dimanche 27 août 2017

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Chungwoo CHOI - Corée :

La fonction et la stratégie idéologiques des images dans la politique contemporaine coréenne

, Choi Chungwoo et Hervé Bernard

Les images artistiques ou commerciales sont un reflet de la société. Nous tenterons à travers les événements politiques contemporains (accident du ferry Sewol, destitution de la présidente…) en Corée du Sud de réfléchir sur la stratégie idéologique des images artistiques ou politiques. S’agit-il encore de la « rhétorique de l’image » ? (Roland Barthes)

Intervention de Choi Chungwoo lors du Colloque Face au déferlement des images from BERNARD Hervé (rvb) on Vimeo.

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Peut-être il y avait toujours une seule et unique question, je crois, mais pour elle, il y avait presque toujours plusieurs réponses, je crois. Et je crois aussi que c’était très bon s’il n’y avait même qu’une seule réponse, quelle qu’elle soit, mais, dans la plupart des cas, il n’y avait aucune réponse pour cette vraie question unique. Qu’est-ce que la vérité, soit politique, soit éthique, soit historique, même soit esthétique ?

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Pourquoi, dites-moi pourquoi. C’est la (les) histoire(s) moderne(s) ou contemporaine(s) de la Corée du Sud. Pourquoi on ne pouvait pas extirper les résidus pro-japonais antinationaux en Corée après la Libération du colonialisme japonais, pourquoi des massacres tragiques ont eu lieu comme celui du soulèvement de Jeju (le 3 avril 1948) avant, pendant et après la Guerre de Corée, comment la flamme de la Révolution d’avril (le 19 avril 1960) s’est éteinte, quelle était la vérité sur les nombreuses morts sous les dictatures cruelles de Rhee Syngman et de Park Chunghee (le père de l’ancienne présidente sud-coréenne destituée, Park Geunhye), pourquoi Chun Doohwan, le grand coupable principal du massacre de Gwangju (le mouvement pour la démocratisation, le 18 mai 1980) est encore vivant sans aucun problème, tandis que l’on ne peut pas encore révéler toute la vérité de ce massacre et que les fantômes des victimes innocentes errent encore autour de nous, comment le mouvement pour la démocratisation (juin 1987) a disparu dans les ruines de l’histoire, pourquoi Roh Moohyun s’est suicidé, où est Lee Myungbak qui a opprimé le peuple et fait adopter sans aucune discussion le « projet de quatre rivières principales » anti-écologique au seul profit des conglomérats, pourquoi Park Geunhye, l’ancienne présidente élue par la fraude électorale avec l’intervention illégale et antidémocratique des services secrets, elle est toujours considérée et même vénérée comme présidente de la Corée du Sud sans aucun problème par la minorité de défenseurs fanatiques, et pourquoi les familles des victimes de l’affaire du ferry Sewol doivent continuer en vain à demander une véritable investigation sur les causes de cette affaire contre ce gouvernement cruel et irresponsable ?

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Alors, la question était toujours une seule et unique question, mais les gens qui avaient le devoir et la responsabilité de répondre à cette question de la vérité n’ont fait qu’attendre sans aucune réponse que ceux qui ont posé cette question juste et légitime soient épuisés de fatigue, en se cachant derrière leur pouvoir, comme si leur devoir ou leur responsabilité était leur droit de garder le silence sur la vérité. Si nous n’étions pas épuisés, ils nous épuiseraient, ils nous piétineraient jusqu’à l’épuisement. C’était toujours pareil, et maintenant encore. Ils ne répondent pas, ils ne font que piétiner cette vraie question unique qui demande la vérité.

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Donc, s’ils ne sont pas punis par le ciel, s’il y en a, comme la foi religieuse et traditionnelle que les coréens ont historiquement, éthiquement et ethniquement, on n’aura pas besoin et on ne sera pas digne d’avoir la religion qui parle du ciel. S’ils ne sont pas reconnus comme criminels, on ne pourra pas parler de la moindre morale ou éthique. Et si ce ne sont pas des gens qui doivent disparaître complètement et éternellement de ce monde, si c’est vraiment comme ça, l’espoir ne sera qu’un mot désuet pour désigner quelque chose qui n’existe plus dans ce monde. C’est le problème et c’est la question. Alors, encore une fois, je me répète, qu’est-ce que la vérité, et qu’est-ce que la fonction esthétique et la stratégie politique de l’art ou de l’image pour montrer cette vérité ?

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Donc, ma problématique est comme cela : on dit souvent que les images dans la création artistique et l’activité politique dans la publicité reflètent la situation générale de la société actuelle, et vice versa, mais par rapport aux discours théoriques et pratiques sur les images artistiques ou les publicités pour la politique (par exemple, celles sous l’occupation nazie) ou les « propagandes silencieuses » (Ignacio Ramonet) dans les sociétés de l’Occident, la situation des images dans la/le politique en Corée du Sud n’est pas seulement exceptionnelle mais aussi tremblante et révolutionnaire. En d’autres termes, autour de la situation politique contemporaine sud-coréenne, par exemple, autour de l’accident du ferry Sewol et la destitution de la présidente suivant les manifestations contre la corruption politico-économique et morale du gouvernement actuel sud-coréen, la « révolution esthétique » (Jacques Rancière) en Corée du Sud, s’il y en a, nous offre quelques occasions de réfléchir sur la fonction idéologique et la stratégie esthétique des images artistiques ou commerciales (directement ou indirectement) liées à la politique, plus exactement, à la politico-esthétique, qui montre, exprime et même renverse le régime ou le système de la société. S’il s’agit encore maintenant de la « rhétorique de l’image » (Roland Barthes) dans le domaine artistique et politique, qu’est-ce que son actualité, son effet, ses caractéristiques et ses symptômes ?

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On commence par une image, ni artistique ni publicitaire, dans la manifestation réactionnaire des nationalistes d’extrême droite contre la destitution légitime et démocratique de la présidente pourrie et corrompue. Ce qui est important et intéressant, c’est que, dans cette image, il y a trois drapeaux nationaux : « Taegeukgi », le drapeau national sud-coréen, « Stars and Stripes », le drapeau des États-Unis, et le drapeau national israélien. Bien sûr, il est évident et même naturel que le drapeau national est un symbole central et important non seulement pour les nationalistes en général mais aussi pour le groupe d’extrême droite. Mais pourquoi y a-t-il le drapeau des États-Unis au milieu de la manifestation des nationalistes d’extrême droite ? Parce que, pour les nationalistes de droite, il est un symbole principal de l’amitié et du lien par pacte de sang entre la Corée du Sud et les États-Unis depuis la Guerre de Corée. Ici, ce n’est pas juste un drapeau simple, mais c’est un symbole quasi-religieux ou un objet de culte qui fait considérer et même vénérer les États-Unis comme sauveur et libérateur de la Corée du Sud contre le communisme de la Corée du Nord. C’est pour cela que pour les nationalistes de droite, le drapeau américain devient une image ou un symbole du quasi-Dieu dans la manifestation pour protéger soi-disant la tradition libéraliste et anticommuniste contre les menaces de la révolution et du mouvement émancipateur. Ensuite, mais pourquoi y a-t-il le drapeau national israélien dans cette manifestation ? Parce que la plupart des nationalistes sud-coréens est protestante à cause de l’influence des États-Unis après la Guerre de Corée et pour eux l’amitié forte par pacte de sang entre la Corée du Sud et les États-Unis est étroitement liée à la conscience ou l’idée du peuple élu pour la protection des pays libéralistes et anticommunistes. C’est pour cela que le protestantisme sud-coréen est le centre du mouvement réactionnaire d’une politique rétrograde, fortement influencé par le même protestantisme conservateur et fondamentaliste américain. Alors maintenant, regardez cette image à nouveau. C’est la raison bizarrement rationnelle pour laquelle ces trois drapeaux nationaux peuvent coexister dans une même image. C’est l’envers sombre de l’histoire moderne coréenne qui compose et déforme l’inconscient politico-esthétique du peuple d’un pays colonisé. L’idée ou l’image chrétienne unie du colonialisme et du nationalisme a engendré un monstre. Le nom de ce monstre est l’identification colonialiste d’extrême droite.

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Voici les images publicitaires, mais non pas commerciales, qui étaient publiées dans « New York Times » contre la présidente Park Geunhye (maintenant destituée) et son gouvernement qui n’ont rien fait pour sauver les victimes de l’accident du ferry Sewol et ont seulement tenté de cacher la vérité de cet accident et d’empêcher l’accès à l’information et la véritable investigation sur ses vraies causes. Il y avait beaucoup de choses bizarres et irrationnelles que l’on ne comprend pas en tant que citoyens d’une société démocratique et aussi en tant que peuple d’une république. La présidente a parfaitement disparue dans la Maison Bleue et personne ne savait (ou tous les bureaucrates ne disaient pas) où elle était pendant sept heures les plus cruciales pour sauver les victimes du naufrage du ferry Sewol. Il reste uniquement la mort des naufragés, le traumatisme des rescapés et la douleur des familles des défunts. Il n’y a pas de réponse à la question sur la vérité. Ce n’était pas seulement la disparition simple et personnelle de la présidente ou du gouvernement, mais c’était la disparition totale de l’État même qui est toujours absolument responsable de la vie du peuple, des citoyens et de la nation. Donc, dans ces images politiquement publicitaires, le ferry Sewol, dans lequel plus de 300 personnes sont mortes, devient un symbole de la vérité cachée et naufragée, et Park Geunhye, la présidente dont le paradoxe est qu’elle est démocratiquement élue en tant que fille du dictateur militaire des années soixante-dix, devient un symbole de la corruption ou de la chute actuelle de la vérité et de la justice. C’est pour cela que ces images ne restent pas juste comme des publicités dans un journal, mais plutôt fonctionnent comme des témoins cruciaux d’une grande tragédie qui rend possible les questions fondamentales sur le sens de l’État et ses propres caractères dans la société démocratique. À travers ces images, on pose des questions : qui est le marionnettiste qui manipule l’opinion du peuple, qui cache et couvre la vérité de l’accident, qui est l’acteur principal de cet affaire et de cette corruption ? Par conséquent, la politique de ces images publicitaires devient l’esthétique du témoignage, et en plus, c’est le témoignage des survivants dans la société naufragée, qui continue à chercher la vérité perdue.

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Voici une image de la présidente (la couverture de « Time ») et ses deux parodies en série. C’est comme processus d’une expansion des images et comme travaux d’un forage ou d’un pelage sur/sous les images, parce que cette série des images suit des masques déguisés sous/sur les autres masques. Ici, on peut poser une question : qu’est-ce que le vrai visage parmi d’autres ? « The Strongman’s Daughter » (la présidente Park Geunhye) qui devient « The Strongman’s Daughter’s Shaman » (sa conseilleuse secrète et complice de la corruption, Choi Soonsil) qui devient encore « The Strongman’s Daughter’s Shaman’s Backer » (son autre complice de la corruption, le vice-président du groupe Samsung, Lee Jaeyong). Une image mise en abyme de l’image mise en abyme de l’aure image mise en abyme... C’est une sorte de trinité de la corruption politico-économique, ou plutôt, un genre de triangle du pouvoir politiquement, éthiquement et économiquement corrompu, et en plus, c’est un cercle vicieux qui répond à la corruption par la corruption. Il n’y a pas de chose comme le vrai visage, parce que ce sont tous les masques d’une même structure pourrie. L’un est le marionnettiste de l’autre, ils se manipulent au seul profit commun de leur propre corruption. Là, il n’y a pas d’issue de secours pour échapper à ce mauvais cycle, il n’y a qu’un processus éternel du forage et du pelage des masques sous les masques. Une quasi-divinité cou coupée.

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Il est très facile de reconnaître l’« Olympia », le tableau le plus célèbre d’Édouard Manet, dans cette parodie intitulée « Le sommeil sale ». Pourquoi ce sommeil est-il sale ? En fait, dans l’exposition autour de la corruption et la destitution de la présidente, ce tableau, cette parodie a causé beaucoup de scandales publics qui se lient aux thèmes comme la misogynie, le blasphème et même le crime de lèse-majesté, et qui touchent les problèmes comme la limite de la liberté d’expression, parce qu’il est relativement plus difficile, même interdit, d’exprimer la nudité des femmes, en plus, de la présidente, dans le contexte et la convention culturels coréens. En tout cas, il y a la scène du naufrage du ferry Sewol dans les lointains et la présidente nue sur le lit, avec les yeux fermés, ne reconnait pas cet accident à cause de son sommeil, tandis que Choi Soonsil, sa complice en costume de bonne, ouvre ses yeux remplis d’avidité. Et il y a un portrait de Park Chunghee, le dictateur militaire et le père de la présidente, sur le ventre de son corps nu. Dans cette parodie, son sommeil est sale et pourri, parce qu’il veut dire son indifférence royale pour les malheurs d’autrui et sa corruption aveugle en dépit de la douleur du peuple.

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Voici une autre parodie d’un artiste indépendant anonyme coréen des œuvres d’Erik Ravelo. Une petite fille mouillée est crucifiée et accrochée sur le dos de la présidente en costume de cérémonie traditionnel coréen, qui représente le sacrifice par le crime du pouvoir corrompu. Là, il y a un contraste frappant entre la fête du pouvoir vexateur et la mort du peuple souffrant. La présidente qui sourit est la croix même pour la victime, l’hypocrisie de la présidente est au verso et la douleur de la victime est au recto. Donc, l’envers du pouvoir hypocrite qui rit devient le vrai visage du peuple naufragé, c’est-à-dire, le vrai visage de la situation réelle de la société naufragée en elle-même. C’est aussi pour poser des questions fondamentales contre l’état actuel du protestantisme pourri et réactionnaire coréen. Renverser le christianisme conservateur par son propre symbole ou caractère chrétien, par sa propre image religieuse, c’est la fonction esthétique et politique de cette parodie terrifiante.

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Pourquoi tous ces problèmes politico-artistiques sont tellement étroitement liés à l’esthétique ? Il faut que nous retournons à l’étymologie ou le sens principal et fondamental du mot « esthétique ». Comme Jacques Rancière a bien dit, tous les problèmes qui ne semblent que politiques sont solidement basés sur le régime esthétique, autrement dit, sur le système du partage du sensible. Le dicible, l’audible, le visible, l’imaginable, le représentable, le pensable et même l’impensable sont tous définis et décidés par ce régime esthétique ou ce partage du sensible. C’est la raison la plus forte pour laquelle l’activité artistique contemporaine ne doit fonctionne ni comme un reflet de la société ni comme une propagande directe ou indirecte pour intervenir à la politique, mais elle doit devenir en elle-même une coupure, une fracture ou une rupture esthétique pour perturber et bouleverser le partage préexistant du sensible et en même temps pour créer un nouveau territoire à ceux qui n’ont pas de territoire et rendre une nouvelle voix à ceux qui n’ont pas de voix. Ce sera peut-être le destin des images et l’avenir de l’art à la fois, qui durera longtemps, et qui luttera longtemps, pour une autre révolution esthétique et pour une autre vraie émancipation.

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Comment représenter l’irreprésentable ? C’était toujours le problème de l’image et maintenant encore. Par exemple, comment représenter ou témoigner toutes ces tragédies et tous ces traumatismes, si l’on peut dire, comme la Shoah, les génocides et l’affaire du ferry Sewol, etc. La profanation, selon Giorgio Agamben, « implique une neutralisation de ce qu’elle profane ». Autrement dit, c’est un processus de rendre ce qui a été subordonée au dispositif politico-théologique du pouvoir à l’usage commun ouvert. Et dans ce terme théorique et pratique « l’usage commun », on peut trouver le vrai sens et la vraie possibilité du « communisme ». Dans la salle Walter Benjamin d’INHA, je me souviens qu’il a écrit sur « le capitalisme comme religion ». « Le capitalisme est, écrit Benjamin, peut-être le seul cas d’un culte non expiatoire mais culpabilisant... Une monstrueuse conscience coupable qui ignore la rédemption se tranforme en culte, non pas expier sa faute, mais pour la rendre universelle... et pour finir par prendre Dieu lui-même dans la faute... Dieu n’est pas mort, mais il a été incorporé dans le destin de l’homme ». Révéler et dévoiler cette structure politique, ce système théologique et ce régime esthétique, ce sera aussi un acte préalable pour reconstituer le partage du sensible, à travers la profanation qui veut dire le retour à l’usage commun.

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Encore une fois, la question était une seule et unique question, et s’il y a quelqu’un qui pense encore que le ciel (ou, autrement dit, plus politiquement et moins religieusement, la justice), l’éthique et l’espoir peuvent être encore des mots prononçables dans ce monde, il a le droit et le devoir de demander les réponses à cette question unique. En d’autres termes, s’il y a quelqu’un qui pense qu’il est encore humain lui-même, et s’il pense que ce droit d’être humain n’est jamais négociable dans n’importe quelle situation, il a le droit et le devoir de ne pas cesser de poser des questions et de demander la vérité, au nom de l’humanisme, contre tous les inhumains. Le moment où l’on cesse de poser cette question, l’humanité cesse d’exister, en elle-même, à ce même moment. Et l’on voit disparaître cette humanité, en ce moment même, trop manifestement. Encore une fois, qu’est-ce que la vérité, soit au sens heideggerien, soit au sens derridien, soit au sens badiouien, ou bien, en un autre sens ? Il y avait toujours une seule et unique question, et cette question reste encore sans réponse. On attend cette réponse sans espoir ni désespoir. Merci.

Chungwoo CHOI
Philosophe indépendant, musicien, critique littéraire.
Né à Séoul en 1977. Il a enseigné la philosophie, l’esthétique et la littéture coréenne à l’Université de Kookmin (Séoul), de Chungang (Séoul), l’Université nationale de Séoul et l’INALCO (Paris) entre 2011-2016. Il a publié « La partition de la pensée » à Séoul en 2011.