dimanche 26 juillet 2020

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Exercice numéro 21

, Jean-Daniel Berclaz

Jean-Daniel Berclaz, connu pour être l’inventeur du Musée sans mur, autrement nommé le Musée du Point de Vue, a profité du confinement pour revenir à ses amours d’antan c’est-à-dire au dessin et à la couleur.

Exerzierstrasse 21, c’est là où j’habite en ce moment, depuis 13 ans je viens régulièrement dans cet appartement du 3e étage avec balcon, dans le quartier de Wedding au nord de Berlin. Depuis que je m’y confine avec ma tasse de café du matin et mes « objets de nécessité » je regarde et repense à ce souhait de mes enfants et aussi de quelques amis très proches qui se souviennent de cette période des année 80 où mes peintures et mes dessins à tendance expressionniste animaient les murs des galeries.

- Pourquoi as-tu arrêté ?
- Pourquoi tu ne recommencerais pas ?

La peur de ne plus savoir dessiner, peindre ou même simplement affronter une surface blanche, s’ajoute aux questions : que faire ? que dire ? Pourquoi le faire ?

Je me retrouve comme quelqu’un qui n’a plus conduit sa voiture depuis très longtemps parce qu’il habite en centre ville.

Après 25 ans de silence comme peintre, 25 années pendant lesquelles je me suis consacré entièrement à mon nouveau projet, celui du Musée du Point de Vue qui a parcouru une partie du monde avec lequel j’ai réalisé une centaine de Vernissages de Point de Vue, mais qui aujourd’hui est en pause pour cause d’interdiction de rassemblement.

Quelques carnets de 40 feuilles de papier à dessins d’un format de A3, donc 29,7 X 42 cm sont en attente depuis des années dans ma chambre-bureau. Le papier, légèrement jauni depuis le temps, est enfermé entre deux gros cartons gris souris perforés afin de laisser passer une spirale métallique noire.

Alors pourquoi pas dessiner maintenant que j’ai du papier, des crayons, pas de témoins et rien que du temps libre ?

Mais quoi ?

Telle est la question que je me pose depuis bien longtemps.

Alors pourquoi pas tout simplement ce que je vois ?

Déjà il faut éviter toutes les questions et les ambitions qui viseraient à révolutionner la peinture. Je pense aussi qu’il faut que je reste très simple et très pratique dans le choix de mes gestes de dessinateur en rééducation dans son appartement.

Finalement cette réflexion n’est pas très différente de celle des Vernissages de Point de Vue. D’ailleurs j’ai souvent donné comme exemple celui du peintre devant son chevalet pour rapprocher mes événements de cette image romantique et poétique du peintre au milieu de la nature.

Mais il ne faut pas simplement être romantique pour qu’un Vernissage de Point de Vue ait du sens. Il faut aussi un peu de dérangement et un peu d’équilibre ou de déséquilibre. Le dessin doit donc aussi devenir un voyage mais avec mon appartement comme paysage. Les repérages d’un point de vue habituellement photographiés seront donc dessinés. La nappe blanche devient du papier avec moi comme unique invité. Je me retrouve donc seul avec les objets habituels qui peuplent mon quotidien et animent l’espace de mon appartement, 85 mètres carré, 3 pièces, balcon, cuisine salle de bain.

Sans témoin et sans rien modifier à l’agencement, je prends une chaise, je m’assois, sur mes genoux, je pose un bloc à dessins, et hop mon crayon tente de photographier tout ce qui est visible.

Cet exercice je le répète. Il se développe pendant plusieurs jours et devient une des raisons qui me font attendre la venue du lendemain. Mes mains finissent par des doigts qui s’assouplissent et glissent sans demander mon avis sur cette feuille à dessin qui s’impatiente d’être habitée. Tout cela est complètement inutile, cela ne rime juste à rien, à part être une occupation, une sorte de yoga du crayon.

Après 40 dessins sans raison, juste des représentations inutiles de mon appartement, je pense n’avoir rien oublié. Je vais donc recommencer avec un autre carnet en cherchant des détails comme un policier qui fait une enquête.

Cette fois, je retrouve une boîte d’aquarelles achetée à Berlin Est dans mon jeune âge en 1977. Les petits carrés en cube de couleurs, complétement secs, sont installés soigneusement l’un à coté de l’autre dans la boîte en bois de la DDR. Chaque couleur se réjouit à l’arrivée d’un pinceau salvateur bien mouillé.

La suite de la série des dessins continue à la même adresse, dans le même espace, avec les mêmes objets, dans un même temps, avec moi seul comme spectateur.

Maintenant, je procède à un inventaire inutile.

Une petite table de camping blanche retrouvée derrière un placard vient d’être installée au milieu de mon salon comme pour recevoir des invités. C’est une mini-installation. Je pose des objets sur cette petite table qui devient le socle de mes futures compositions. Je reste installé derrière ma table à manger et je regarde comme un invité la composition qui vient d’être faite. Et mon crayon essaie de la photographier.

Je dépose tout et n’importe quoi sur cette table, surtout des objets qui n’ont aucun rapport entre eux. Cette éventuelle nature morte n’a pas de sens, mais moi je trouve du sens à la dessiner et à animer ce dessin avec mes vieilles aquarelles aux couleurs encore bien vives.

Ma mémoire me renvoie vers mes artistes de prédilection, Marcel Duchamp, Bertrand Lavier, Josef Beuys, Fluxus, Dada, Marcel Brothers, Rudy Ricciotti, Robert Filliou, Georges Perec, Kurt Ryslavy, Gaston Bachelard, Fischli & Weiss, Roman Signer, etc. En fait, je suis juste inconsciemment en train d’illustrer mes lectures.

Maintenant que je sais que tout cela m’aura juste servit à voyager à l’intérieur de mes passions. Je regarde mes 100 dessins et les met en rapport avec mes 100 vernissages de Point de Vue. Et j’y trouve un équilibre.

Berlin le 11 juin 2020

Vernissages de Point de Vue depuis juin 2000
Dessins inutiles du1er avril à mi juin 2020