mercredi 23 septembre 2015

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Une memoire d’éléphants

Capturer le surgissement – VI

, Fabienne Yvert

Au siècle dernier, je suis tombée aux puces sur un (des) album photo d’une famille aisée inconnue, dont j’ai fait une fiction (mon premier livre d’artiste alors que j’étais aux B.-A.) en décollant puis recollant les photos à ma guise, accompagnées de textes et de fioritures à l’encre blanche ; ce travail s’intitule « Même les espions ont le droit d’être triste ».

On les voit devant et dans de grandes propriétés, les hommes chapeautés quittant rarement la veste de leurs costumes, les femmes et les jeunes ou petites filles en robes blanches et longues en dentelles, ou noires cintrées à la taille, ou plus courtes et droites dans le style des années 20, avec différents gants et chapeaux ; le temps passe. A la montagne, toute la famille juchée sur des ânes, à la mer, qui fait penser à Brighton, à Nice, palaces et palmiers.

J’ai mis à la poubelle toutes les photos dont je ne me suis pas servies, sauf 5 qui m’ont arrêtées.

Une, longtemps aimantée sur le devant d’une étagère métallique dans l’atelier, représentait un déjeuner sur l’herbe un peu alangui dans une clairière, comme un Monet avec des vêtements.

Les 4 autres furent enfermées dans une boîte. Irregardables, mais impossible de les bazarder, de faire disparaître cette chose ni de l’utiliser : trop dégueulasse sinon obscène. L’érection du fusil, pan d’une longue histoire coloniale, chasse pêche et traditions. Le salon de Paul Reynaud au musée de la porte Dorée, avec les tabourets en pieds d’éléphants.
— Asseyez-vous donc, ma chère.
Celui-là on l’a mis à genoux sinon à plat. On l’a crevé et sans défense. On l’a trompé et on s’assoit dessus. C’est décoratif, n’est-ce pas ?!

En cherchant autre chose, 30 ans plus tard, j’ai rouvert la boîte de Pandore.
L’éléphant était toujours là, à peine mort, encore chaud, grosse chambre à air crevée, dont on bouge la trompe en courbe élégante pour faire une meilleure photo. La pose du vainqueur, assis sur le haut de la patte avec l’oreille qui gêne un peu et recouvre la jambe en cache poussière.
— Asseyez-vous donc mon cher, avant que je sois transformé en tabouret, 4 pattes, c’est un joli ensemble dans un salon, et on oublie la sueur, les parasites, et la petite trouille qui va avec l’adrénaline. Redressez-vous sous votre casque, pas de laissez aller remettez votre veste, et prenez la pose pour la mémoire. Un souvenir qui vaut bien son pesant de quinine. C’est les enfants qui vont être épatés, et votre femme n’en parlons pas. La bite en trompe, ça vous irait ?

Qu’est-ce qu’on va faire de ça, qui remplit tellement la photo, ce tas gris poussière qui prend si bien la lumière, qui s’est effondré au sol presque bien — un éléphant peut dormir debout mais le fait de se coucher indique qu’il est parfaitement détendu — (lui étaler les pattes arrières, les boys font levier, oh hisse). Les plis aux articulations bien visibles, qui servaient à avancer dans la forêt, jeune masse mobile. Affalé de tout son long comme un lourd édredon quand on dort, définitivement kaputt.
C’est facile à cadrer un éléphant étalé, avec derrière le fût d’arbre dressé en mat de la victoire. C’est ici que ça a eu lieu, lever de drapeau. Personne ne viendra y mettre un bouquet dans les mois qui suivent, comme la famille d’un qui s’est mangé le poteau au sortir du bois. Saint safari priez pour nous, la famille de Babar ne va pas à la messe.

Et après on fait quoi ? Dégommer oui, mais gommer le corps après la photo, gommer le crime dans le récit. C’est la loi de la jungle, aucune brigade criminelle n’en dessinera le contour à la craie. Aucun barbecue où partager en famille un steak d’éléphant, ni congélateur pour le débiter en tronçons, ou fumé, rôti, à cuisiner en ragoût les dimanches d’hiver, comme à Paris lors du siège prussien de 1871, « viande de fantaisie ».
— Avale, on n’en mange pas tous les jours, c’est papa qui l’a tué pour son plaisir. La trompe, c’est le meilleur morceau !
Mieux que la cervelle d’agneau, la cervelle d’éléphant délicatement pochée avec un trait de vinaigre, mais il faut une grosse gamelle. Des vertus à n’en plus finir. Pour faire des rêves de cornac avec l’aigrette bien placée entre deux diamants, débarder sans essence les troncs d’arbres dans les exploitations forestières, mater la fente de Jane accrochée à une liane dans les bras de Tarzan, s’envoler avec Dumbo l’éléphant rose des soirs de biture, Babar et son costard vert qui roule à toute blinde dans la bagnole rouge de Oui-oui pour arriver à l’heure au cirque Barnum ; et les lourds bracelets d’ivoire ciselés qui s’entrechoquent sourdement aux bras des élégantes. On n’est pas des sauvages. -
Des « elephant sashimi » thaïlandais, c’est comme du Viagra, les protéines en rab. Avec ça on peut barrir tranquille. Il s’agit toujours de changer de continent pour aller tirer un coup, et rentrer avec des souvenirs.

En 1915, dans le Nord, le Commandant Von Mehring dirige Avesnes avec fermeté et extravagance : l’aristocrate prussien a fait venir Jenny de Hambourg pour travailler dans les forêts avoisinantes et puis parader. Afin de créer une ambiance plus tropicale, le gouverneur installe dans les dépendances et serres de la Sous-Préfecture des perroquets, un crocodile, un chameau et des singes. Quand on pense aux spahis et autres tirailleurs sénégalais, il y a des exotismes moins meurtriers.
En 1941, le cirque Amar a trouvé refuge à côté de Blois ; « l’éléphant Piccolo va se prêter aimablement aux labours des champs » dit la carte postale, et celui de Pinder dans le Tarn-et-Garonne. Même si ça mange plus que 2 bœufs, ça a autrement de la gueule de poser à côté de sa charrue avec un éléphant. Vivant. Ça marque l’histoire.
En 1931, L’histoire de Babar le petit éléphant est publiée pendant l’exposition coloniale, avec le succès que l’on sait, mis en musique en 1940-45 par Francis Poulenc. Gageons que si les photos de cette famille ont fini aux puces, les petits enfants de la famille ont été élevés avec la vieille chanson des mammouths (dont le plus savant des éléphants a oublié les paroles) :
Patali Dirapata, Cromda Cromda Ripalo, Pata Pata, Ko Ko Ko
Bokoro Dipoulito, Rondi Rondi Pepino, Pata Pata, Ko Ko Ko
Emana Karassoli, Loucra Loucra Ponponto, Pata Pata, Ko Ko Ko.

Et puisque la musique adoucit les mœurs :
https://www.youtube.com/watch?v=zpYtylvulKo