mardi 28 mai 2013

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Witz et ironie

la voix de l’autre sous le chapeau de l’un

, Jean-Louis Poitevin

Il y a en soi une délicate forme d’ironie à organiser une rencontre sur le thème du rire le jour où précisément on célèbre dans le monde entier l’événement qui constitue l’une des plus importantes sources de déploiement culturel, un événement qui est porteur en soi d’une promesse unique et infiniment renouvelée à travers les siècles.

En guise d’introduction

Il y a en soi une délicate forme d’ironie à organiser une rencontre sur le thème du rire le jour où précisément on célèbre dans le monde entier l’événement qui constitue l’une des plus importantes sources de déploiement culturel, un événement qui est porteur en soi d’une promesse unique et infiniment renouvelée à travers les siècles. Cette promesse peut nous paraître ridicule parce qu’elle est, au sens strict, incroyable, c’est-à-dire ne devant et ne pouvant faire l’objet de cet investissement affectif que l’on appelle croyance, et pourtant elle est précisément l’une des sources majeures de la croyance et de la foi dans le monde aujourd’hui. Elle n’en prend pas moins sa source dans ce phénomène de retournement ironique de l’évidence partagée qui veut, en ce dimanche de Pâques, christos anesty, que l’on célèbre précisément ce qui constitue le scandale le plus absolu du christianisme, scandale au sens de pierre d’achoppement, sur lequel nous ne cessons de venir nous casser les dents et qui constitue la pierre sur laquelle est fondée cette église dont le credo, la seule vérité, dont elle est porteuse, une vérité proprement incroyable, s’énonce ainsi : il est mort et il est ressuscité.

JPEGIl importe peu en cet instant de dire de qui l’on parle même si nous savons que c’est du fils de Dieu. Ce qui importe, c’est la confrontation entre les deux types d’expériences qui sont ici en cause, celle extatique portée par la religion et celle pragmatique et réaliste portée par l’observation de la vie, de la loi implacable de l’irréversibilité qui la fonde et qui s’énonce, par exemple, avec Héraclite à travers ce constat que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve ou avec le poète persan Omar Khayyam lorsqu’il compose le quarante-cinquième de ses quatrains « Une cruche de vin, les lèvres de l’aimée, sur le bord dune pelouse / ont tari mon argent, ont ruiné ton crédit… / Toute la race humaine est vouée au Ciel ou à l’enfer, / Mais qui est jamais allé en Enfer, qui jamais revint du ciel ? » (op. cit., p. 22)

La mort et la résurrection de l’homme-dieu (au fait il ressuscite à quelle heure ? Je ne sais pas ce que nous dit la tradition à ce sujet, sans doute tôt le matin et donc il est susceptible d’être déjà revenu parmi nous à cette heure) constituent la trame d’un tapis dans lequel nous ne cessons de nous prendre les pieds et redevenus un instant marionnettes sous ses yeux ou à cause de lui, mais aussi sous les yeux de nos voisins, nous ne pouvons que rire, soit de notre crédulité qui ne nous empêche pas de tomber, soit de son contraire, notre incrédulité qui ne nous empêche pas de nous relever.

La nouvelle fraîche est la même que chaque année en ce même dimanche : il est ressuscité ! Et comme chaque année, nous nous demandons si cette nouvelle équivaut à un passage par la case départ et au fait de bientôt toucher les vingt mille francs promis par la règle du jeu.

En attendant d’aller vérifier demain matin sur nos comptes en banque, nous pouvons nous demander si ce qu’il nous reste de ce message de l’homme-dieu est du désespoir ou de l’espoir ? Du désespoir de voir qu’à part lui personne n’est revenu de l’autre côté de la vie. De l’espoir si l’on continue de croire que cette promesse sera bien réalisée, car comme toutes les promesses, il y a besoin d’un peu de temps et que pour celle-là on est prêt à attendre longtemps.

Dans les deux cas, il se passe la chose suivante, nous entendons une voix ou plutôt nous prêtons l’oreille à une parole, faisant comme s’il y avait encore sous notre chapeau, un chapeau de la marque UN, un peu de place pour cette voix. Bien que tout à fait audible, on a du mal à identifier l’émetteur. La seule chose dont on soit à peu près sûr, c’est que cette voix n’est pas la nôtre, qu’elle est une autre voix qui est peut-être aussi la voix de l’autre. En tout cas, elle parvient à nous chatouiller cette oreille que nous protégeons pourtant bien des agressions extérieures avec notre chapeau de la célèbre marque UN.

À croire que l’on se trompe ou que l’on pourrait se tromper et que la voix ne vienne pas tant des lointains de l’univers ou de la tour Eiffel, mais des lointains de notre oubli forcé, des lointains de notre cerveau magique, des lointains qui se cachent dans l’inaccessible tourbillon des plis et des replis de notre cerveau.

En fait, nous sommes ici ce matin en voulant parler du rire au moment où se répète pour la deux mille treizième fois, selon les décomptes officiels, la promesse. Mais aujourd’hui comment ne pas voir que la promesse est délivrée au cœur d’un monde travaillé au cœur par l’ironie la plus profonde et la plus radicale. Cette ironie, comme nous le savons tous, n’est pas là pour nous faire rire, vraiment pas du tout. Pourtant, elle semble, elle aussi, être porteuse d’une bonne nouvelle, celle qui dit que demain sera meilleur qu’aujourd’hui. Or nous sommes si abasourdis par la masse de mauvaises nouvelles qui ne cessent de nous tomber dessus chaque jour et chaque jour en plus grande quantité, que nous ne savons plus faire autre chose que de nous boucher les oreilles, ce qui nous rend bien ridicules pourtant, d’une part parce que les autres, nos semblables, font tous la même chose et que d’autre part, les émetteurs de mauvaises nouvelles sont si puissants qu’elles parviennent jusqu’à nous-mêmes alors que nous nous bouchons les oreilles.

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L’homme sans qualités , roman de l’ironie réalisée

Les lecteurs de L’homme sans qualités, l’incontournable roman de Robert Musil, auront sans doute appris et compris un peu avant les autres comment et en quoi ce que l’on nommera par facilité le monde, c’est-à-dire cette trame indéchirable entre un donné qui nous répugne, une présence qui nous accable et nous obsède d’un devenir qui nous échappe et un constat qui nous horrifie, a été pris dans une torsion si puissante dès le début du XXe siècle que de cette demeure des hommes qu’ils espéraient transformer de havre de conflit en havre de paix est devenue une sorte d’enfer, dont on est en droit de se demander en effet, si comme le dit Baudelaire, en ouverture des Fleurs du mal, ce n’est pas le diable qui tient les fils qui nous remuent.
Le plus simple pour faire comprendre l’humour et l’ironie à l’œuvre dans le roman de Musil, c’est de rassembler quelques phrases prises un peu au hasard, non sans tenter de donner de ce monde une image potentiellement recevable, c’est-à-dire assimilable sans trop de souffrance directe, grâce à ces mécanismes de dérivation que le rire met en action.

Mais disons-le d’entrée, ce qui confère aux analyses de Musil leur dimension ironique inégalée, c’est qu’en effet, alors, on pouvait encore sourire et même rire de ce qu’il avançait, dans la mesure même où cela apparaissait comme la manifestation d’un lointain inaccessible ou, disons auquel personne ne semblait vouloir accéder autrement que par un regard en coin ou un coup d’œil furtif à travers le trou d’une serrure.

Musil nous donne à voir littéralement l’aura d’un monde qui n’est pas encore réellement présent, et qui n’ayant pas encore envahi toutes les strates de la société, est précisément en train de le faire sous nos yeux avec notre concours à la fois constant et apparemment involontaire.

Ce qui rend l’ensemble absolument drôle parce que porté par l’ironie, c’est qu’arrive ce qu’à la fois nous ne voulons pas qu’il arrive vraiment, et ce que pourtant nous ne cessons de désirer voir advenir, car ce nouveau ne cesse d’exciter notre curiosité d’enfant.

Ce qui nous fascine, c’est le mystère du nouveau qui pointe sous les jupes de l’ancien. Si marionnette nous sommes à ce moment de l’histoire, c’est précisément pour pouvoir rire de ce que nous allons devenir et qui est à cet instant perçu comme impossible quoique imaginable. Mais marionnettes nous sommes puisque précisément nous ne faisons rien d’autre que regarder et désirer et que pendant ce temps nous laissons advenir ce que nous ne voulons pas qu’il advienne, reconnaissant implicitement que ne pouvant rien faire d’autre que cela, nous sommes réellement des marionnettes, mues par un marionnettiste invisible et que cette idée, cette sensation fait de nous les participants à un jeu de pure jouissance.

L’ironie tient dans cet écart entre un avenir programmé et un devenir que l’on voudrait ouvert, entre un individu qui se rêve encore acteur et maître de son existence, et un individu qui ne peut plus que répondre à l’appel incessant des voix multiples qui l’assaillent lui demandant toutes de faire ceci ou cela, de venir se fondre ici ou là dans le ciel chamarré d’un devenir de pacotille mais brillant, si brillant que l’on désire bien en effet pouvoir en une extase improbablement réelle s’y perdre, s’y fondre et y ressusciter pour l’éternité, comme pure image.

Commençons donc avec le titre du premier chapitre et l’incipit de ce roman immense et resté inachevé : « D’où, chose remarquable rien ne s’en suit. » Passons au chapitre 7 où Ulrich, l’homme sans qualités, après une bagarre nocturne qu’il se remémore au matin, voit arriver chez lui une femme qui l’avait trouvé inconscient dans la rue et l’avait raccompagné chez lui en taxi sans vouloir lui indiquer qui elle était au moment de le quitter. Entre une réflexion sur le moi et le corps et les relations ambiguës entre ces deux univers logés à la même enseigne (p. 56) et une autre sur le sport (p. 57), non seulement se dessine le mode d’existence littéraire de l’ironie, une confrontation constante entre les intentions supposées des personnages et leur fonctionnement réel dans le jeu social, qui fait que le moi apparaît inévitablement comme la marionnette du Soi social qui est lui transindividuel, mais sa fonction cognitive, puisqu’elle permet de faire entendre la voix de l’altérité sociale dans les croyances de l’unité du moi. C’est ce qui se transformera dans la seconde partie, à travers la rencontre entre le frère et la sœur, entre Ulrich et Agathe, en une confrontation entre les propensions à l’extase et les résistances que lui opposent les liens invisibles qui nous arriment au réel ou par lesquels le réel nous tient.

Ainsi se poursuit ce chapitre mémorable p. 57-58 qui se clôt par cette phrase restée célèbre « Deux semaines plus tard, Bonadea était depuis quinze jours sa maîtresse. »
Il nous faut maintenant faire un tour au chapitre 13 dont le titre dit déjà tout : « Un cheval de course génial confirme en Ulrich le sentiment d’être un homme sans qualités ». Dans ce chapitre, par exemple, devient visible l’ironie du monde qui vient et qui, en l’année 1913, celle de l’action du roman ou même dans les années vingt et trente, période de la rédaction du roman, est en effet loin d’être devenu ce que nous savons qu’il est en effet devenu.

La question qui se pose à nous aujourd’hui est de savoir s’il est encore drôle, ce monde. En effet, toute la question est là si l’on se demande ce qu’est l’ironie et quelle est sa fonction, et que l’on entend montrer en quoi, entre l’époque de Musil et la nôtre, elle a pu changer de statut voire de fonction.

Dans ce chapitre, Ulrich se voit en effet distancé par un cheval et le chapitre est en quelque sorte écrit non pas à partir du point de vue d’Ulrich, mais bien du cheval qui, loin devant déjà dans l’avenir radieux qui se profile, jette un œil en arrière et aperçoit un homme qui tente de le suivre sur la voie de la désubjectivation ou de l’adaptation au monde qui vient. En effet, adapter la forme subjective aux exigences que le monde impose révèle en fait l’impuissance de cette subjectivité à s’adapter. Cela permet à Musil de montrer qu’elle est plus un poids et un obstacle qu’une force permettant à l’homme de se transformer.

Mais comment se débarrasser de ce « moi » sans risquer de se voir disparaître dans un néant de reflets lumineux sur la ville ? Il en parle aux pages 76-77. Venons-en, pour conclure ce moment musilien, au chapitre dans lequel ce que l’on pourrait appeler la loi du devenir ironique du monde est dévoilée par Ulrich. Il s’agit du chapitre 35. Ulrich y rencontre un certain M. Fischel, vague ami de sa famille et fondé de pouvoir dans une banque. La future action parallèle en est à ses prémisses et Ulrich, qui en est le secrétaire, attire les convoitises. Léon Fischel se précipite vers lui, heureux d’approcher un homme qui participe à cette œuvre encore secrète mais déjà extraordinaire à laquelle lui-même avait été convié mais n’avait pas tenu bon de répondre, en l’interrogeant sans ménagement sur le sens profond de cette œuvre qui se prépare, le jubilé pour les soixante ans de règne de l’empereur François-Joseph. Comme un pistolet il lui met sous le nez trois questions : ce qu’il entendait en fait, par « vrai patriotisme », « vrai progrès » et « vraie Autriche ». Voici la réponse circonstanciée que lui fait Ulrich page 193 :
"Le PDRI, Le Principe De Raison Insuffisante ! Étant philosophe, vous devez savoir ce que l’on entend pas principe de raison suffisante. Malheureusement pour tout ce qui le concerne directement, l’homme y fait toujours exception ; dans notre vie réelle, je veux dire notre vie personnelle, comme dans notre vie historique et publique ne se produit jamais que ce qui n’a pas de raison valable."
Que nous dit le PDRI ? Que le possible est parfois ou souvent en tout cas en train de devenir par bien des aspects plus réel que le réel. Et que c’est en adoptant d’une manière constante le point de vue du possible que cette opération générale de distanciation ironique qui constitue l’arme la plus puissante de ce roman peut être mise en œuvre.

Mais ce qui importe et qui constitue la dimension propre de l’ironie, c’est l’instauration d’un plan second, parallèle au plan de la réalité qui n’est en fait que le plan de la réalité des croyances et des illusions dans lesquelles se tiennent les humains, le plan du possible, donc, sur lequel il est possible de déployer les lignes de forces qui constituent le monde à venir. Un troisième plan se construit alors, non pas à la croisée des deux car ils restent parallèles, mais entre eux et qui est formé par la boucle de rétroaction du possible sur le réel.

Ce plan dessine les lignes de fractures qui vont traverser la société, tant les forces du possible sont parfois incompatibles avec celle du réel. Ce plan est le monde de l’ironie à proprement parler, car il réfracte l’image du possible dans le réel donnant à voir à la fois ce qui est dénié dans le réel par ceux qui le font et ce qui est probable dans le possible.

Ce qui caractérise l’ironie, ici, c’est cette image multiface qui apparaît au cœur du monde UN, du monde soutenu par une certaine idée de l’un, ou de l’unité, image qui rend impossible la croyance en toutes ces fictions qui permettent au monde de tenir et aux sujets de croire agir sur lui, dans la mesure même où l’ironie est la force intime qui hante le monde et fait de lui précisément un tel réseau de fictions.

JPEGPour le dire avec Peter Sloterdijk, « nous devons à Gotthard Günther la preuve du fait que la métaphysique classique, qui reposait sur le lien entre une ontologie monovalente (Être est, Non-être n’est pas) et une logique bivalente (vrai n’est pas faux, faux n’est pas vrai ; tertium non datur), mène à l’incapacité absolue de décrire de manière adéquate des phénomènes culturels comme les signes, les outils, les œuvres d’art, les machines, les lois, les mœurs, les livres et autres artifices. » (La domestication de l’être, p. 79-80).

On reconnaîtra dans l’enzyme glouton du PDRI, l’une des incarnations possibles de ce tertium non datur qui nous fait tant défaut dans la pensée aujourd’hui encore.

La bonne et la mauvaise nouvelle

Revenons à nos moutons en ce jour de gloire, en ce jour de Pâques. En fait ce qu’il faut dire maintenant n’est pas vraiment drôle. Vous connaissez l’histoire de la bonne et de la mauvaise nouvelle. On demande toujours laquelle on veut connaître en premier. Or, aujourd’hui c’est le jour de la bonne de nouvelle puisque c’est le jour où il est ressuscité. Il ne nous reste plus que la mauvaise à apporter. Alors vous voulez savoir ? Certains ? Pas sûr que cela vous fasse rire, pourtant. Et pourtant, c’est drôle, infiniment drôle, ou en tout cas c’est ironique, terriblement et infiniment ironique, d’une ironie sans fin même, tellement sans fin que l’on finit par se demander si cette ironie ne s’est pas transformée en son contraire, un sérieux insupportablement sérieux, au point d’en devenir mortel.

Si c’est l’ironie qui est devenue mortelle, alors c’est que quelque chose ne tourne pas rond dans le fonctionnement de l’esprit, c’est que quelque chose s’est détraqué dans la mécanique de la pensée.

Il se pourrait aussi que ce soit le dispositif même, disons en une formule sans énigme « la forme de la pensée », qui soit en cause et que les tensions et torsions que nous vivons dans la chair de notre cerveau, soient dues au fait qu’un autre dispositif soit en train d’émerger, de se mettre en place sans que nous soyons capables de dire ce à quoi il ressemble mais tout en sachant en effet qu’il existe ou commence à exister en nous.

Ainsi le vivons-nous, ce nouveau dispositif, à la fois comme ce qui nous est le plus intime et la chose la plus inquiétante qui nous arrive puisqu’elle semble à la fois loger en nous, agir en nous et nous agir, c’est-à-dire ne pas nous appartenir au sens de ne pas relever du contrôle de notre conscience.

Faisons un rapide retour en arrière, au moment où l’ironie est accompagnée de son double fulgurant qu’on nomme le witz, dont la manifestation la plus visible est la fulgurance synthétique.

On doit aux Romantiques allemands d’avoir théorisé le witz et l’ironie d’une manière restée, à ce jour, inégalée. L’important, ici, est de rappeler que ces deux options mentales sont intimement liées non pas comme deux moments d’un processus, mais comme deux faces d’une même pièce de monnaie qui ne porterait cependant pas la même valeur selon le côté que l’on regarde.

JPEGSchlegel dans ses fragments critiques dit que « le witz est bien, à vrai dire, le produit et le domaine de l’arbitraire logique absolu », et Novalis dit, lui, que « là où l’imagination et le jugement entrent en contact, naît le witz. » (Roger Ayrault, La genèse du romantisme allemand, T. III, p.162)

Ce qui importe ici, c’est de noter que le witz se situe exactement au point de contact entre deux forces opposées et qu’il se manifeste lorsque, quoique contraires, ces forces, en certains instants, parviennent à produire une déflagration positive.

L’ironie, elle, est la force qui se manifeste au moment de la formation de la boucle de rétroaction qu’engendre le witz dans la conscience. Roger Ayrault pourra écrire que « l’ironie, qui ne saurait être qu’analytique dans ses moments de « claire conscience », doit être la part d’esprit analytique qui, tout en étant immanente au « witz », lui laisse sa « flamme » et sa « chaleur ». (op. cit., p. 178)

Ce point est à la fois déflagration et mise en relation, éclair et lien pourrait-on dire, mais aussi moment d’une explosion et point de départ d’une boucle de rétroaction. C’est lui qu’il importe de comprendre, si tant est que le mot comprendre soit adéquat, puisque c‘est de la confrontation sur le seul terrain effectif de leur croisement, à savoir le psychisme, que se situe cette rencontre entre forces non ratioïdes et forces ratioïdes.

Dans un court texte de 1913, intitulé Analyse et synthèse, Musil notait ceci : « Les hommes de réflexion sont toujours des analystes. Car toute comparaison est une analyse involontaire. Et l’on comprend un phénomène en reconnaissant sa genèse ou sa composition, ses affinités, ses liens possibles avec d’autres. Naturellement, on peut aussi bien affirmer que toute comparaison est une synthèse, comme tout acte de compréhension. Naturellement : ce sont les deux moitiés d’un même acte. » (Robert Musil, Essais, p. 60)

Ce qui se joue avec le witz et l’ironie, c’est la confrontation de la puissance de la pensée comme acte, avec la puissance de l’esprit comme instance. Ce qui se produit là est une manifestation incontrôlable d’anéantissement accompagné de révélation ou de révélation accompagnée d’anéantissement, d’extase suivie de perte ou de perte accompagnée d’extase.

Roger Ayrault remarquait déjà que Friedrich Schlegel disait de l’ironie qu’elle est « une disposition paradoxale négative et positive toute ensemble, où l’esprit atteint un détachement envers les objets qui lui viennent et qui tendent à absorber en eux sa mobilité originelle, donc aussi un détachement envers lui-même lorsqu’il prend pour objet sa propre activité. Et c’est justement dans cette dernière relation que l’anéantissement provisoire de l’objet a sa signification véritable. » (Roger Ayrault, op. cit., p. 172)

Nous sommes bien là au cœur d’un des deux ou trois mécanismes centraux de la conscience, mécanisme qui est le signe cependant d’une impossibilité intrinsèque, incontournable, le signe de l’existence de quelque chose d’inconciliable entre deux forces, deux plans, deux champs, bref entre les deux mondes qui se partagent notre cerveau ou entre lesquels se partagent nos aspirations et nos espoirs les plus fous.

La conscience n’a jamais été autre chose qu’une tentative forcenée de régler la question des inconciliables que sont imagination et jugement (il y a mille autres façons de le dire), ou de donner à notre aspiration au continu une valeur supérieure à celle du discontinu, qu’elle ne peut cependant abolir au risque de disparaître. Nous avons cru et croyons encore aux vertus de la continuité. Nous faisons face cependant de manière brutale à ce que l’on pourrait appeler un retour du discontinu comme moteur actif au cœur de la pensée.

Nos extases devenues depuis longtemps métaphoriques sont en train de fondre sous les assauts d’expériences involontaires qui les transforment en bonbons sans saveurs lors même que des gestes barbares au goût violent de sang et de cendre ne cessent de se présenter à nos yeux ébahis, ne cessent de nous attirer à eux irrésistiblement.

La promesse et le rire de la mélancolie : ironie du sort, mortelle ironie

Revenons à nous, à aujourd’hui. Il y aurait mille manières d’entrer dans le vif du sujet, mais il y a une seule manière de parler de l’ironie aujourd’hui, puisqu’elle est liée à ce qu’il nous faut appeler avec précaution mais vigueur l’absence de sens du monde. Il faut ajouter aussitôt que c’est là et là seulement que se situe la source secrète et pourtant avouée, avouable et pourtant toujours masquée du rire, et, au-delà des soubresauts du diaphragme, aux attaques suaves, subtiles et ravageuses de l’ironie et du witz, attaques venant de l’esprit et portées inévitablement contre lui.

L’ironie est le révélateur statutaire de toute crise de l’esprit et dans l’esprit si l’on s’accorde un instant à faire de lui une entité quasi palpable. Elle en est l’opérateur et le miroir, la forme pure et la déformation la plus monstrueuse.

C’est bien parce qu’elle est le ressort secret de toute promesse et avec elle de toute forme d’espérance, que l’on peut finalement, à travers elle, synthétiser ainsi le cœur de toute promesse : la coïncidence entre révélation et déclin, entre extase et connaissance, entre perte de soi et aboutissement à soi, entre vision et geste. Toute nouvelle tente de se mesurer à la bonne nouvelle. Puisque nous sommes du côté des romantiques allemands, choisissons comme formulation de la synthèse ironique du dépassement de l’ironie ce qu’évoque Kleist à la fin de ce texte incomparable qu’est Sur le théâtre de marionnettes. Écoutons simplement la fin sans revenir, car cela nous mènerait trop loin sur l’ensemble de cette nouvelle ou de cet essai comme on voudra le nommer.

JPEG« Quand, étonné, je me présentai devant lui, l’ours était dressé sur ses pattes arrière, le dos appuyé à un poteau auquel il était attaché, la patte droite levée, prête à riposter, et il me fixait dans les yeux : c’était sa position de d’escrimeur. Je crus d’abord que je rêvais de me voir confronté à pareil adversaire ; mais non : attaquez ! attaquez ! dit Monsieur de G. Essayez de lui donner une leçon ! Un peu remis de mes émotions, je me ruai sur lui, la rapière à la main ; l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para mon attaque. J’essayai de lui proposer quelques feintes ; l’ours ne bougea pas. Je me précipitai de nouveau sur lui avec un coup où la dextérité et la rapidité auraient pu toucher à coup sûr n’importe quelle poitrine humaine : l’ours fit un très bref mouvement de la patte et para le coup. C’était à moi maintenant d’être presque à la même place que le jeune Monsieur de G. Le sérieux de l’ours fit également son œuvre et perdant tout sang-froid, j’effectuai une série d’attaques et de feintes, j’étais couvert de sueur : rien à faire ! Ce n’est pas seulement que l’ours, comme le meilleur bretteur du monde, parait tous mes coups, mais c’est qu’il ne voulait pas (contrairement à tous les escrimeurs de la terre) entrer dans mes feintes : droit dans les yeux, comme s’il lisait directement dans mon âme, il se tenait devant moi, la patte prête à frapper et lorsque mes attaques étaient feintes, il ne bougeait pas d’un pouce.

Croyez-vous cette histoire ?

Evidemment ! m’écriai-je en approuvant joyeusement ; je la croirais de quiconque, tant elle est vraisemblable, à plus forte raison venant de vous ! 

Eh bien, mon excellent ami, dit Monsieur G., vous êtes désormais en possession de tout ce qui est nécessaire pour me comprendre. Dans le monde organique, nous constatons que plus la réflexion est obscure et faible, plus la grâce qui en surgit est souveraine et rayonnante. Comme l’intersection de deux lignes de part et d’autre d’un même point, après leur traversée dans l’infini, se retrouvent soudain de l’autre côté, ou que l’image d’un miroir concave, après s’être éloignée dans l’infini, revient soudain juste devant nous, il en va de même pour la connaissance qui, après avoir traversé l’infini, retrouve la grâce ; si bien que dans la même structure corporelle, l’homme apparaît le plus pur lorsqu’il n’a aucune conscience ou lorsqu’il a une conscience infinie, c’est-à-dire lorsqu’il est soit pantin, soit dieu.

Par conséquent, dis-je un peu distrait, nous devrions goûter de nouveau à l’arbre de la connaissance pour retomber dans l’état d’innocence ?

C’est tout à fait ça, répondit-il ; tel est bien le dernier chapitre de l’histoire du monde. » (Sur le théâtre de marionnettes, Heinrich von Kleist, traduction de Raymond Prunier)

Qui croit encore à la conciliation de la raison et de l’extase, de la raison et de la révélation, croit encore à la réalisation de la promesse. Et ce qui nous arrive à nous, passagers tardifs du vaisseau terre, c’est ce que nous ne pouvons plus faire. Et c’est bien en cela que tient l’ironie dans sa forme la plus contemporaine, cette impossibilité à prendre le monde au sérieux et l’incapacité où nous sommes d’accéder au comportement réel qu’une telle forme de pensée impliquerait.

Arrimés à la bonne nouvelle nous nous noyons avec elle au moment où elle apparaît pour ce qu’elle est, un complot improbable mais généralisé. L’ironie est cette toile cirée salie dans laquelle on a enveloppé le cadavre de l’espoir avant de le jeter à l’eau.

Or sur cette toile cirée, il n’y a que des traces laissées par la conscience. À l’évidence, il s’agit d’un suicide involontaire, ou pour reprendre une formule devenue célèbre c’est « à l’insu de notre plein gré » que nous espérons faire coïncider la révélation de l’impossibilité de la réalisation de la promesse avec le geste imminent de notre disparition devenue entre temps volontaire.

Mais la route est longue qui mène de la pensée à l’acte. Si longue qu’on peut la dire infinie, aussi infinie que l’est le parcours d’une vie à travers le labyrinthe de la conscience.

Mais nous savons que cette route est finie dans tous les sens du terme, qu’elle n’est pas infinie et qu’elle est terminée que nous l’avons parcourue, que le labyrinthe n’est plus que la répétition indéfinie d’un geste inefficace, celui de notre suicide ajourné, ou si l’on préfère celui de l’ajournement de notre suicide. Drôle n’est-ce pas ?

L’ajournement tient en une formule que Enrique Vila-Matas a su exprimer en mode ironique puisqu’il s’agit d’une de ces synthèses dont on a vu qu’elle est le mode majeur par lequel l’ironie se manifeste à nous, en nous.

JPEGDans son livre Paris ne finit jamais, un livre dont l’ironie constitue en quelque sorte le thème initial, celui-ci écrit donc : « Je disais souvent que je ne supportais pas la vie et que je désirais plus que tout mourir. Au fond un truc pour éviter d’avoir à accepter cette humiliation qu’après la mort de Dieu, tu n’étais plus personne » m’a expliqué plus tard de Montevideo (la ville de Lautréamont), l’ami intelligent, l’ami Raul Escari. » (op. cit. p. 90)

Devenue une tarte à la crème incroyablement indigeste, cette mort de Dieu n’en finit pas de nous clouer sinon à la croix de nos passions vaines, du moins à la croisée des chemins, transformant les voyageurs intersidéraux que nous sommes devenus en poteaux indicateurs. Mais pour quels autres voyageurs ?

Avec ce dieu qui n’en finit pas de mourir, c’est la promesse qui s’étiole et qui, tombant en poussière, nous emporte avec elle dans sa chute silencieuse et belle, belle et douce.

Souriez, vous êtes filmés !

Et avec cet étiolement de la promesse, c’est la possibilité de voir à nouveau coïncider en nous l’extase et la chute qui s’éloigne et commence à s’effacer, d’ailleurs, dans les lointains d’un ciel sans retour.

Mais l’absence de retour ce n’est pas celle que l’on connaît lorsque l’on part droit devant avec en tête l’idée de ne jamais revenir au point de départ. L’absence de retour que nous vivons est celle de ces cosmonautes dont parlait J.G. Ballard dans certaines de ces nouvelles, ces cosmonautes qui sont morts dans des fusées que l’on ne parvenait plus à faire revenir sur terre et qui tournaient en vain autour, en une courbe parfaitement mortelle.

Je vois bien que cela ne vous fait plus rire, mais plus rire du tout. C’est bien le problème. L’ironie est devenue non plus la porte par laquelle la voix de l’autre venait nous chatouiller les oreilles, oreilles bien au chaud sous la casquette de l’un. Non, l’ironie est devenue la voix feutrée d’une désespérance chronique, d’une mélancolie sans appel, d’un esprit vivace mais qui ne peut guère que tourner et retourner contre lui, héontotimorouménos éternel, les banderilles du witz pour mieux accélérer sa fin.

Comme Vila-Matas le dit mieux que je ne pourrais le faire, je vais vous lire pour clore ce propos le chapitre 37 de Paris ne finit jamais, sans ajouter d’autre commentaire.

« L’ironie existait sans doute déjà dans la Grèce antique, on la trouve chez Socrate. Le banquet est, de fait, le premier roman moderne. Cependant au Moyen Âge, elle passait pour dangereuse ou était inconcevable, voire hors de propos, celui qui la pratiquait pouvait se retrouver sur un bûcher. Elle apparaît chez Cervantès, homme de la Renaissance. L’ironie s’est glissée au cœur du roman, dans sa structure même. Depuis lors jusqu’à nos jours. « Si la réalité est un complot, dit Ricardo Piglia, l’ironie est un complot privé, une conspiration contre ce complot. » L’ironie n’est pas un supplément, elle fait partie des mécanismes de la représentation du monde, elle propose un angle d’ombre sur ce monde. L’ironie est par ailleurs, une figure de rhétorique, elle dément le langage. Cependant, je ne veux, pour ma part, nullement démentir ce que je viens de dire à son sujet. Tout ce que j’ai dit sur l’ironie n’a rien d’ironique. Il se trouve simplement qu’en fin de compte, l’art est le seul moyen dont on dispose pour dire certaines vérités. Et rien ne m’apparaît plus vrai qu’ironiser sur notre propre identité, ce que je fais depuis hier, toujours plein d’allant, au cours de cette conférence. » (op. cit., p. 96-97)

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