dimanche 25 janvier 2015

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Dangers intérieurs & Tout autour des palais enfouis, la bataille des souvenirs et des oublis

, Joël Roussiez

Nous ne sommes pas si crédules, dit-il au peintre de sa tombe, mais il te faut respecter les usages : pour que l’on voit bien le bassin aux poissons, tu le dessineras vu de dessus mais les canards, tu prendras bien soin de les dessiner de profil afin que ressortent leurs formes et leurs couleurs...

Dangers intérieurs (hommages au scribe de Chnemhotep et à Gombrich)

Ainsi donc pourquoi ne pas trouver grand et délicieux aujourd’hui, ce jour de chasse à l’herbe et chanter à la manière des scribes : en jardinant parmi les framboisiers, les fraisiers, lieu du chiendent, de la terre meuble et des pierres, arrachant de la griffe à trois dents, il a nettoyé trois arpents ; comme il est délicieux le jour de la chasse aux herbes ! Je suis amoureux de toi, ô déesse et je chasse ainsi à genoux dans la terre meuble parmi les framboisiers ! Mais quand donc pourrai-je à nouveau te distraire de mes propos ? Chnemhotep était « grand en passion, riche en oiseaux sauvages, amoureux de la déesse de la chasse » et sa grandeur est peinte sur les murs de son tombeau... Rien n’est peint sur les murs de ma maison mais c’est un peu de grandeur que j’aimerais te proposer quand tu viendras. Cependant, je te l’explique, mes idées sont comme noyées, la vie des jours a repris le dessus, ce ne sont que pensées de surface ou des automatismes de parole. « Comme il est délicieux le jour de chasse à l’hippopotame » a-t-on écrit à l’encre noire sous la barque de chasse du pharaon ; certes mon corps chasse l’herbe mais il n’en est pas plus heureux... Je t’explique tout cela pour te dire l’état dans lequel je me trouve et que tu saches que je suis maintenant comme l’homme qui chasse, sans conscience, absorbé par une tâche qui s’étend, se propage et m’engloutit...

Aujourd’hui, ce sont des encombrements. Vois, je pense présentement au grand magasin de produits de jardin où je pourrais acheter des fleurs et des graines. J’en parcours par l’esprit les allées et je m’attarde parmi les vêtements grossiers de jardinier, en palpe l’étoffe rude et mesure de mes doigts fictifs sa solidité ; je me penche pour des chaussures de toile ou bien des bottes… Alors que le temps est au brouillard et qu’il se prépare ainsi une journée ensoleillée, je me penche encore sur ce que j’ai à faire en me reprochant de ne pas partir aussitôt me promener en laissant là ce qui m’occupe. Je me récite les délices d’être dehors comme un joli chant et soudain, je murmure : viens me voir, viens vite me sauver de ce vide... Mais en même temps je pense : il faudrait sarcler ceci, commencer par cela... Comme il est délicieux le jour de brouillard ! Vois, je poursuis, voici le soleil qui paraît ; si tu étais là, je partirais à pied à travers la campagne et tu serais à mon côté, devisant gaiement. Nous irions dans le bois et passerions près de la source, sur le chemin herbu nous marcherions de face, l’un près de l’autre et puis ensuite je te tiendrais la main pour franchir la rivière ; escaladant la pente jusqu’au manoir, je te pousserais en riant... Et puis nous rentrerions...

Cependant des nuages passent, les maisons s’assombrissent comme des tombeaux et leurs murs blancs se referment sur le silence qui s’alourdit. Il vogue dans mon esprit de vagues impressions sans formulation. Je tiens ma tasse de thé et je m’incite à jouir de sa chaleur ; j’en bois une gorgée et je m’efforce à sentir dans la gorge son parfum. Je croque un morceau de pomme pour un peu de fraîcheur... Et puis, vois comme je vais lentement et regarde hébété les fleurs de camélia que tu as favorisées et les touffes d’herbe autour qui ont poussé. Maintenant j’arrache à genoux le chiendent avec la griffe à trois dents. Vois les renoncules qui s’agrippent avec leurs nombreuses racines blanches, vois ce réseau d’orties dont les racines oranges se faufilent autour de la vigne. Tu prends bien soin de ne pas arracher les ramifications des groseilliers ; on les distingue par la fine prolifération des radicelles tout autour de la racine principale. Vois ce sont des feuilles de lupin, pas la peine de sarcler trop près, ils sont bien installés et viennent facilement... Quand viendras-tu me proposer une promenade avant que nous dînions dans la maison toute chaude ?

La maison est remplie de soleil ce matin, partout les couleurs s’avivent et je regarde cet espace avec plaisir ; le silence m’entoure, il bourdonne légèrement et dehors les arbres sont immobiles. Mais ensuite un nuage qui passe éteint tous les volumes et la pièce assombrie pèse silencieusement… Soudain, je dois mourir ou bien je suis mort enseveli dans le tombeau du pharaon. Mon esprit, tu le vois, se noie déjà dans la plainte en s’éveillant ; il perçoit des tombes qui l’attendent. Le Pharaon se réveillait et voyait devant lui les dessins de sa vie et de ses exploits. « Tous ne conduisaient-ils pas à ma mort ? » se dit-il ressuscité, et il plonge dans le sommeil, s’endort, rumine... Trois nuages stagnent devant la fenêtre, suspendus dans le ciel bleu derrière les branches nues de cinq arbres tordus et, dans la distance qu’instaure ce ciel, s’évadent de beaux voyages. Tout paraît subitement si beau, si grand ! Et pourtant je m’inquiète ; je m’inquiète de la machine à laver dont le bruit ne me satisfait plus, je m’inquiète des fèves que je n’ai pas plantées, et ainsi de suite, le jardin m’attend, il faudrait planter des vivaces sur le mur, acheter un manche de pelle, m’obliger à sortir et tailler le cynorhodon...
Ah, je souffre d’étroitesse, viens, viens donc me sortir d’ici !

La souffrance vient des vies antérieures que nous avons vécues, elle s’explique par quelque méfait que nous avons commis bien avant d’être nés. Ces pensées qui passent m’effleurent comme des consolations. Je m’y accroche et puis je sombre : qu’avait-il avant ? Et avant, avant ? Je m’inquiète de l’impensable tandis que des brumes viennent sans cesse se répandre près de mes yeux et des larmes s’y forment comme par grand froid. Je regarde la terre de mon jardin et j’observe une jeune pousse de rhubarbe encore fripée. Des images me traversent comme des idées ; je chasse le lierre qui s’accroche ainsi que le chiendent à l’aide du trident à griffe ; de mes mains, je gratte, arrache et trie, ainsi je prépare le jardin. Je bouge à l’intérieur d’un territoire restreint avec des pensées étroites aussi ; j’admire cependant les herbes qui poussent, les pierres agencées des murs, ma maison ; on est bien protégé mais je me vide doucement et ne parviens pas à savoir comment me réveiller... Le pharaon lorsqu’il se réveille se jette-t-il contre la pierre en voulant saisir son amie, sa barque et son trident ? « Nous ne sommes pas si crédules, dit-il au peintre de sa tombe, mais il te faut respecter les usages : pour que l’on voit bien le bassin aux poissons, tu le dessineras vu de dessus mais les canards, tu prendras bien soin de les dessiner de profil afin que ressortent leurs formes et leurs couleurs ; aligne tout autour comme s’ils étaient couchés les grands arbres du jardin. » Puis il sort… Viendras-tu te distraire dans mon jardin, regarde comme je l’entretiens ; il y aura bientôt des fleurs que tu pourras cueillir ; j’en ai planté partout, quand on les regarde, c’est comme si l’on était heureux. En attendant, il pleut un peu, c’est un petit crachin, ne crains rien, il facilite ma tâche, les racines tiennent moins bien à la terre mollie. C’est jour de chasse aux herbes, j’arrache ici les renoncules et ce chiendent, là, de jeunes asters qui ont envahi… Depuis quelques temps, je me vide un peu et je suis comme endormi ; il semble aussi qu’il pleuve moins, lorsqu’on creuse, on trouve la terre sèche par endroit... Viens, j’ai mis des fleurs dans la maison, elles protègent des dangers qui naissent entre les murs…

Tout autour des palais enfouis, la bataille des souvenirs et des oublis

Nous irons à Suse retrouver la frise des archers qui n’aurait pas été trouvée et devant le palais persan nous tournerons en nous tenant la main comme maintenant tu me la tiens mais en dansant. Allez, viens danse avec moi sur ces dunes lointaines d’où proviennent ces sons étranges ; écoute, ce sont les archers et leurs flèches qui vibrent ; sens le sol sous tes pieds, ne tremble-t-il pas et ne sens-tu pas qu’il s’y propage des ombres ?... Viens, jouons à écouter les ondes, l’oreille contre le sol ; vois comme cela pourrait être une figure pour notre danse... Et puis, le sol sous nos pieds lâchant sa surface fragile s’enfoncerait jusqu’à la salle du palais où règne le tyran ; vois comme il donne des ordres avec sa longue barbe frisée et ses cheveux que retient un ruban. Le sceptre ne bouge pas, le voilà mort et en statue, là devant toi comme naguère il fut ; et les archers, les vois-tu, l’arc à l’épaule et la lance tenue à deux mains, deux mains noires de céramique, deux poings fermés sur la hampe, ils rendent hommage au roi et semblent tourner autour ; et leur danse du dedans répond à celle du dehors que figurent les astres lointains... Il convient, le sais-tu, que le roi dont la tête reste tiarée, les cheveux et la barbe huilée, parfumés, frisés, égorge avec calme le monstre ivre de fureur. Pourquoi en est-il ainsi, dis-tu, parce que le roi est composé de symboles...

Nous irons calmer les meurtres et les chasses des rois de Ninive en dansant autour du palais et dans ses murs car il nous faut être avec eux dans les campagnes de Chaldée ou d’Égypte pour supporter la faim et adoucir les crimes... Viens, dansons sur cette dune aux herbes sèches ! Entends-tu le vent du désert qui siffle contre leurs tiges et vois-les qui se courbent ou frémissent dans la lumière ardente du jour. Viens, nous irons à Suse avant l’archéologue et nous descendrons les marches hautes qui vont sous le sable. Prends dans ta main un peu de sable, égrène-le en retenant ton geste ; ne serait-ce pas une belle figure pour notre danse ?... Entends-tu crépiter les cristaux à ton oreille, c’est le crissement des roues de son char ; vois, le Sar bande l’arc de la chasse au lion et derrière lui l’écuyer tient fermement les rennes. « Je suis l’éclair qui tue ! », on brandit les lances dans les cavernes du mont Argos, bientôt le lion gémit ; entends-tu sa plainte au creux de tes mains blanches ?... Nous sommes là pour le baume, nous venons pour calmer la soif ; nous dansons aux rameurs aussi bien qu’aux coursiers. Dans les bras de la mer aussi bien que dans le sable terreux, nous insinuons des gestes qui ralentissent les courses ; nous avons la tendresse agissante dans les palais d’Assur dont les portes sont gardées par les terribles monstres ; lion de pierre marchant de son pas dur, taureau puissant aux lourdes épaules de brique, toutes figures monstrueuses émergeant à la surface de l’énorme enceinte qui garde avec douze autres le prince, ses sujets et ses bêtes. Mais faut-il vivre enfermé pour soutenir l’orgueil et la gloire ?... Face aux déserts de sable qui bruissent de nomades à l’oreille du Sar, on a dressé les murs gigantesques et, derrière, dans les chambres secrètes, écoute dans ces profondeurs les douceurs de l’ennui qui couvent le jeune maître. Le jeune Sar n’a-t-il pas dit : je coupe les mains et j’aveugle les yeux tandis que ses soldats jouent aux boules avec des têtes d’homme. Vois le mur et ces gestes qui y sont inscrits, vois comme ce serait une danse aussi si l’on pouvait bouger dans la pierre figée...

Les archers se suivent en colonne sur la face d’un mur ; vois-les, prisonniers des postures raidies, qui portent les lances comme des flambeaux. Voici de l’Assyrie violente, la convenance des poses ; et maintenant la guerre est adoucie par des frises de lotus et d’iris qui encadrent la marche des soldats ; on a choisi des fleurs poussées dans l’eau grasse des fleuves, remarque-le et vois aussi les vêtements soigneusement drapés sur les corps rangés des guerriers assagis ; on les a fait de drap brodé de motifs floraux et de signes et puis, on a baigné dans l’émail les briques des murs afin qu’ils chatoient à la lumière du soir ou sous les lampes de cuivre. Serait-ce l’effet de nos danses ces palais aux larges entrées et ces murailles moins épaisses ? Regarde les terrasses qui s’étagent au flanc de la dune, ne sont-elles pas moins dures que les énormités de Ninive ?... Viens dansons dans le sable afin que s’effacent nos pas, ne gravons pas nos figures dans l’argile des tablettes ou la brique des murs, glissons nos pieds dans la matière fluide, vois comme ruissellent les grains autour de l’empreinte et comme ils s’égarent entre nos orteils. N’as-tu pas chaud de tes gestes, ne sens-tu pas tes jambes ? Viens, allons dans l’eau tiède rafraîchir nos danses avant que les archéologues ne détournent le fleuve pour y flotter les colonnes et les frises...

Car, tu le sais, on les voit maintenant avec les vieux murs des palais en ruine dans les salles closes où s’enferme leur joie, a-t-on chanté. Vois les musées, les gens qui s’affairent passent sans se retourner devant leurs façades trop grandes qui les écrasent un peu du loin de leurs marches nombreuses ; on a élevé les lieux afin qu’ils impressionnent et puis on a planté des tilleuls tout autour pour garder le respect qu’ils imposent. Les murailles énormes des palais antiques gardaient les sombres mystères du Sar mais vois ces derniers débités en plaques aux murs des musées ; vois ces musées eux-mêmes doucement disparaître dans l’agglomération qui s’étend ; on ouvre une porte, une autre se ferme... Dansons donc plus loin, tout autour de la ville pour calmer l’agitation des rues et des places ; vois comme nos pieds soulèvent un peu de terre meuble et des poussières fines. C’est que nous sommes sur un chemin, on dit qu’il fut une route, vois les graviers qui paraissent et bientôt le ballast qui en stabilisait l’assise ; et l’herbe, la vois-tu, qui grimpe sur le côté et pousse tout au milieu...

Nous irons à Suse et nous coucherons sur le sable au-dessus du murmure des sols ; les salles, tu l’entends, résonnent de bruits furtifs. Écoute à l’intérieur, on court aux ordres mieux qu’à la prière mais on ne sait ce qui a lieu, les hauts murs étouffent les puissances et dehors le vent use doucement leurs pierres. On a dressé au Dieu des tours dont les couleurs vives éloignent le nomade ; à l’heure où le soleil flamboie, ce dernier s’en effraie, il devine des monstres sous les appâts du dieu. Maintenant, tu as vu dans les salles silencieuses les murailles en pièce qui décorent les cloisons et ces palais trop grands qui reposent sur les sols de planches. Tu as observé le trône tyrannique où personne ne s’assoie et la stèle brisée où figure le roi. Dans le musée étroit, tu as perdu ton chemin parmi les bas reliefs des cavaliers et des soldats, ici l’on franchissait une rivière, là on s’élançait en brandissant le glaive et la lance, et voici les tablettes d’argile où l’on faisait les comptes ; viens danse avec moi dans les salles désertes, voici le lieu des fouilles qu’on a pris en photo et le tombeau reconstitué en pierre synthétique tel qu’on l’a trouvé. Il fait un temps très chaud sur les dunes qui fument, une araignée, regarde !, circule dans le sable qui s’effrite ; des herbes rares plient sous le vent sec, c’est le chammal qui vient du nord comme l’envahisseur, il passe sur les dunes et déplace le sable fin... Et le Sar sur la mer ne voit que l’effort des rameurs...

Quand le temps n’est pas à la guerre, le palais s’ornemente de fresques, l’arête du visage, tu le sais, fuit et flotte dès qu’il se présente de face, mais ce n’est pas la raison qui pousse au dessin du profil, dit Élie Faure, c’est l’incomparable conception de la masse et de la ligne évocatrice ; on aime ainsi le trait continu, c’est le trait qui enferme mais il protège aussi ; vois les cavaliers qui se suivent et cette chasse au lion, ne seront-elles pas des figures pour nos danses ?... Viens, dansons sur les pierres et le sable, j’écarte les bras comme le lion qu’on assomme et tu lèves le poing pour m’enfoncer le crâne ; ta robe te donne du maintien ; ici était l’entrée, tu reviens de la chasse, on ouvre la lourde porte et tu dois attendre qu’on la ferme avant d’ouvrir la suivante, jusqu’à douze portes de fer et de bois dur qui nous offrent un rythme pour nos figures répété jusqu’au fond du palais. Puis dans le silence des salles qui crissent sous nos pieds, le Sar énervé d’ennui se vautre dans les douceurs et scrute vainement aux regards des femmes et des eunuques le sens de ce qu’il fait ; alors il appelle ses chiens, on fait venir des esclaves qu’on promène tout nus et le Sar se distrait de voir souffrir les êtres. Il y prête la main, le sang sur sa peau calme sa mélancolie ; et si l’on donnait une fête, faites venir les musiciens et les danseurs ! Mais quels seront les cris qui calmeront son cœur ?... Et nous quelle est la danse qu’il nous faudrait jouer sous les tilleuls et les places ? Serait-ce celle des archers prisonniers du palais en route pour la bataille ou bien celle des déserts, des mules et des chiens au-dessus des palais enfouis ?