dimanche 31 juillet 2022

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Constellations : fragments chantier en cours 2022

, Christine Jean

Ce chantier vise à interroger différents cycles reliés aux formes en mouvement et aux énergies à l’œuvre dans la nature, sans tenir compte d’une quelconque chronologie ou d’un soi-disant progrès.

1 - CONSTELLATIONS : FRAGMENTS

L’horizon des événements

L’été 2019, spontanément j’ai dessiné à l’encre les mots que j’avais en tête sur mes expériences passées, des mots inscrits dans des cartouches reliés par des traits. Un schéma, une arborescence qui correspondait à la vision en constellation de mon trajet, des points épars dans l’espace et le temps, des points mouvants à relier. J’ai ressenti la nécessité d’approfondir différents moments de mon errance en revisitant les carnets accumulés depuis une quarantaine d’années, qui recèlent choses vues, rêves, projets, gribouillis, taches, pensées intimes, notes de lecture… Lisant le Brouillon général de Novalis, ouvrage composé de fragments, j’y ai vu un signe approbateur, l’invitation à une pensée dynamique.

L’Horizon des événements, cette expression résonne avec ma vision d’un monde comme espace constitué non seulement d’éléments interdépendants mais aussi d’événements qui le transforment. En astrophysique c’est la frontière d’un trou noir, la zone de non retour : en art ces termes résonnent avec ma vision du paysage, mêlant observation, travail et du temps et mémoire de l’histoire humaine.

Ce chantier vise à interroger différents cycles reliés aux formes en mouvement et aux énergies à l’œuvre dans la nature, sans tenir compte d’une quelconque chronologie ou d’un soi-disant progrès.

Pensée comme work in progress, cette recherche est basée sur cinq fragments entrelacés :
Re)dessiner, re)lire, re)lier
Peindre sur l’eau (l’eau, l’encre, la pierre)
L’énergie en orbite, la vibration, l’onde (transformations du cercle)
Trame du temps (l’atelier extensible)
Strates, palimpsestes et points de vue

Schéma 2019
Encre de Chine sur papier 160 x 200 cm
Schéma relevé de notes à partir des carnets. 2020
Atelier 2019
Mur des pages 2020

2 - CHANTIER EN COURS

Au travers de mon expérience de la matière – la peinture d’abord, mais aussi la photographie, le cuivre, l’acide, l’encre, le fusain – s’établit un parallèle entre les processus à l’œuvre dans la nature et les processus à l’œuvre dans la pratique picturale. Les énergies à l’œuvre dans la nature et le cosmos se matérialisent par des phénomènes d’attraction, de magnétisme, d’ondes, de vibrations, de métamorphose.

Le travail du temps, mon intérêt pour les traces sur les murs, l’érosion, les pierres, les cicatrices dans les écorces, les empreintes a influencé ma manière d’aborder la pratique picturale. J’ai souvent repeint des tableaux, et l’apprentissage de la laque poncée au Viêtnam a nourri cette pratique. Peindre, c’est mettre en œuvre une transformation, passant par différentes phases de la germination à la destruction. Superposer différents plans de matière colorée sur la surface, c’est accumuler des strates géologiques, c’est aussi associer points de vue frontal et aérien, infinis d’en haut et d’en bas. Recouvrir, raturer, gratter de nouveau, pour faire advenir un plan hybride où l’espace est indissociable du temps. Un palimpseste ?

Champs magnétiques 1999-2021
Encre de Chine, acrylique, feuilles de cuivre sur papier marouflé sur toile 130 x 250 cm
Chambre d’écho 1999-2021
Encre de Chine, acrylique, feuilles de cuivre sur papier marouflé sur toile 130 x 250 cm + oblique des troncs d’arbres + noms de villes traversées au fil du temps dans des cartouches suspendus comme les tanzaku dans les arbres au Japon lors de la fête des étoiles, le 7 juillet + lignes traversant la surface
Détail Chambre d’écho

3 - CHAMPS D’ÉNERGIE

L’image accompagnant la théorie du vortex de Descartes réunit à la fois les mouvements circulaires, les formes sphériques et les points. Elle a inspiré différents formats en cours. Je m’attache davantage à la qualité poétique de cette image décrivant les mouvements des planètes entraînées dans le grand tourbillon solaire qu’à la théorie de Descartes qui n’a plus de sens aujourd’hui. Forces opposées, attraction, magnétisme, champs magnétiques, ondes.

En cours 1999-2022
Encre de Chine, acrylique, feuilles de cuivre sur papier marouflé sur toile 295 x 195 cm
Les tourbillons de Descartes
+ les obliques noirs
Superposition de quatre plan/temps
Encre de 1999 + le schéma composé de tous les mots qui viennent en dessinant un arbre

4 - DESSIN TREMBLÉ

J’ai fait un rêve, il y a plusieurs années, d’un dessin en formation avec des lignes ondulantes, des traits d’encre diffusant leurs milliers de barbilles sur le papier blanc. Nappes d’eau, œil de cyclone, lèvres boursouflées, circonvolutions d’agates, ces dessins que je voyais faire m’évoquaient un tremblement, non pas que la main ne soit pas assurée, ces lignes fragiles dessinaient des structures en suspens. L’espace, celui du papier blanc infini sous tous formats.

Diptyque 2021
Détail Encre acrylique sur toile 162 x 130 cm x 2

5 - Parenthèse (La tache)

Soudainement, lors d’un entretien avec Claire Margat en 2009, un souvenir enfoui est apparu. Enfant de cinq ans, mon cahier attaché dans le dos, ouvert sur les pages constellées de taches d’encre violette, mains jointes dans le dos, faisant le tour de la cour de l’école primaire pendant la récréation sous les moqueries de toutes les petites filles.

Cette humiliation m’a conduite finalement à m’interroger sur la nature de la tache et sur son exhibition.

Je ne soupçonnais pas alors la puissance imaginaire de la tache.

Elle allait m’orienter inconsciemment à explorer des univers et des phénomènes, à faire des aller-retours entre les mondes qui tiennent dans le creux de la main et ceux qui dépassent notre échelle.

Vega série palimpseste 2021
Huile sur toile 280 x 200 cm

6 - ATELIER EXTENSIBLE

Toute pratique de l’art s’inscrit dans la trame du temps, surface mobile, mémoire inconsciente, mouvante. Le temps et l’espace s’interpénètrent dans l’atelier : déplacements, corps, pensées, mémoire, trouvailles, souvenirs, associations… La vie dans l’atelier, présent extensible, un monde recréé chaque jour. Un espace habité de présences en devenir, en suspens, tableaux, dessins, dans l’espace, matières en transformation nouées entre elles.

J’ai longtemps été dans la difficulté de mettre des mots sur ce que je faisais. Des mots trop vastes, trop petits ? Peur d’enfermer un processus perpétuellement inachevé, méfiance des classements définitifs ? Chercher un titre, nommer un cycle de travail, trouver les mots justes…

J’ai vécu jusqu’à présent ma pratique comme une forme d’errance sans projet défini, confiante dans mon intuition et attentive à tout ce qui advient, au hasard, aux accidents, aux visions entre veille et sommeil, un présent fait d’expériences et d’expérimentations sensibles. Le tableau se construit en faisant, jusqu’au point d’étonnement dans les meilleurs jours. Alors que faire des mots ? Les tisser, les cacher, les transformer dans la surface picturale, les lire et les défaire ?

Vue d’atelier 2020-2021
Mur des pages 2020
Constellation sol de l’atelier 2020

7 - RE)DESSINER RE)LIRE RE)LIER

Je projette les doubles pages des carnets sur le mur sur deux papiers de format 140 x 100 cm, pliés au préalable, pour que la surface ne soit pas tout à fait plane. Je dessine et j’efface et dessine de nouveau (l’agrandissement, la superposition, l’effacement).

Il ne s’agit pas de reproduire à l’identique les pages des carnets. Je ne sais pas ce que je vais découvrir mais cela ouvre à de nouvelles associations, de nouvelles formes, et à simplement vivre la joie de la spontanéité. La superposition de nombreux dessins sur un même papier donne une matière au temps, se rapproche du travail pictural en couches superposées. Les séquences sont photographiées étape par étape pour réaliser de courtes séquences vidéo.

“Tout modifier” 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Séquence 145 dessins carnet 102 2020
Carnet 102 séquence en cours 2021
Fusain sur papier 140 x 100 cm x 2
Avec Victor Hugo et Jade Simple 2022
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Conversation avec Victor Hugo chez Jade Simple 2022
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Saigon choses vues 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Melancolia 1936 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Poussière d’étoiles 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Labyrinthe 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm
Hybride 2021
Fusain et encre acrylique sur papier 140 x 100 cm

8 - Parenthèse (La relation à l’Extrême-Orient)

Enfant, j’ai vu dans la chambre aux ramages bleus de ma tante au dernier étage d’une villa de Saint-Cloud des objets qui m’ont intriguée : de petits bols vietnamiens qu’elle avait sans doute rapportés de son séjour en 1954 en pleine guerre d’Indochine. À l’époque je ne savais rien de l’histoire, de cette guerre.

Élevée dans la religion catholique, à l’adolescence j’ai perdu la foi et cherchais d’autres repères. Pourtant enfant j’ai connu la grâce dans la prière, cette légèreté qui peut s’apparenter à la lévitation. Ça ne s’oublie pas. À ce moment-là mon père m’a offert des livres sur la peinture chinoise. J’y ai découvert une possibilité de voir différemment. Non pas selon le point de vue dominant de la perspective mais dans un déroulement de l’espace et du temps, l’humain participant au mouvement du monde au même titre que tous les autres règnes, au-delà d’un dualisme entre bien et mal, beau et laid, avec des variations dans les valeurs, considérant le vide non comme néant mais comme plénitude. Ce qui est déprécié ici est valorisé là-bas, par exemple l’asymétrie.

1992, mon premier voyage au Vietnam fut un éveil et un éblouissement. Je louais une voiture avec chauffeur pour suivre la route N°1 de Hanoi à Saigon. Il était dangereux de conduire sur ces routes dégradées, pleines de nids de poule et d’une profusion de toutes sortes de véhicules chargés d’une montagne de matériaux ou d’animaux. Dans le sud, j’ai vu une église construite en bois dont la cloche était faite d’une ogive de bombe de B-52. Tout était récupéré et recyclé par nécessité. Je dessinais tout au long de la route les roches, les montagnes, les rizières, les gens parfois, les meules. J’ai fait la rencontre d’artistes à Saigon. Ils sont devenus des amis lorsque je suis revenue en 1994 pour comprendre et approfondir ce que je ressentais. Ils m’ont accueillie comme une des leurs. Vivant dans une familiarité avec ce qui m’était auparavant inconnu, cette année au Vietnam fut étonnante.

Dao Minh Tri m’a initiée à la laque vietnamienne, dont une des particularités est le ponçage à l’eau à différents stades de l’évolution du tableau. Et puis l’apprentissage de la langue m’a fait mieux comprendre les liens entre les personnes, la notion du temps présent, l’importance du confucianisme et du culte des ancêtres… La visite des pagodes taoïstes et bouddhistes également, les petits métiers de la rue. Et ce qu’ils ont vécu pendant la guerre, des frères dans des camps ennemis, la prison au Cambodge pour l’un d’entre eux, la libération de Saigon en 1975 et les difficultés pour se nourrir jusque dans les années 1980. Je me souviens de la soupe d’os que nous allions manger dans une ruelle près de l’Association des beaux-Arts de Hô Chi Minh-Ville : bouillon clair et cartilages.

Les formes de l’eau 2021
Encre de chine sur papier de riz 33 x 25 cm

9 - PEINDRE SUR L’EAU

Il est des émerveillements de l’enfance qui perdurent : les volutes de l’encre se mêlant à l’eau, les ondes créées par un caillou lancé dans l’eau, un reflet dans une flaque d’eau. Depuis l’enfance l’encre est là, par l’écriture puis par le dessin à la plume, par la pratique du lavis au sol sur de grands papiers imprégnés d’eau ou sur des flaques d’eau, et aujourd’hui par l’expérimentation du suminagashi, cette technique japonaise du XIIe siècle, consistant à prendre l’empreinte sur papier des formes réalisées à l’encre à la surface de l’eau. Les mouvements de l’encre et de l’eau sous formes d’ondes se manifestent ici en écho aux formes développées dans les agates. (J’ai découvert dans le livre de Ulrike Kasper Écrire sur l’eau, l’œuvre visuelle de John Cage inspirée par le jardin de pierres du Ryôan-ji de Kyoto, temple que j’ai visité il y a quelques années. Je comprends son intérêt pour ce jardin du vide, lui qui a étudié le bouddhisme zen et le taoïsme, ce qui l’a conduit à se fier au hasard pour ses réalisations. Il utilise des pierres pour révéler le vide, un silence). Cette expérimentation poursuit l’approche consistant à trouver les matériaux et gestes associés aux mouvements des formes : eau fleuve océan pierre / flux courant tourbillon vagues vent écume / ondes de l’eau onde des pierres / agates ou L’Eau dans les pierres.

Les formes de l’eau 2021
Encre de chine sur papier vietnamien 51 x 37 cm
Leporellos 2021
Encre de chine et collages sur papier

10 - Parenthèses (Le Havre)

Mes premières émotions esthétiques sont là, dans cette ville ravagée par les bombardements en 1944, reconstruite par l’atelier d’Auguste Perret ; ville minérale et moderne, posée au seuil du monde, face à l’océan, la mémoire en sous-sol. Angle droit, nombre d’or, béton armé, combinés à l’instable, au fugitif, à l’éphémère, l’insaisissable, l’effluve, comme dit Hugo. À l’entrée du port le musée André Malraux, tout de transparence et de lumière, où j’ai découvert les peintures d’Eugène Boudin, de Claude Monet, les ors de Dunand et les poubelles d’Arman lors d’une exposition dans les années 70. En façade, Le Signal, sculpture en béton de Henri-Georges Adam, un œil évidé ouvert sur l’océan, dans lequel j’aimais m’abriter enfant. En résonance le souvenir de voir par la meurtrière du blockhaus sur la falaise les lumières du ciel et de la mer confondues dans un cadre avec l’odeur de la pisse.

(Paris)

Lors de mes premières années à Paris après des études très expérimentales à l’école des beaux-arts du Havre, je voulais absolument peindre. J’étais en quête de lumière, de cette lumière des peintres qui m’ont marquée à l’adolescence, Rembrandt, Monet, Goya, Manet, et puis j’ai découvert en vrai Garouste, Barceló, qui osaient peindre dans les années 80, la Trans-avant-garde et Matisse, Bonnard, Vélasquez, et bien d’autres… Les œuvres au noir aussi de Hugo, Redon, Goya encore, et plus tard William Kentridge… Les phénomènes d’ombre et de lumière me captivaient, et l’ultime lumière, celle de la destruction causée par l’homme, lumière irradiante… Hiroshima. Les paysages que j’ai commencé à peindre alors étaient désertés par l’homme, nul corps mais combien de traces… Dix années d’apprentissage de la peinture, l’ayant peu pratiquée aux beaux-arts, dix années à sortir de la bouche d’ombre pour accéder peu à peu aux inventions du paysage. Et la nécessité d’aller vers un territoire mal vu à l’époque, la nécessité d’aller vers l’inconnu. Je ne cherche pas l’unité ni une identité qui caractériserait ce que je fais. Je ne cherche pas à avoir un style, un système que je répéterais. C’est l’intuition qui me guide, l’expérimentation avant tout, et peut-être une forme d’inadaptation et d’interrogation face aux conventions du monde de l’art.

Schéma relevé de notes à partir des carnets 2020

Voir en ligne : Christine Jean