vendredi 30 septembre 2022

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Ainsi font font font les petites marguerites ?

, Marie Barbuscia

Ainsi font font font les petites marguerites ?
Mais que font-elles au juste ?

Elles vont à l’ennui en plein jour,
elles ne savent pas ce qu’elles font,
elles répondent pourtant au monde,
avec le cynisme,
qui est le sien.

Photogramme extrait du film Sedmikrásky (Les Petites Marguerites) de Věra Chytilova ©Národní Filmový Archiv, Prague

En 1966, le film “Les Petites marguerites” de Vera Chytilova sort en Tchécoslovaquie [1]. Cette réalisatrice (1929-2014) a réalisé 14 long-métrages entre 1963 et 2006 et demeure celle qui s’est illustrée dans la nouvelle vague cinématographique tchèque à une période où les œuvres pouvaient difficilement être vues, produites et diffusées sans se donner les moyens de l’exil à l’instar de Milos Forman [2].

Second film de la tchécoslovaque Vera Chytilova, il est le plus important pour sa carrière et toute une génération d’artistes qui s’en réclament [3]. Pour autant, la répression politique renforcée après le Printemps de Prague de 1968 a immédiatement censuré Les Petites marguerites. Ce qui lui donne la saveur délicate d’un combat. Celle-là même qui fait de la lutte, un hors d’œuvre artistique, à déguster, au hachoir.

L’écriture scénaristique acidulée de ce film oscille entre l’obscur et le clair, son intrigue champêtre relate l’histoire de deux jeunes folâtres, futures aspirantes à la dépravation à travers le prisme d’un contexte social, économique et politique sombre.

Le film s’inaugure sur des images d’archives de guerre ramenant la panique vingt ans en arrière. À l’écran, des images-témoins des bombardements enregistrées par l’armée américaine dans le théâtre du Pacifique pendant la Seconde guerre mondiale. Reconnue de droit mais pas de fait, l’ancienne Tchécoslovaquie vit une période agitée géopolitiquement. Bien que constituée en un état souverain, elle ne contrôlait pas totalement son territoire qui dépendait alors de l’axe aligné de l’Allemagne nazie, du Japon et de l’Italie fasciste.

Démarrer par des plans séquences d’avions militaires tournoyant au ciel est de bien mauvais augure, il annonce déjà la dépendance d’un peuple et de ses composantes comme faisant partie d’un État satellite. Il y a là un parallélisme entre la situation politique satellitaire et la celle de ces deux jeunes femmes lunaires (Maria 1 & Maria 2 [4]) qui ne vont cesser de graviter autour de plus grosses planètes (les hommes) qu’elles. Être sous la coupe d’une influence politique, économique et militaire d’un autre pays, c’est se dépouiller de sa force vitale et exposer le droit à n’être qu’une vitrine désabusée du réel. Elles en seront donc que des silhouettes bien malgré elles.

Lorsque l’introduction pose le contexte, il n’y a déjà plus rien à faire pour les deux protagonistes qui vont littéralement crever l’écran ou plutôt crever à l’écran selon une lente décomposition. Si on se souvient de la demande incessante de Anna Karina à Pierrot le fou « Qu’est-ce que j’peux faire ? J’sais pas quoi faire » dans le film éponyme de Godard (1965), on ignore le plus souvent que le film de Vera Chytilova lance un compte à rebours à sa problématique :
Maria (1) : “Il n’y a rien.”
Maria (2) : “Laisse-moi voir.”
Maria (1) : “Il devrait se passer quelque chose.”
Maria (2) :“Mais quoi ?”

Action. Moteur. Ça tourne. Le film est à l’œuvre, voilà ce qui se passe à l’écran. Son sujet ? Savoir ce que les deux héroïnes sont et si elles sont ce qu’elles font à l’image.
Si oui, elles lui tordent le cou.

Tout au long du film, le comportement absurde de ce Janus bifrons au féminin est disséqué sous le regard de la caméra. En mettant en scène les excentricités joyeuses de ces deux personnages principaux, le ton devient de plus en plus choquant et destructeur. En effet, l’effronterie comme jouissance deviendra excessive et dangereuse pour l’ordre public jusqu’au pas de trop.

C’est bien ce cri de liberté qui dérange dans ce film et au dehors de l’écran dans une période où le régime dictatorial communiste reste dominant en Tchécoslovaquie. Ce cri de liberté est incarné à l’image d’un bout à l’autre du film par l’ultime chant du cygne de deux femmes. Dérouté et séduit, le spectateur est en prise avec la morale et son pendant négatif.

L’insolence peut-elle remplacer une arme ?
L’art est-il à considérer comme une arme blanche ?

Introduction du film

Les deux Maria sont pourtant bien nonchalamment là lorsqu’il s’agit de discuter en bikini en posant le constat bien réaliste que le monde entier - à entendre comme leur monde à elles - est devenu mauvais. Les costumes de bain en damier répondent à la partie d’échec qui est tapis sous leurs corps.

Sur le damier tout en noir et blanc, les dames sont là et elles ont le pouvoir tout en étant constitutives du jeu. Oui, la reine peut se déplacer où elle veut, dans une infinité de (8) directions. Cet avantage considérable renforce l’objectif du jeu qui est de mettre à mal le roi. C’est ce que nous allons suivre d’un bout à l’autre de ce film, le déplacement des reines dans le but de manger des pions sur l’échiquier social et politique en vigueur.

Le projet simplement exposé sera donc le suivant pour la cinéaste engagée : faire de la pathologie collective, un symptôme refoulé du singulier : les deux Maria deviendront donc mauvaises à leur tour. Au sens où elles ne seront plus régies par des principes éthiques érigés : la tradition et le conformisme. Cela croise mon attention sur une lecture du moment "les férus de propreté détestaient les sales, les modernes montraient leur aversion des traditionnels [5]". Préférant être dans le domaine de la sensation plus que dans celui de la raison, les jeunes filles dansent avec le désordre à la recherche du scandale de trop. Pour la cinéaste, il ne s’agit pas de "briser" les règles mais bien de les décaler, c’est-à-dire, d’enlever la cale qui leur donnaient l’apparence de la stabilité. Elle souhaite gagner en espace le soin de pouvoir hurler au monde qu’il est inaudible de pouvoir vivre convenablement dans un pays qui ne l’est pas.

Retour en arrière dans la scène suivante et toutes celles qui s’en rapprochent. Dans le jardin-recueil, Eden et son péché originel. Un monde de nature s’ouvre devant elles, celui de la beauté aussi cruelle qu’elles puissent l’être. Les yeux écarquillés et cernés de noir, elles sublimeront l’Éve moderne à deux têtes à la quête du mal. Indéniablement, elles s’inscrivent en parfaite adéquation avec l’imperfectible état artificiel dans lequel elles se trouvent. Face à un arbre rempli de fruits, Maria en cueille un, et le mange, impossible de ne pas la percevoir comme le fruit défendu avant la sentence bestialement divine qui lui est corollaire.

Décaler pour réparer : Le bien et le mal comme deux notions effervescentes qui ne demandent qu’à repositionner son curseur ou de changer l’angle de sa vue pour en comprendre le sens caché. Réparer ou comme son étymologie semble l’indiquer, c’est remettre l’original en état. De sorte, qu’on ne cesse de réplique en réplique qu’à réparer la faute originelle en cherchant à lui redonner son éclat premier.

L’action serpentine se poursuit alors dans leur appartement, dans lequel Maria force l’autre Maria à recracher le noyau. Les deux nymphes s’ennuient et comme deux petites marguerites, les pétales pour seul ornementation, un à un, s’arrachent du corps qui les constituent.

L’appartement est un huis clos qui permet en peu de moyens de dire beaucoup d’une situation étouffante dans laquelle le spectateur semble lui aussi être assigné à domicile avec elles. On suffoque de Maria (1) et Maria (2) comme elles suffoquent leur ennui de cette absence d’autre perspective que celui de faire “bon ménage”. D’ailleurs, après un peu de rangement, elles prononcent non sans ironie “Enfin heureuse !” avant de se regarder et que l’une convoque l’autre à jouer.

La contestation grouille contre l’ordre dominant (se marier, travailler, ranger), elles jouent à l’ennui, elles cherchent à combler les manques de l’austérité dans une quête qui s’avère être insatiable car jamais cela ne saurait être rassasiant.

La réalisatrice égratigne aussi les conventions cinématographiques [6] à travers une trame border-line dont la puissance formelle est l’objet d’effets répétés : les allers-retours entre le noir et blanc et la couleur avec ses tonalités primaires, les faux raccords. Les filtres à l’écran qui se succèdent accentuent le filtre de la bonne conduite.

Le tout étant au service d’une narration expérimentale, poétique et surréaliste à travers des séquences décalées, des collages animés en papier découpé, des dialogues illogiques qui convergent à rendre la situation absurde pour la plus grande déroute des spectateurs. On frise parfois la bouffonnerie kitch avec des retours dadaïstes et d’autres plus psychédéliques. On cite aussi la chromie du Pop Art comme une porte d’entrée supplémentaire pour pénétrer un univers onirique. Comme dans un conte ou un poème, ce sont les associations d’idées des héroïnes qui sous-tendent le déplacement d’un lieu à un autre - de sorte que lorsque les Maria pensent à un lieu, nous y sommes conviés. Sans compter la bande sonore qui, en elle-même, est une composition absurde et frénétique à part entière : on pense aux bruitages inattendus d’un grincement de porte lorsqu’un bras se lève.

Chaque plan en entraîne un autre dans une frénésie destructrice qui va littéralement jusqu’à la découpe du film en lui-même. C’est une manière d’indiquer que le film se fait avec et sans elles. D’ailleurs, on assiste à une fragmentation des corps des deux jeunes filles en mosaïque où les morceaux de l’une se superposent à l’autre.

Les cadenas des portes défilent un à un, on regarde par la serrure. Nous sommes contraints alors d’interroger notre propre perception sur l’objet “nymphette”. Dès lors que la pellicule est lancée, nous sommes les voyeurs de ces corps sensuellement exposés. Comment rester de marbre devant deux corps de femmes à la fois sublimes et morbides qui ont les pieds sales et la bouche pleine. Ces corps de femme qui ne cessent de se tordre, de ramper et de se plier et déplier face à la caméra obscène. On voit une table à repasser servant à aplatir de la femme, à la courber à l’échine, et surtout à ne lui faire dépendre plus que de sa forme. C’est bien le corps qui prend tout l’espace qu’il soit corps de femme en appartement ou corps de femme au restaurant. Femme à Femme : corps domestique ou corps social.

D’autres fois encore, la pellicule cisaille et le montage ne retient que leurs portraits en buste. Le tragique de l’être, c’est de ne pas pouvoir être privé de charme. Cela reviendrait à se dépouiller de son visage ou de faire en sorte de n’y trouver qu’un immuable profil sans regard ni profondeur. Cela va dans le sens que semble illustrer l’auteur polonais W. Gombrowicz dans son livre Ferdydurke pour qui la “gueule” et le “cucul” sont interchangeables. La déformation est au cœur des interactions humaines, de sorte qu’on s’infantilise au contact des autres ou on s’affuble du visage social qui est le plus attendu de nous (ex. le masque de la jeune fille en fleur). D’ailleurs, W. Gombrowicz, en bon psychologue, ajoute qu’il a œuvré à mettre en évidence “l’extraordinaire importance de la forme dans la vie tant sociale que personnelle de l’être humain” avec l’injonction renversante que "L’homme crée l’homme".

Semblables à l’état de la chrysalide avant qu’elle ne soit papillon, elles se jouent des hommes qui souhaitent les clouer au mur ou décorer leur maison avant de devenir elles-mêmes de véritables collectionneuses dans un appartement-prison.

Armés d’une redoutable allure de femmes à la fois innocentes et séductrices, elles s’attaquent aussi par intérêt et divertissement à la figure du patriarcat qui fait régner “l’ordre” en prenant pour cible des hommes d’âge mûr. La localisation géographique des protagonistes - la campagne reliée par la ville grâce à une liaison ferroviaire - jouant de facto dans le plan qu’elles ont savamment orchestré. Cette drôle d’occupation consiste à se faire inviter au restaurant par des messieurs avant de les congédier.

Un monsieur d’allure respectable de l’ancien ordre invite Maria (1) à dîner avec lui au restaurant, avide qu’il est de conclure la soirée en bonne compagnie, Maria (2) s’invite à la soirée [7]. On les voit ensuite toutes les deux manger avec appétit des mets raffinés, ce qui mènera à la désespérance le monsieur qui en paye l’addition. Le rituel veut ensuite qu’elles l’accompagnent au train en s’enfuyant dès le départ du train.

Ainsi, les femmes utilisent leur mauvaise conduite pour parfaitement éconduire. Au bal du vol à l’étalage des volages, la salle rieuse danse avec eux et la mesquinerie se renverse en une leçon inattendue pour les libidineux. Cette scène se répète à plusieurs reprises et elle est d’autant plus attendue que notre complicité est demandée. Les hommes sont trompés dans une illusion comique qui est celle du Vaudeville au théâtre ou de certaines scènes des films muets d’un Mack Sennet, Buster Keaton ou Charlie Chaplin.

Elles tentent de devenir le plus méprisable possible et refusent d’accorder une signification à leurs gestes. Elles vivent les choses sans intention ou bien comme si elles devaient intentionnellement être filmées pour exister. À travers le film, les deux Maria ont cet échange à plusieurs reprises :
Maria (1) « Est-ce important ? »
Maria (2) « Non, ce ne l’est pas. »
Le film continue d’exposer les têtes des deux femmes sur un plateau. Elles exhibent l’immoralité des actions qu’elles commettent en série : du petit larcin à la destruction de tout ce qui est au-devant d’elles – et donc de l’écrin-écran- à la supercherie pour se goinfrer de tout ce qu’elles trouvent et qui transforment les jouissances simples en peine capitale.

Jeunes filles reléguées au stade oral. En proie à un sentiment d’accablement et de déréliction, il ne reste plus qu’à avaler en quantité gargantuesque sans déglutir. La nourriture devient ici l’objet d’un désir incessant qui ne peut s’accomplir que dans l’excès. L’abondance renforce le côté obscène, un foodporn déjà alimenté par le cinéma. On note ici que le terme “Pica” en médecine définit un appétit dépravé. L’absorption des aliments accentue le paradigme pureté/souillure déjà présent. Il ne manque que les odeurs à ce film extrêmement sensoriel.

Le tournant du film est perceptible par la bouche lorsque les Maria découvrent un banquet soigneusement dressé dans un entrepôt vide. On imagine qu’il s’agit d’une soirée de festin pour les cadres du parti. Après avoir mangé de chaque assiette et bu dans chaque verre, rassasiées elles se déshabillent et détruisent la pièce en dansant sur la table dans les “plats cuisinés des bourgeois [8].

Brusquement jetées à l’eau, on comprend alors la sentence réservée aux deux malfaitrices qui tentent d’appeler à l’aide en promettant de ne plus faire le mal. Une scène de “réparation” nous ramène à l’entrepôt souillé où les deux Maria vont tenter de remettre en ordre la vaisselle sale et brisée. Ce n’était sans compter que la menace (un lustre) planait au-dessus d’elles depuis le début. La conclusion du film renvoie à son ouverture avec des images de la guerre. Derrière les coups de feu de mitraillette, la sentence finale s’inscrit en épigraphe :

“CE FILM EST DÉDIÉ À CEUX QUI NE S’INDIGNENT QUE SUR UN SEUL LIT DE LAITUE PIÉTINÉ ”

Condamnant non pas l’hédonisme des filles à l’écran mais les structures sociales et politiques plus profondément ancrées qui les poussent à agir ainsi tout en se dédouanant de leur responsabilité là-dessus, ce film célèbre la puissance de l’art et la femme pour qu’on ne baisse plus ni ses yeux ni sa culotte quand il s’agit de désigner la honte et de renverser la culpabilité.

Notes

[1Aujourd’hui, République-Tchèque.

[2Milos Forman est un réalisateur tchèque auteur de One Flew Over the Cuckoo’s Nest, Hair, Amadeus

[3Nombreux sont les films qui ont pu s’inspirer du travail conceptuel de Chytilová : Céline et Julie vont en bateau de Jacques Rivette, Mulholland Drive de David Lynch (2001), La grande abbuffata de Marco Ferrari (1973), On y croise des effets et une stylisation similaire chez Dario Argento et Pedro Almodovar

[4Il faut noter le talent des deux actrices incarnant Maria 1 et Maria 2, il s’agit de Ivana Karbanová (la blonde) et de Jitka Cerhová (la brune)

[5W.Gombrowicz, Ferdydurke, 1937

[6Notamment en étant irrévérencieuse dans sa manière de citer le muet et le burlesque américain. On remarque ici que le fil narratif est parfois reprisé sur celui du film allemand “Le journal d’une fille perdue” réalisé par Georg Pabst en 1929 à la différence qu’elle en fait un pastiche coloré. Les jeunes filles ont parfois des mimiques à la Louise Brooks.

[7Tour à tour, la violence réciproque de l’une envers l’autre sera le nœud de la rivalité entre elles. Un moment, on entend dire l’une à l’autre : “Meurs, Meurs, Meurs” avant de la recouvrir de plusieurs couvertures.

[8On doit l’expression « Marcher dans les plats cuisinés des bourgeois » à Philippe Katerine qui positionne ce film dans son panthéon personnel lors d’une interview : https://www.youtube.com/watch?v=oiWEACrIl-Y - On peut aussi présupposer que cette scène de danse sur le buffet des invités a servi à celle du protagoniste hippy du film « Hair » de Milos Forman.”