dimanche 30 janvier 2022

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Tori et Néon

Une escapade philosophique et gastronomique au pays de la moderne tradition.

, El Pablo

Tori et Néon au pays du soleil levant.

Tous deux face d’une même pièce, ils se complètent dans un joyeux bordel absurde et assourdissant. Encensé d’effluves et de vibrations sexuelles, de grillades et de parfums des touristes occidentaux de Shinjuku, Kabukicho est une enclave dans le quartier préféré de Néon. Là où rabatteurs, yakuzas et autres prémices illégales se mêlent nonchalamment aux restaurants de spécialités traditionnelles. Néon est excentrique, n’hésite pas à parler fort et à montrer ses tatouages pourtant perçus d’un si mauvais œil par les autochtones. Il emmène Tori dans les bars à hôtesses pour profiter des vacances, de la chaleur de Tokyo et des jeunes femmes, qui pour une modique somme tiennent compagnie à l’image des anciennes geishas. L’air saturé de fumée des odeurs de cigarettes aromatisées au raisin noir et d’alcool bon marché, du vieux shochuu au highball, en passant par la fameuse bière “Kirin”, l’alcoolémie de Tori le pousse à prendre l’air et à se retirer dans un petit parc en bordure du Kabukicho. Caché au beau milieu de cet endroit synesthésique, se trouve ce morceau de nature derrière les buildings imposants qui recrachent leurs exhalaisons de poissons et autres croquettes frites, contrastant magnifiquement avec un havre de paix parfois troublé par les cris d’un éméché en perte d’équilibre.

Building Shinjuku

Tori aime ce parc.

Il l’aime encore plus que Néon apprécie arpenter les grands boulevards, dont les kanjis et écriteaux inondés de lumières lui rappellent son nom. Néon, oxymore vivant, attiré par le flambeau des illuminations, vivant pourtant la nuit, semble à l’aise avec tout le monde mais n’est en réalité rien de plus qu’une façade qui représente à elle seule la totalité des intéractions sociétales japonaises. L’artiste tatoueur aux côtés de son ami d’enfance se sent comme un poisson dans l’eau au milieu des racoleurs nigériens, philippins et de toutes les diasporas manquant de peu ou de loin aux critères ethniques de l’archipel.

Godzilla

Au détour d’un boui-boui de brochettes panées traditionnelles (kushikatsu), Tori, assis et bien gris, baragouine quelques paroles incompréhensibles à Néon qui lui, juste rond, tente tant bien que mal d’entraîner le premier dans un des vingts immeubles alentours pour jouer au pachinko et tenter de rembourser un peu leur escapade estivale. Leur désoeuvrement commence bien… Les clics et les clacs assourdissants des machines poussent un peu plus Tori dans le désarroi d’une psychose latente et colorée tandis que Néon change frénétiquement de poste dans un délire fanatique pour faire marcher sa chance. Une, deux, trois heures puis dix, vingt, trente mille yens sont englouties dans ces faux flippers verticaux rétros, habilement conçus pour avaler l’âme des malchanceux en quête de dopamine instantanée.

Gyozas Shinjuku

Néon, complètement rond, rentre alors dans un monologue interminable.Tori, égal à lui-même, l’écoute avec grande attention.

I Love Kabukicho

“L’éternité, le temps qu’il nous reste, 80 ans, 43 ans, 1000 jours, peut-être demain. Je crois que leur nombre a dépassé le nombre de vivants il n’y a pas si longtemps. Écoute comme cette musique est belle. Nous autres, on aime la mélancolie joyeuse, la fausse dépression, probablement parce qu’on est un peu amoureux des émotions fortes, tout autant qu’on en apprécie l’absence. La colère, la haine tout ça moi, je ne connais pas. Pas non plus l’amour ou la satisfaction, pas sûr en tous cas. Écoute moi cette bossanova qui mêle la nonchalance d’une époque dont tu es nostalgique à une félicité que tu t’es convaincu d’avoir vécu. Mon Dieu, on était les mêmes avant, et on l’est toujours, pareils, depuis quelques centaines d’années, des milliers... Tout le monde comprend ou fait comme si, mais personne n’assimile, pas même moi, pas même toi, pas même les sages ni les bienheureux. Profite donc tant qu’il est temps, quand il ne sera plus temps il ne sera plus temps, rappelle toi que tu vas mourir. Arrête de penser mais penses bien à ce que tu veux, si tu n’y penses pas, tu ne t’en rendras pas compte, et si tu ne t’en rends pas compte, et bien, tu n’auras pas vécu. Où peut-être as-tu encore plus vécu que moi ? Vivre plus d’expérience.Vivre plus longtemps. Vivre plus. Et nos aïeux, nos amis, nos sœurs, où sont-ils partis comme ça ? Zweig, son épouse, Cobain et Mishima, et tous les autres, avaient-ils une raison ? Si singulière, si universelle, si banalement unique. Regarde-la dans les fenêtres de l’âme. Regarde-le dans tes yeux. Écoute-la souffrir, écoute-les rire, chanter ces bêtises d’un autre pays, et goûte moi un peu ça, ces fraises si juteuses, acides et sucrées, sens le zéphyr te caresser, laisse le bruit incessant des vagues t’envelopper tout entier, ferme les yeux, tu te détends. RÉVEILLE-TOI ! Ça n’a pu durer que quelques secondes, c’est comme ça. Tu ne sais pas ce qu’il t’attend. Ce qu’est l’éternité, si tu vas souffrir ou non. Enfin si ça tu le sais, tu essaies juste de ne pas faire chavirer l’embarcation. Allez continuons, dans tous les cas, le pire qui puisse arriver est le pire qui arrivera, de toutes les façons. Mais, vais-je souffrir ? Vais-je voir des gens qui m’aiment ou des jokers aux visages moqueurs, résultat de mes neuro-récepteurs en ébullition comme la flamme de bougie qui une dernière fois brille d’un faisceau solaire avant de céder à l’obscurité ? Pourrais-je discerner les autres de moi-même pour enfin les désigner comme je voudrais qu’ils soient, qu’eux me divinisent à tout jamais et fassent mon deuil at vitam eternam ? La lumière est si lente que nous reculons plus vite que nous découvrons, régressant à l’intérieur de nos cellules encore et encore jusqu’à ce qu’il n’en reste plus qu’une. Et cette cellule régressant à son tour, comme toutes celles des cosmos autour d’elle, arrive finalement à l’infiniment petit.”

Robot Restaurant

A quatre heure du matin, devant l’Hôtel Godzilla, les deux zozos ne savent plus vraiment où ils se trouvent, ni combien de yens ni de cellules grises ils ont pu perdre… Pour se restaurer un peu, un store de boulettes de poulpes en beignet (takoyaki) dans un o’mise appelé gindako (le poulpe d’or) illumine faiblement la devanture du Gracery. Attirés par cette lueur, les deux papillons de nuit flottent non sans trébuchement vers l’échoppe moderne, humant le fumet des algues et de la bonite séchée avec anticipation, et finir enfin leur escapade vacuitaire avec la bouche, le ventre, la tête, les yeux, les oreilles et l’âme bien remplis des délices de Shinjuku Kabukicho.

Ruelle Japon
Sake Nihonshuu
Takoyakis

Frontispice : Pachinko