace couleur de la télévision HD tandis que le DCI P3 est l’espace de la projection du cinéma numérique.

4. Technologie connexe
Abordons maintenant une technologie située « entre l’esprit et la matière » selon l’expression de Xavier Leroy : le logiciel. Les sciences du logiciel ont comme fondations la logique mathématique avec les travaux de Kurt Gödel, Alonzo Church, Alan Turing et Stephan Cole Kleene [40].

En cinéma numérique, un film est composé d’une suite d’images, chaque image étant représentée par un tableau de nombres. Reprenons l’exemple étudié par Peter Symes [41] : notons B1 le nombre de bits que comprend un film non compressé de 2 heures en 4K, à 24 images par seconde, au format 1,85. On a

 (1)                                            B1 ≃ 53 térabits

Considérons maintenant, dans un autre domaine, le codage, que nous notons B2, proposé par Claude Weisbuch [42] de l’ensemble des livres de la plus grande bibliothèque du monde - la Library of Congress à Washington D.C. On a

(2)                                               B2 ≃ 1 pétabit 

Calculons Q = B2 / B1. On a alors

(3)                                                 Q ≃ 18   

Autrement dit, dix-huit films non compressés - au sens de notre exemple - occupent approximativement le même volume en bits que le codage de l’ensemble des livres de la plus grande bibliothèque du monde. Ce raisonnement permet de mieux comprendre la nécessité d’introduire la compression de données pour le stockage comme pour la transmission sur les réseaux.

La technique la plus avancée en compression des images est l’analyse par ondelettes. Initiée par Haar en 1910, cette nouvelle branche des mathématiques contemporaines est développées, de 1984 à 1990, par Yves Meyer, Stéphane Mallat, Ingrid Daubechies et Ronald Coifman dans le cadre de recherches théoriques conduites en mathématiques du signal, sous le nom de codage en sous-bandes, pour l’analyse d’un signal complexe [43].

Il faut observer que l’expérience de projection de cinéma numérique du 2 février 2000 (§ 3.3) utilise pour la compression des images l’analyse par ondelettes. Enfin, notons que le DCI (Digital Cinema Initiatives) impose en 2005 la généralisation, au niveau mondial, de la norme JPEG 2000, basée sur les décompositions en ondelettes, pour la compression des images en cinéma numérique.

Ainsi, il ne faut pas moins que la physique d’un côté (mécanique quantique, physique de l’état solide), et les mathématiques et leurs applications de l’autre (logique mathématique, mathématiques du signal), pour donner naissance à la révolution numérique.

Pour son rôle majeur dans le développement de la théorie mathématique des ondelettes [44], le mathématicien français Yves Meyer reçoit le prix Abel en 2017. Récompense internationale de mathématiques, le prix Abel - comme la médaille Fields - est aussi prestigieux que le prix Nobel.

5. Applications
Le cinéma numérique dans ses rapports avec les révolutions de l’information et des communications conduit à un test expérimental direct de l’application des télécommunications à l’industrie du cinéma.

À cette occasion, le Projet Cinéma Numérique de la Division Entreprises Audiovisuelles de France Télécom (incluant TDF et GlobeCast), sous la direction de Bernard Pauchon (1999-2003) [45], en partenariat avec le Projet Cinéma Numérique de Gaumont, sous ma responsabilité technique, développe un programme de recherche et développement de haut niveau dont les travaux précurseurs sont présentés aux États-Unis au ShowEast (Miami, Floride) le 31 octobre 2001 et au NAB (Las Vegas, Nevada) les 6 et 7 avril 2002.

Il importe de mentionner la démonstration à Paris, le 29 octobre 2001 à 9 heures, de la première transmission européenne de cinéma numérique par satellite (via Télécom 2A) d’un long métrage cinématographique présentée par le projecteur prototype de Texas Instruments sur un écran de 19 mètres [46]. Cette démonstration, réalisée par Bernard Pauchon, Alain Lorentz, Raymond Melwig et moi-même, ouvre la voie aux retransmissions par satellite dans les cinémas [47] et à l’émergence du hors-film [48].

Indiquons pour l’avenir un axe de recherches : la projection de conférences et de cours magistraux dans les salles de cinéma.

Conclusion
Considéré comme « une innovation majeure pour l’exploitation cinématographique » [49], quels sont finalement les apports du numérique pour la projection des films en salles ?

Le numérique élimine définitivement l’existence des rayures et des poussières sur l’image ainsi que l’instabilité de celle-ci. Il optimise, au niveau du projecteur, le contrôle de la colorimétrie et de la luminance. Il permet l’utilisation de fréquences de projection élevées (le High Frame Rate ou HFR) et la 3D. Le son est non compressé et multicanal. Le numérique améliore aussi la compacité du support d’un film : un long métrage tient dans la poche ou dans une petite mallette. Il permet également les transmissions dématérialisées, d’un bout à l’autre du monde, des rushes et des films.

Mais ce que nous avons perdu avec le cinéma numérique, c’est le charme de l’argentique, les vibrations de ses grains et le scintillement de ses images.

Pourtant, du point de vue artistique, avec le numérique devient possible la réalisation de films dont la structure peut être différente à chaque projection c’est-à-dire la réalisation d’œuvres ouvertes - comme cela existe en sculpture avec les mobiles d’Alexander Calder et en musique contemporaine avec Répons de Pierre Boulez.

« Le cinéma est incontestablement un mélange d’art et de technologie » témoigne le directeur de la photographie Vittorio Storaro [50]. Quelle est alors la finalité de la « machine cinéma » ? Condamnée à évoluer, la finalité de la « machine cinéma » n’est pas la « machine cinéma ». La finalité de la « machine cinéma » est l’art [51]. C’est en ce sens que deux des grands créateurs du XXe siècle, Ingmar Bergman et Robert Bresson, jusqu’à un certain point opposés, ont intitulé leurs réflexions sur la création cinématographique respectivement Laterna magica [52]
et Notes sur le cinématographe [53].

Dans les Notes sur le cinématographe, Robert Bresson écrit : «  Cinématographe : façon neuve d’écrire, donc de sentir. »

C’est sur cette remarque de Robert Bresson que je voudrais terminer cette étude.

Remerciements
Je tiens à remercier Estelle Binant qui m’a constamment prêté son précieux concours.
Je remercie également vivement Hervé Bernard pour son aide et ses conseils.

Notes

[1J’emprunte cette expression à Laurent Mannoni : La machine cinéma, La Cinémathèque Française, Lienart, Paris, 2016

[2R. Descartes, Discours de la méthode & essais, Leyde, 1637.

[3G. Bruhat, Optique, 6e éd. révisée par Kastler A., Dunod, Paris, 2005, chap. 1.

[4C. Huygens, Œuvres complètes, 22 vol., Martinus Nijhoff, La Haye, 1888-1950.

[5A. Einstein & L. Infeld, The evolution of physics : the growth of ideas from early concepts to relativity and quanta, Simon and Schuster, New York, 1938.

[6É.-J. Marey, Le mouvement, Masson, Paris, 1894.

[7A. & L. Lumière, Appareil servant à l’obtention et à la vision des épreuves chronophotographiques, brevet n° 245032, France, 13 février 1895.

[8A. Besse, Salles de projection, salles de cinéma, Dunod, Paris, 2007.

[9C. Cohen-Tannoudji., Préface in B. Valeur, Lumière et luminescence, Éditions Belin, Paris, 2005, p. 7.

[10R. Feynman, R. Leighton & M. Sands, The Feynman lectures on physics, III : quantum mechanics, California Institute of Technology, The new millennium edition, Basic Books, New York, 2010.

[11Ibid., chap. 1.

[12Ibid., chap. 14 ; C. Kittel, Introduction to solid state physics, 8th ed., John Wiley & Sons, New York, 2005.

[13C. Kittel, op. cit., chap. 6-8 ; C. Weisbuch, « Comment les révolutions de l’information et des communications ont-elles été possibles ? Les semi-conducteurs », Université de tous les savoirs, IV, Conservatoire National des Arts et Métiers, Éditions Odile Jacob, Paris, 2001, p. 730-752.

[14C. Weisbuch, op. cit.

[15T. Kuhn, The structure of scientific revolutions, The University of Chicago Press, Chicago, Illinois, 1962.

[16G. G. Granger, Épistémologie comparative, leçon inaugurale, chaire d’Épistémologie comparative, Collège de France, Paris, 1987, p. 14.

[17J. Vuillemin, « Vérité empirique et approximation », Annuaire du Collège de France, 1986-1987, Collège de France, Paris, 1987, p. 392.

[18J.-J. Salomon, Science et politique, Economica, Paris, 1989.

[19R. Merton, « The Matthew effect in science », Science, vol. 159, n° 3810, 1968, p. 56-63.

[20H. Bernard, L’image numérique et le cinéma, Éditions Eyrolles, Paris, 2000.

[21L. Hornbeck, « From cathode rays to digital micromirrors : a history of electronic projection display technology », TI technical journal, Texas Instruments, Plano, Texas, 1998, p. 31.

[22Ibid., p. 34.

[23L. Hornbeck, Spacial light modulator & method, U.S. patent 5 061 049 [The seminal patent for the digital micromirror device], United State of America, 10/29/1991.

[24L. Hornbeck, op. cit., p. 38.

[25The Digital Micromirror Device. A historical mechanical engineering landmark, The American Society of Mechanical Engineers (ASME), Texas Instruments, Plano, Texas, 2008, p. 6.

[26DLP Cinema prototype system. Installation & service manual, Texas Instruments, Plano, Texas, 1999, p. 1.

[27M. Douglass, L. Hornbeck, R. Meier & P. Van Kessel, « A MEMS-based projection display », Proceedings of the IEEE. Special issue : integrated sensors, microactuators and microsystems (MEMS), vol. 86, n° 8, 1998, p. 1687-1704.

[28C. Kittel, op. cit., chap. 18.

[29n° de série 200002001T ; déclaration de conformité établie le 19 janvier 2000 par Jack Knox et Rick McCall, TI, USA ; mise en service à Paris le 26 janvier 2000 à 8 heures par Rex Beckett, TI, UK, et moi-même

[308-16 rue du Colonel Pierre Avia - 75015 Paris

[31P. Ercoli, Attestation, Les Cinémas Gaumont Pathé, Paris, 2009.

[32R. Schumann, « Security and packaging » in Swartz C. (editor), Understanding digital cinema. A professional handbook, Elsevier, Focal Press, Burlington, Massachusetts, 2005, p. 159.

[33P. Binant, Lettre à J.-L. Renoux, Paris, 29 novembre 1999 ; J.-L. Renoux, Lettre à P. Binant, Neuilly sur Seine, 2 décembre 1999.

[34DLP Cinema TM digital cinema field evaluation exhibitor agreement (Europe), Texas Instruments, Northampton, 2000.

[35Ibid.

[36P. Binant (propos recueillis par D. Maillet), « Kodak. Au cœur de la projection numérique », Actions, n° 29, Division Cinéma et Télévision Kodak, Paris, 2007, p. 12-13 ; C. Forest, L’industrie du cinéma en France. De la pellicule au pixel, La Documentation Française, Paris, 2013, p. 78.

[37Journal de 20 heures, TF1, 2 février 2000 ; P. Loranchet, Le cinéma numérique. La technique derrière la magie, Éditions Dujarric, Paris, 2000, p. 202.

[38Y. Pavlova, « Gaumont » in J.-M. Frodon & D. Iordanova (editors), Cinemas of Paris, University of St Andrews, St Andrews Film Studies, Scotland, 2016, p. 149.

[39P. Binant, « Introduction au laser : du point de vue de la physique », La Lettre, n° 164, Commission Supérieure Technique de l’Image et du Son (CST), Paris, 2017, p. 9-13.

[40X. Leroy, Le logiciel, entre l’esprit et la matière, leçon inaugurale, chaire des Sciences du logiciel, Collège de France / Fayard, Paris, 2019.

[41P. Symes, « Compresson for digital cinema » in Swartz C. (editor), Understanding digital cinema. A professional handbook, Elsevier, Focal Press, Burlington, Massachusetts, 2005, p. 123.

[42C. Weisbuch, op. cit., p. 732.

[43Y. Meyer, « Les ondelettes et la révolution numérique », Université de tous les savoirs, IV, Conservatoire National des Arts et Métiers, Éditions Odile Jacob, Paris, 2001, p. 53-66.

[44Y. Meyer, « Principe d’incertitude, bases hilbertiennes et algèbres d’opérateurs », Séminaire Bourbaki, tome 662, Paris, 1986.

[45B. Pauchon, Attestation, Direction du Développement et de l’International, TDF, Paris, 2006, ancien élève de l’École Polytechnique.

[46O. Bomsel & G. Le Blanc, Dernier tango argentique. Le cinéma face à la numérisation, École des Mines de Paris, Paris, 2002.

[47A. Georgescu et al., Critical space infrastructures. Risk, resilience and complexity, Springer, Switzerland, 2019, p. 48.

[48Kitsopanidou K. & Pisano G., « L’émergence du hors-film sur grand écran ou la " nouvelle " polyvalence des salles de cinéma » in Creton L. & Kitsopanidou K. (dir.), Les salles de cinéma. Enjeux, défis et perspectives, Armand Colin, Paris, 2013, p. 147-178.

[49C. Forest, op. cit., p. 77.

[50L. Mannoni, op. cit., p. 16

[52I. Bergman I., Laterna magica, Gallimard, Paris, 1987.

[53R. Bresson R., Notes sur le cinématographe, Gallimard, Paris, 1975.