jeudi 24 janvier 2013

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Des hôtes de passage

(hommage à Basho) - Joël Roussiez

, Joël Roussiez

Nous cheminons vers la mort à pas lents dans un chemin tranquille bercés par la présence de constructions anciennes et de jardins qui touchent en nous des sensibilités de vieillards.

Nous cheminons vers la mort à pas lents dans un chemin tranquille bercés par la présence de constructions anciennes et de jardins qui touchent en nous des sensibilités de vieillards. On avance ainsi non pas dans le regret mais dans la nostalgie d’un monde qui fut celui des terres cultivées, des châteaux et des villages ; et sans nous retourner ou bien nous retenir, nous avançons comme en promenade, touchant parfois avec nos mains un muret, une grille, le bois sec d’une clôture ou la pierre fraîche d’un mur. Rien ne nous retient plus en ces lieux qui s’écroulent ou qu’on transforme ; des jouets de bambin rutilant y paraissent avec les voitures brillantes et leur sont une sorte de reproche... On aime encore et toujours la lèpre des murs anciens et les toitures que mangent les lichens ; ici une haute église dont les murailles sont envahies de lierre et de jusquiame, là un château aux volets dépeints, la grille d’une demeure ancienne avec un jeune chien qui jappe. Nous passons sans nous arrêter à la lisère de grandes forêts qu’on a plantées derrière un mur sinueux et très long ; ici on n’entre pas et c’est toujours le cas. Le cœur des vies anciennes semble battre encore autour des demeures ; en certains endroits, rien n’a changé ; Madame Maisonneuve nous reçoit pour boire le café, les hommes sont aux champs et les enfants surveillent les oies et les cochons.

J’aime, n’est-ce pas Chérie, ce château et ce pont ancien ; rentrons sous ce porche, sens-tu l’odeur humide du tuffeau et du lierre. Viens avec moi, franchissons ce seuil, vois comme la pierre en est usée ; l’ombre semble attendre dans le fond de cette église ; regarde, il n’y a rien, rien d’autre que des bancs de bois. Asseyons-nous et regardons en haut ; on y a dessiné des étoiles et le fond bleu est devenu pâle ; c’est le ciel enfermé. J’ai envie de sortir... Nous marchons ainsi dans nos villages et nos villes cherchant parfois des recoins d’où émane quelque mystère quoique ces lieux soient connus et reconnus comme les vestiges des temps passés. On y éprouve des sentiments agréables mais légèrement alourdis par l’absence de vie et les murs décrépis... On ne regrette pas le temps rond des saisons successives de l’année et de la vie ; les gerbes de blé, les vendanges et l’hiver, on va comme par un temps doux en promenade lente dans des lieux morts où les portes ouvrent encore et laissent entendre le souffle des voix éteintes. On se dit, c’est curieux, ces voix nous touchent. Bien que je ne parvienne pas à les entendre, je comprends quelque chose de ce qu’elles disent et qu’elles ne me disent pas ; c’est curieux, vois-tu, mais hors de moi, je comprends les champs qui sont là et les étables vides dont les portes entrouvertes coincées par la paille poussiéreuse laissent la pénombre s’insinuer au dehors dans la fraîcheur du jour y mêlant ses odeurs affadies de fumier et de foin. On furette dans le fond d’une cour où traînent des fagots déposés devant les soues maintenant sans porte. Les auges sont vides mais poussiéreuses, parfois on y trouve des pierres ou les restes d’un pot. Dites-moi des objets sont-ils encore accrochés à des bouts de bois enfoncés au hasard des murs ? La faucille et l’étui pour la pierre à faux sont suspendus hors de portée des enfants ; ici encore une touffe de ficelles à lier les gerbes avec leurs boutons de bois ; le rouge-gorge y a fait son nid. Ici dans un rouleau de cordes, c’est un troglodyte. Derrière la porte de l’écurie est plantée une série de clous, un reste de bonnet et une ceinture de cuir racorni y pendent, les autres clous sont vides comme la place du cheval curieusement nettoyée de la paille et du foin ; il n’y a que la mangeoire qui n’a pas été faite, quelques poignées de sable, la boucle d’un ceinturon, une petite enclume à faux et un morceau de fer plat s’y trouvent. Le silence frappe, pas un grincement mais le fouissement intermittent de nos pas. Dans le fond est un poêle où l’on a tenté de brûler une poignée de ficelles à botteler. La porte du fond est fermée, à son pied dépasse le seuil usé contre lequel viennent se pousser les galets qui tapissent le sol. Une petite fenêtre est encombrée de toiles d’araignées, aucun des ses carreaux n’est cassé mais tous semblent avoir été passés au blanc de chaux. Nous revenons, repassons auprès de la cloison qui séparait le cheval des vaches, n’entends-tu pas le bruit de ses sabots ?... Nous revenons, ne fermez pas les portes...

Nous cheminons à l’automne dans les bois et avec nos souliers raclons les amoncellements de feuilles mortes, nous aimons le bruit de froissement qui dans le silence des arbres évoque le retour des saisons et les plaisirs enfantins. Au-dessus dans le ciel clair, tourne un autour en miaulant, des mousses s’épanouissent en couches épaisses dans de longues excavations qui ont été creusées lorsqu’il avait fallu trouver des moellons de construction ; sur le bord pentu parfois apparaît une pierre sans végétation et c’est comme si nous marchions dans des ruines ensevelies depuis longtemps, si longtemps qu’elles ne sont plus que des rêves dans notre imagination. Des souffles sifflent dans les aiguilles des sapins qu’on a plantés entre les chênes et les bouleaux, leurs cimes se dandinent et donnent le tournis : où sommes-nous perdus dans les gréements de ce navire ?... Nous embarquons dans la nature qui parle encore à nos pieds, nous cheminons ainsi pour délasser nos membres de l’asphalte des villes et du carrelage de nos sols. Nous habitons plus ou moins loin des endroits de nature, chez nous est à côté et pourtant nous nous sentons étrangers dans ce pays des arbres et des fougères... Nous avons marché pour atteindre le village ancien, certains points en sont rénovés, d’autres peu nettoyés conservent les traces d’usure du temps. C’est vers eux que nous allons, et pourtant ils ne sont plus que les vestiges d’une vie depuis longtemps impropre dont la maladresse, nous le savons, condamne à l’étiolement et aux rancœurs. Nous avons croisé la grand-mère Anastasia qui du seuil de sa porte nous a salués et puis, s’approchant de la haute grille devant laquelle nous passions, nous a demandé d’où nous venions et ce que nous faisons là. Rien de bien beau à voir, dit-elle, en se tournant sur un tas d’affaires au rebut qui jonchait un coin de sa cour. Des rosiers étiolés poussaient trop haut leurs tiges effeuillées, on entendait glousser une poule, un chat se faufila sous la porte d’un appentis... Du temps où nous avions un cochon, la cour était plus propre. On ment ainsi un peu tout comme Anastasia, on voudrait croire, ou plutôt cela seul s’est ancré dans notre nostalgie, on voudrait croire que la vie qui régnait alors n’avait pas d’autres soucis que de maintenir ce qui coulait en elle d’existence particulière : nous avions vingt vaches et une dizaine de veaux en permanence, deux chiens, un cheval, un taureau et deux cochons...

Nous nous dégoûtons d’errer ainsi parmi ces lieux vides et pourtant nous les aimons ; ici, n’y avait-il pas de la vie ? Mais entrez donc prendre le café. Et nous avons bu le café avec Anastasia qui nous raconta : j’étais une petite fille alors que..., j’allais chercher le lait à l’écurie et les hommes m’y faisaient boire le lait mousseux et rosé des vaches qui venaient de vêler. J’avais des chaussures à semelle de bois... Ah, en ce temps là, nous n’avions que peu de viande et nous mangions des gruaux. Il fallait se lever tôt, pourquoi se levait-on si tôt ? On me maria jeune au garçon qui n’était pas celui qui me plaisait ; j’en fus triste quelques temps et puis il y eut le premier enfant, j’en eu huit, en perdit deux. Aujourd’hui les trois garçons sont morts et les deux filles loin. Toute petite, j’aimais donner le grain aux poules et nourrir les lapins. Les hommes n’aimaient pas les petites bêtes, ce qu’ils préféraient c’était leurs chevaux. Nous, nous aimions les veaux... Une fois, j’étais encore petite, je fus chargée par deux chevaux de traits et je tombais dans les orties en voulant tirer la clôture. Les bêtes s’échappèrent, elles parcoururent le village et filèrent dans les bois. Les hommes se mirent en chasse mais bientôt la nuit tomba, on dut abandonner les recherches et les laisser dans la forêt. Mais dans la nuit, ils déboulèrent dans le village et nous firent une folle cavalcade dans la rue principale, j’entends le bruit de leurs sabots et parfois encore je l’écoute dans mes rêves, j’en eu si peur que je sautai de mon lit pour rejoindre mes parents qui n’étaient pas dans leur lit, quelle peur !...

Anastasia, nous dûmes la laisser, le temps passait, le soir venait ; le village s’assombrissait lentement tandis que nous le traversions jusqu’à notre hôtel. On vit alors s’éclairer des intérieurs de maisons. Ah, qu’il n’y faisait pas bon ! La lumière froide tombait sur les choses dont les matières de pacotille brillaient avec des éclats gras. Un monde de pauvreté et de banalité reposait sur les buffets et les tables tandis qu’aux murs pendaient des reproductions de tableaux ou des scènes de genre. On entendait parfois étouffé par les murs et les portes le crin-crin d’une radio mal réglée. Nous marchions ainsi intéressés par ce monde fermé, étourdis aussi par le silence qui tombait dans les rues du village où venaient de s’allumer des lampadaires. Notre hôtel affichait sa pancarte mobile que soulignait un tube jaune fluorescent, il était situé dans un renfoncement qui servait de parking où poussaient deux mûriers sans prestance. Le perron formé de trois marches qui débordaient sur la façade conduisait avec sa rampe en fonte aux ornements de feuillages stylisés, à la porte d’entrée dont la partie haute, faite d’un fort entourage de bois et d’une vitre, était protégé par une grille en fer forgé qui paraissait trop lourde. Nous observons ces détails un à un et les reconnaissons encore... Nous rentrâmes en secouant nos pieds contre une grille servant de paillasson, la porte frottait sur le plancher usé, il fallut s’aider de l’épaule pour parvenir à l’ouvrir. Monsieur Gérard était tout seul ce jour car son aide était malade ; il fallait donc lui dire ce que nous ferions demain, déjeunerions-nous ici ?

Le couloir était étroit, avec nos valises nous étions encombrés et maladroits comme des hôtes anciens venus pour un mariage pour lequel ils devaient se faire beaux afin qu’on ne jase pas dans le village entier. Les cartons à chapeaux et le coffre aux habits étaient particulièrement difficiles à porter. Depuis longtemps, nous avions réservé nos chambres ; les cousins prendraient celle sur le jardin et nous aurions celle sur la rue, c’est plus agréable ! Le deuxième étage était semblable au premier mais les chambres étaient moins grandes à cause de la salle de bain qu’on avait dû ajouter pour le confort. Ne seront-elles pas occupés par des amis de la famille ?... Nous avons monté nos valises jusqu’à la chambre étroite qui était froide et dont la tapisserie vert pâle avait vieilli. De tels hôtels, nous les connaissons depuis toujours, nous y allons parfois lorsqu’on se trouve éloigné des grandes routes en visitant les villages qui nous semblent perdus. Nous circulons sur les routes sinueuses parmi les coteaux, promenant notre regard sur la campagne arrangée et défaite, repérant les prairies naturelles de préférence aux champs trop cultivés, les troupeaux nous reposent aussi bien que les collines et les bois, on se contente des villages sans caractère car ils réveillent en nous des nostalgies sans regret et de petit bonheurs de détails qui n’encombrent pas notre voyage mais en composent les ornements. On découvre un puits avec sa margelle usée, une petite tour en pierre qui cerne un escalier tournant ; on monte les marches pour voir où ça donne, ça donne sur une terrasse dont le sol est fait de longues pierres lisses d’un calcaire orangé dont la couleur douce absorbe doucement le soleil déclinant. D’en haut, on découvre le reste des maisons, l’église et les champs... Nous avons découvert la chambre triste avec son rideau qui tenait mal, une lueur grise entrait par une fenêtre dont les carreaux semblaient avoir été passés au blanc de chaux. Nous sommes venus ici sans raison pourtant on s’y sent comme d’habitude ; demain nous irons voir des amis qui habitent non loin. Je n’ai pas emporté d’imperméable pourvu qu’il ne pleuve pas. On serait venu pour le mariage de la dernière, je suis curieux de voir ce qu’est devenue ma cousine Léa, je l’ai beaucoup désirée. Si l’on s’ennuie on rentrera tôt. Dans cette chambre le lit gênait, près de la fenêtre on pouvait à peine passer car on avait posé contre l’allège un radiateur en fonte épais et large comme on les fabriquait avant la guerre. La salle de bain était petite, une baignoire sabot avait été coincée dans le fond et pour que la douche ne répandît pas d’eau partout, on avait fixé une sorte de cloison en bois aggloméré qu’on avait peinte couleur crème en laissant de larges traces de pinceau.

Qu’allions-nous faire d’ici qu’il soit l’heure de manger ?

Lorsque tu descends les marches, elles grincent comme toujours, certaines d’ailleurs penchent et t’obligent à tenir la rampe de fer. La salle de réception est éteinte ainsi que celle où l’on prend le petit déjeuner, regarde cette commode, nous en avions une semblable... Les graviers du parking crissent sous nos chaussures, les lampadaires diffusent une lumière douce que cerne l’obscurité. Le village est tombé dans une sorte d’étrangeté docile et parfois inquiétante, nous en parcourons les rues en reconnaissant les formes ouvragées des fenêtres et des portes. Il y a peu de bruits, le remuement d’une tôle, une porte qui claque ; on entend au loin le vrombissement d’une voiture qui s’égare dans la campagne que l’on sent tout autour du village ; les prés et les bois nous envoient des souffles frais que nous respirons à grands traits, tu sais, nous serions des jeunes gens autorisés à rester dehors avant qu’il ne soit l’heure du repas. En ville, j’ai vu des autos rouges qui n’ont pas de toit... Et puis, nous poussâmes jusqu’au cimetière en prenant sur la gauche une rue qui montait légèrement en contournant un bassin où coulait un mince filet d’eau. Le cimetière, entouré d’un mur qu’on distinguait à peine, possédait une grille qui en fermait l’entrée, lorsqu’on la pousse, elle grince cependant nous n’entrons pas. « J’ai l’impression de ne plus compter pour grand chose moi aussi la fête des défunts »..., nous marchons sous de grands arbres silencieux derrières lesquels se tiennent le ciel et la terre ensevelis ensemble dans le noir de la nuit... Nous hésitons à poursuivre et disparaître dans le paysage invisible ; tout au bord du village, nous restons immobiles à respirer les effluves humides qui émanent des champs ; à la campagne rêvant de la campagne comme Basho à Kyoto rêva de Kyoto...