lundi 1er mai 2017

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Confessions d’une enfant du siècle — 2/4

La part sombre

, Hervé Bernard , Jean-Louis Poitevin et Jeanne Susplugas

Jeanne Susplugas exposait, expose et exposera au printemps et tout l’été à Versailles à la Maréchalerie et à l’école des beaux-arts, et à Paris, à la galerie VivoEquidem. C’est à la Maréchalerie que nous l’avons rencontrée et filmée « sous » et « dans » son œuvre, une sculpture installation aux ramifications multiples qui nous conduit à pénétrer plus avant dans les secrets de la personne, comprise, et c’est là la surprise, comme une entité dont l’intériorité est comme plus remplie par les injonctions du dehors que par les suintements du dedans.

Confessions d'une enfant du siècle 2/4 from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.

C’est une nouvelle forme de subjectivité ou plutôt de subjectivation que Jeanne Susplugas nous fait découvrir car pour elle "je" n’est pas tant un autre que ce qui se forme au croisement des attentes et des messages émis par un grand dehors lorsqu’il vient buter, non sur une âme à modeler, mais sur un mur qui renvoie les ordres et les images mais en garde les traces comme si elles étaient des souvenirs n’appartenant à personne.

Le petit théâtre du corps

Nous pensons que nous existons comme une entité autonome capable de traiter les informations que le dehors, le monde extérieur, nous envoie en permanence pour nous l’approprier et poursuivre l’élaboration de nous-mêmes dans un processus à la fois permanent, infini, variable, et porté par la garantie que de suivre le programme ne nous conduira pas à notre perte. Nous sommes comme sauvés par avance en ce sens qu’en suivant les règles nous nous sentons en quelque sorte assurés de ne pas nous détruire.

Jeanne Susplugas qui a épousé son époque avec plus d’élan que beaucoup, se livre sans fard dans la seconde partie de cet entretien. Ses aveux révèlent moins des secrets cachés que le secret le mieux protégé par des intérêts divers : la forme sujet ou si l’on veut, le moi est une coquille vide et une structure qui ressemble plus à un double « mur » qu’à une enveloppe. Imaginons une « image » pour décrire le sujet : il serait une sorte de feuille de métal en forme de v à la fois fine et solide, lourde et résistante, capable de recevoir les bombardements d’informations en provenance du monde et par sa structure même de les retourner à l’envoyeur. Ce que l’on tient pour l’intériorité ne serait que l’autre face de la feuille-mur, celle qui reçoit les informations en provenance de l’autre côté du monde, autant dire du corps qui est aussi extérieur, entendons inconnu à chacun, que ne l’est le dehors.

En évoquant les rituels du quotidien et en les qualifiant d’ennuyeux, de lourds à porter, voire d’angoissants, elle indique que ce que le monde de la marchandise reine et des médias rois, c’est-à-dire le nôtre, accomplit, c’est une révélation paradoxale : ce que l’on a longtemps privilégié et conçu comme le lieu et du secret et de la vérité parce qu’il était à la fois en relation directe possible avec le divin et le lieu dans lequel ce divin pouvait venir déposer ses messages, ce moi donc, n’est qu’une surface sur laquelle plus ou moins au hasard s’impriment des traces sans qu’aucun principe de cohérence ne préside à leur recueil. Ce qu’il appelle dehors est ce qui lui vient du monde extérieur, ce qu’il appelle dedans, est ce qui lui vient de l’autre dehors qu’est corps.

Chacun de nous est une sorte de marionnette qui subit les assauts des informations envoyées par les deux côtés ou les deux instances, les unes ayant pour but de contenir les débordements de l’autre et les autres de se conformer aux exigences de l’un pour pouvoir continuer d’exister.

À certains moments, les accents troublés de Jeanne Susplugas nous conduisent à nous voir enfin pour ce que nous sommes, des jouets aux prises avec des voix qui toutes viennent d’ailleurs. Ce que l’on pourrait tenir pour la « nôtre » de voix, n’est qu’un vague filet de oui et de non qui s’enchaînent à grande vitesse et ne produisent pas de discours véritablement construits, sinon ceux qui permettent comme un cycliste qui ne veut pas mettre pied à terre, d’osciller entre oui et non pour ne pas tomber.

Entre les rituels du quotidien imposés par le corps ou par les injonctions de la société, entre le temps qu’il faut « resserrer » pour ne pas crouler sous l’obéissance active aux injonctions et l’accumulation de petits riens qui deviennent un grand tout, car malgré tout on finit toujours par dire oui à plus d’activité qu’il n’en faut, on voit mal en effet ce qu’il reste pour que l’intériorité puisse exister autrement que comme ce plus petit dénominateur commun de proximités entre acceptations des injonctions du soi-disant dehors et celles du soi-disant dedans. Nous sommes une surface double d’inscription et les plis possibles ne sont que dessinés sur ces surfaces. Il n’y a là aucun creux où se logerait notre secret comme entité vivante. Si nous en avons un, c’est sous la forme d’un palimpseste qu’il se manifeste ou d’une vieille cicatrice douloureuse.

Car le corps est traversé par des accents, des intensités et tout accent signale une forme de pathologie au sens où il résulte d’un « son » poussé en intensité. Ceci nous conduit d’un changement de degré à un changement de nature. S’il fallait indiquer ce qui confirme cette non-existence d’une coquille comme lieu de recueil de notre intériorité, l’aspect donc fallacieux d’une métaphore ancienne et désormais usée, c’est cette manière que Jeanne Susplugas a de nous indiquer en quoi, soumis en permanence à des injonctions en si grandes quantités, nous ne pouvons pas faire autrement que résister pour exister encore et ne pouvons plus donner forme à cette coquille, réceptacle et abri, qui jusqu’alors était à la fois le produit du travail sur soi et le lieu où il se révélait à nous-mêmes.

Elle nous montre comment, le moi n’étant que construction, il peut changer et de forme et de statut lorsque les modalités du « faire » changent.

Pharmakon

Le pharmakon a connu depuis le grand texte de Jacques Derrida intitulé La pharmacie de Platon et aujourd’hui sous la plume de Bernard Stiegler, une gloire théorique importante. Fille de chercheurs en pharmacie ayant elle-même eu à subir une sorte d’erreur de diagnostique qui faillit lui coûter la vie, Jeanne Susplugas sait combien ce qui peut sauver peut aussi tuer. Le curseur est donc le témoin de changements d’intensités pouvant devenir des changements de nature et le vecteur de leur accomplissement.

Alors quelque chose se manifeste, mais de manière aléatoire et clignote sur l’écran invisible qui nous enveloppe et sur lequel se réfléchissent nos dérives, nos angoisses, nos passions et nos rêves. C’est d’un côté l’ordre absolu tyrannique où seraient rois des corps ayant pu passer le test de la soumission constante aux injonctions sans faillir. C’est d’un autre côté notre part sombre, celle où se révèle ce qui est sans doute le secret le mieux gardé et dont toute croyance est le dépositaire perverti, le fait que la confiance, ce par quoi l’autre vient à nous comme sauveur et nous à lui aussi comme sauveur, que cette confiance donc est non seulement fragile mais en fait si friable qu’on se demande comment on a pu y croire, entendons croire qu’elle pouvait même exister.

La servitude volontaire trouve ici sa source majeure dans le fait qu’il est impossible de garantir que notre confiance ne sera pas trompée, que l’autre qui était notre ami, entendons notre médicament bienfaisant, ne va pas devenir d’un jour à l’autre, d’un instant à l’autre, notre plus mortel ennemi, ce pharmakon qui nous empoisonne et n’aura de cesse de nous voir souffrir de sa trahison. Gloire de l’amitié trahie et de l’amour piétiné que de révéler une des vérités les plus destructrices au sujet de notre situation dans le monde.

Il ne reste plus, pour faire face, qu’à chercher à comprendre ce qui s’inscrit sur nous malgré nous, venant du dehors ou de cet autre côté dont on sait qu’il n’est plus possible de l’appeler intériorité mais au mieux notre face sombre. Sur la face sombre, en effet, le grimoire de la confiance peut être raturé d’un coup de griffe voire réduit en cendres d’un baiser trompeur.

Jeanne Susplugas a choisi de faire de l’art et d’inscrire sa pratique dans ce champ qui, interrogeant les formes de la confiance, décrit à la fois la manière dont nous subjectivons aujourd’hui, dont nous inventons donc, un moi sans intériorité, et celle par laquelle nous existons en oscillant en permanence entre réparation impossible et mise à nu. Ceci n’a pas d’autre effet que de nous plonger dans une souffrance où la honte même est comme devenue irréelle.

• At home she’s a tourist, Chapter II
Du 25 janvier au 12 août 2017
Vivo Equidem
113, rue du Cherche Midi - 75006 Paris
http://www.vivoequidem.net